Claude Piron

"Musée de l'appareil photographique, Vevey"


Allocution de Claude Piron à l'occasion de la parution
du Guide du Musée en Espéranto, 16 novembre 2006


Croissance et progrès


Je ne connais le musée de l'appareil photographique que par le guide de visite que j'ai traduit, mais cela a suffi pour me fasciner. Ce musée est une excellente illustration de ce que représentent des mots comme développement, évolution, croissance, progrès. On part d'une petite boîte rudimentaire, qui demande un temps de pose considérable pour un résultat vraiment médiocre et on en arrive progressivement au matériel hypersophistiqué qui permet la photographie d'aujourd'hui, avec tout l'apport incroyable de la numérisation et de l'électronique.


L'évolution s'est faite suivant différents axes. Par exemple il y a eu l'axe de la démocratisation. Autrefois, seuls les gens riches pouvaient se payer un peintre pour garder le souvenir d'un visage aimé, aujourd'hui même les familles les plus modestes ont des photos de chacun. Au début, il n'y avait que quelques photographes qui transportaient tout leur matériel, aujourd'hui tout le monde fait de la photo et les appareils sont à la portée de toutes les bourses. Il y a eu aussi l'axe de l'élargissement des possibilités. Autrefois, seulement de l'immobile et du noir et blanc. Aujourd'hui la couleur et des instantanés pris à des vitesses inimaginables. Et l'axe de la simplification pour l'usager. Votre appareil, qui peut être un téléphone, se charge lui-même de calculer l'intensité lumineuse, pour laquelle il fallait jadis une cellule photo-électrique.


Cette même notion de croissance, on peut l'appliquer à la société humaine. Il n'y a pas si longtemps, elle en était au stade de l'enfance. Les gens ne remettaient pas en question ce que leur disait l'autorité. Ils obéissaient aux règles. Ils acceptaient les ordres et les idées qu'on leur imposait. Bien sûr, ils étaient nombreux à transgresser, mais comme des enfants, par la bande, en se cachant. Aujourd'hui la société en est à l'âge de l'adolescence. Elle se complaît dans les extrêmes, elle est rebelle, elle est obsédée par le sexe, elle aime scandaliser, elle croit qu'il faut être beau et à la mode pour être aimé et attache une énorme importance au look, à l'apparence.


L'adolescence est une période extrêmement désagréable parce que la croissance ne se fait pas au même rythme pour tout. Combien d'ados n'y a-t-il pas qui, en se regardant dans la glace, constatent avec horreur qu'ils ont un grotesque nez d'adulte dans un mignon visage d'enfant! Comme tous les ados, notre société adolescente se développe à des rythmes différents dans des domaines différents.


Le drame de l'aphasie sociogène


Mais même dans un seul domaine on observe ce décalage des rythmes de croissances. C'est le cas de celui de la communication. On peut aujourd'hui communiquer par l'image d'un bout à l'autre de la planète. Rien de plus simple que d'envoyer vos photos au Japon ou en Nouvelle-Zélande. Là, les progrès ont été formidables.


Mais pour ce qui est de la communication de la pensée on en est encore à l'âge des cavernes. L'humanité souffre d'une maladie dont elle refuse de se guérir, alors qu'elle le pourrait très facilement. Cette maladie, on peut l'appeler l'aphasie sociogène.


L'aphasie, c'est quand vous n'avez pas ou plus le langage. Vous étiez un individu normal, qui dialoguait sans problème, et voilà qu'un vaisseau a éclaté dans votre cerveau, vous avez eu ce qu'on appelle une attaque, et vous vous retrouvez aphasique. Vous savez très bien ce que vous voulez dire mais la bouche refuse d'exprimer cette pensée. Vous dites "beueua beueua..." Vous faites des gestes désespérés pour essayer de vous faire comprendre, et vous remarquez une grande perplexité sur le visage de votre interlocuteur. Vous n'arrivez pas à communiquer.


