Claude Piron

Accros au bruit


Les jeunes et l'angoisse existentielle


Je passe, donc je suis


La route est à 150 m de mon immeuble. Pourtant, de ma fenêtre du troisième étage j'entends le boum-boum-boum des basses d'une musique moderne: une voiture passe. Me rendant à la gare, je croise un quad qui fait un bruit d'enfer. Vient ensuite un vélo-moteur, mal entretenu ou trafiqué, car les décibels qu'il émet dépassent certainement le seuil prescrit par la loi. Je monte dans le train. Le jeune qui me suit, à peine installé, se met des écouteurs dans les oreilles; il marque le rythme avec un pied et avec la main sur la cuisse. Derrière moi, une personne raconte à son portable ses rendez-vous avec Kevin et Lucas, avec force détails qui perturbent la lecture à laquelle j'essaie de m'adonner. Arrivé à Genève, dans le bus, j'ai droit à une recette de cuisine en espagnol, aussi donnée à un portable. Dans le grand magasin où je pénètre, une musique douce tente de me consoler de toutes ces invasions sonores, mais je ne peux m'empêcher de la remarquer, parce que quelque chose en moi répète: "Si tout était silencieux, comme ce serait reposant!" Et tout à coup un haut-parleur pour durs d'oreilles m'annonce une vente spéciale d'une voix agressive. Mes nerfs en ont assez. Ils clament: "Silence! J'ai besoin de penser!" Vous vous rendez compte? Même mes propres nerfs se mettent à hurler! Où allons-nous, si on ne peut plus compter sur son système nerveux?


Et tout à coup me revient à l'esprit cette soirée au collège où une filleule de 16 ans m'avait invité parce qu'elle y jouait dans une pièce. Il y avait au programme des intermèdes appelés "musique" où les percussions se situaient bien au-delà des 85 décibels officiellement qualifiés de maximum admissible. Ma femme et moi en avons physiquement souffert. Même en nous bouchant les oreilles, nous n'échappions pas à la torture. Et pourtant la salle était pleine de jeunes aux oreilles grandes ouvertes. Seuls quelques adultes tentaient comme nous de se protéger les tympans.


À côté de chez moi, on construit un immeuble. À certains moments, cela fait un bruit désagréable. Mais je n'ai aucune peine à l'accepter. La technique moderne produit inévitablement son lot de vibrations perturbantes, de grincements hyper-aigus, de crissements énervants. Pourquoi les accepté-je? Sans doute parce qu'ils ne sont pas voulus pour eux-mêmes. Je suppose qu'ils importunent plus que moi, même s'ils y sont habitués, les ouvriers qui les produisent. Le croassement des corneilles ou les coassements des crapauds ne me dérangent pas davantage. Je préfère le chant du merle, ou le bruissement du vent dans les branches, mais je n'en veux pas à ces animaux comme j'en veux spontanément aux fauteurs des bruits dont j'ai parlé au début. Est-ce que, devenu vieux, j'ai un préjugé contre la jeunesse, peut-être parce que, sans me l'avouer, je l'envie?


Il est dans la nature de la jeunesse de vouloir s'affirmer. Et le bruit est une affirmation de soi. Pourquoi le premier geste de tant de motards, dès qu'ils ont acheté leur engin, est-il d'enlever le silencieux? Pour que personne ne puisse ignorer leur passage. Pour crier à toute la collectivité: "Me voici. Je passe".


Je passe, donc je suis. Y aurait-il un rapport entre le bruit et le besoin d'être?


Chiffres inquiétants


Gardons-nous de mettre tout le monde dans le même sac. Il y a des jeunes qui, après le bruit de la journée, lisent en silence ou avec une musique classique en bruit de fond. D'autres pétaradent dans la rue au guidon de leur vélo-moteur, écoutent du rap par leurs oreillettes dans les transports publics, mettent un moment, dans leur chambre, une musique tonitruante, puis arrêtent tout, savourent le silence, se mettent à méditer, cherchent la paix de leur espace intérieur, la trouvent et en jouissent. Ce sont les sages, ceux qui ont compris que la vie saine est faite d'alternances: activité-repos, contraction-dilatation (cœur, poumons), tension-relaxation, veille-sommeil, réflexion-rêve, tout comme jour-nuit, été-hiver ou, dans la marche, pied gauche-pied droit. Bruit-silence. Quelle proportion ces jeunes sages représentent-ils?


Si nous ne le savons pas avec précision, du moins certaines recherches donnent-elles à penser que la proportion d'accros au bruit est considérable. D'après une enquête IPSOS/JNA/AG2R, 77% des 15-19 ans utilisent fréquemment un baladeur ou un objet équivalent, et 74% des 20-24 ans fréquentent couramment les discothèques (un concert en discothèque émet une moyenne de 110 dB, alors que le seuil de danger pour l'audition se situe autour de 85dB). Elle nous apprend en outre que 35% des 15-19 ans ont au moins un indice fréquent de trouble d'audition dans la vie quotidienne et que 23% des 15-19 ans et 27% des 20-24 ans déclarent avoir une difficulté à suivre