La grande majorité des habitants de notre planète souffrent d'aphasie dès qu'ils sortent de leur région ou de leur pays. Ils n'ont pas le langage qu'il faudrait. Ils n'arrivent pas à se faire comprendre. Alors, bien sûr les autorités ont essayé partout de traiter cette maladie, mais elles s'y sont mal prises. Elles imposent une gymnastique mentale - elles appellent ça cours de langue - pendant 800 à 2000 heures de scolarité selon le pays. Mais sauf dans des cas tout à fait exceptionnels, cela ne guérit pas de la maladie, cela ne fait qu'améliorer un peu la situation. Et encore! Vous voyez un Japonais dans un magasin de Genève qui dit: "Wera watishi? I wan harusatu karasu suisu watishi." (1) Il est persuadé qu'il parle anglais, mais personne ne le comprend. Or, ce monsieur, comme la plupart de ses compatriotes du même âge du niveau du bac, a 2000 heures de cours d'anglais derrière lui. Mais il se comporte comme un aphasique. Il est obligé de faire des gestes, de répéter ses énoncés dix fois en essayant de changer les termes, la détresse se lit sur son visage. Tout ça après un traitement de 2000 heures.


Un traitement efficace de l'aphasie sociogène:
un gain important pour l'humanité


Le traitement par l'anglais ne guérit pas de l'aphasie. L'espéranto oui. La durée varie selon les personnes, selon la langue maternelle, selon la méthode, mais entre 80 et 250 heures suffisent en général. Pourquoi? Parce que le traitement est bien ciblé.


Pour raconter une histoire au passé en anglais ou en allemand, vous devez vous mettre dans le crâne toute une série de formes irrégulières. Vous ne pouvez pas dire er kommte, er trinkte, er hat gesingt, he comed, he drinked, he singed mais er kam, er trank, er hat gesungen, he came, he drank, he sung. En espéranto, vous savez que vous mettez la terminaison -is. Elle s'apprend en une seconde et vous ne l'oubliez jamais parce qu'elle s'applique à tous les verbes à toutes les personnes: li venis, li trinkis, li kantis.


L'espéranto existe depuis bientôt 120 ans. Il y a des gens qui le parlent dans plus de 120 pays. Tous ceux qui l'ont appris savent que cela marche très bien, qu'il assure une communication directe, d'âme à âme, de cœur à cœur comme aucune autre langue étrangère. Or, s'il est excellent sur le plan personnel et sentimental, il l'est aussi sur le plan technique, juridique ou scientifique. Ce serait très facile de guérir le monde de l'aphasie sociogène. Il suffirait que les États, ou aux moins les élites, encouragent la population à se mettre à l'espéranto.


Personnellement, je suis persuadé que cela se fera un jour. Ce sera pour l'humanité un gain aussi important que le remplacement des chiffres romains par les chiffres arabes ou des anciens systèmes de poids et mesure par le système métrique. Mais l'humanité résiste toujours à son bien. Elle est foncièrement sceptique et masochiste. Il a fallu trois siècles pour que le zéro soit adopté et qu'on renonce à l'incroyable complication de faire des opérations arithmétiques avec les chiffres romains, qui ne connaissent pas le zéro. Et sans le zéro notre civilisation n'existerait pas, puisque il est indispensable pour tout travail scientifique, toute numérisation, tout calcul électronique. Trois siècles! En remplaçant la communication mondiale compliquée par une communication aisée, agréable, démocratique, gratuite, l'espéranto augmentera énormément la qualité de la vie et remédiera à bien des injustices, dont le public n'est pas conscient, mais dont les victimes sont en fait nombreuses. Ce sera donc un bien. En décidant de produire ce guide en espéranto, le Musée de l'appareil photographique a apporté sa pierre à l'édification de ce monde meilleur.


L'espéranto et moi


Ma vie a été déterminée par une décision tout à fait comparable à celle prise par la direction du Musée quand elle a décidé de produire ce guide en espéranto. En effet, ma vie a été façonnée par l'espéranto. L'espéranto a eu pour effet de me donner le goût des langues au point que je suis devenu traducteur professionnel, et quand j'en ai eu marre de la traduction et repris des études pour changer d'orientation et suis devenu psychologue, c'est parce que je voulais absolument comprendre le masochisme de cette société qui dépense des milliards chaque année pour tenter de surmonter la barrière des langues, ne fût-ce qu'en organisant l'enseignement de l'anglais à des millions de jeunes de par le monde pour un résultat très médiocre, alors qu'elle a sous la main un moyen extraordinaire de résoudre le problème.


Donc l'espéranto est à l'origine de mes deux professions et de l'incroyable enrichissement culturel et psychologique que je leur dois. Et ce qui a été à l'origine de ma découverte de l'espéranto, c'était un papier dans une boîte de film, quand j'avais 8 ou 9 ans. Ce papier comprenait deux paragraphes, dont le premier s'intitulait "Garantie" et le deuxième quelque chose comme "Développement gratuit". Ces textes étaient dans une douzaine de langues dont l'espéranto. Ce nom étrange, qui n'était le nom d'aucun peuple, d'aucun pays, a éveillé ma curiosité. J'ai regardé de près le texte dans cette langue. Puis je suis allé voir ce qu'en disait le Larousse. Cela m'a fasciné. Il a fallu que je patiente pendant trois ou quatre années pour trouver enfin le moyen de l'apprendre la langue, mais j'ai pu le faire et je l'ai trouvée géniale. Toute ma vie a été déterminée par ce bout de papier.


J'espère que la version espéranto du guide du musée aura le même effet sur une personne ou une autre, même s'il n'y a jamais qu'un visiteur sur 10.000 qui demande à la voir. Le drame de la communication entre les peuples, c'est ce qu'on peut appeler l'illusion d'information. Nous vivons dans une société où tous les jours les gens lisent les journaux, regardent la télé, écoutent la radio. Du coup, ils s'imaginent être informés. C'est une énorme illusion, dont les conséquences sont très graves. Parce que les médias n'informent pas de ce qui se passe, mais seulement de ce qui est nouveau, et les processus historiques importants sont généralement lents et peu visibles. Depuis son apparition sur la scène mondiale à Varsovie en 1887, l'espéranto n'a jamais cessé de se propager, avec des hauts et des bas suivant les aléas de la vie politique et économique, mais la tendance est demeurée constante. Il gagne constamment de nouveaux territoires et de nouveaux milieux sociaux. Il n'a pénétré au Burundi et au Nicaragua qu'il y a une dizaine d'années, et il ne se propage dans le centre des États-Unis que depuis 20 ans environ. Mais toujours il progresse, et Internet lui rend d'énormes services à ce point de vue.


L'illusion d'information


Mais ça, le grand public ne le sait pas. Deux ou trois fois par mois je rencontre une personne qui me dit: "Ah, l'espéranto, ça existe encore? On parlait de ça quand j'étais petit". La personne qui me dit ça a 35 ans, ou 50 ou 70, mais c'est toujours la même phrase. Comment cela s'explique-t-il? Tout simplement parce qu'une langue qui se propage tout doucement, ce n'est pas de l'information. Un arbre qui pousse à son rythme naturel, ce n'est pas une nouvelle, ce n'est pas sensationnel. Pourquoi on en parlerait? Alors les médias n'en parlent pas. Ou plus exactement ils en parlent par à-coup. Pour une raison ou une autre une agence diffuse un jour une information sur l'espéranto, et pendant deux semaines les médias remarquent que ça existe et que cela peut avoir un certain intérêt, ne fût-ce que comme occasion de se moquer des farfelus qui y croient. Après ces deux semaines où il y aura eu quelques articles sur l'espéranto, et peut-être quelques émissions à la radio, l'intérêt des médias retombent et ils n'en parlent plus pendant 20 ans, alors que l'espéranto, lui, continue tranquillement son petit bonhomme de chemin. Comme les gens ont dans la tête une équation complètement fausse du genre "on en parle = ça existe; on n'en parle pas = ça n'existe pas", le gros du public ne sait pas que l'espéranto se porte bien, en fait de mieux en mieux dans le monde. Même quand le Prof. François Grin, professeur d'économie à l'Université de Genève, dit dans un rapport officiel que si l'Europe adoptait l'espéranto elle économiserait 25 milliards d'euros par année (CHF 37 milliards), les médias ne le remarquent pas et personne ne pense à signaler ce fait intéressant aux contribuables.


D'où l'importance de ce document que je tiens dans la main. C'est une preuve d'existence. C'est un clin d'oeil à la curiosité potentielle, comme l'a été le papier de la firme Gevaert qui a changé ma vie. C'est pourquoi je remercie très vivement le Musée d'avoir pris cette initiative. Et je vous remercie tous de votre attention.


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1. Il croit dire "Where are the watches? I want a first class Swiss watch" "Où sont les montres? Je voudrais une montre suisse de première catégorie".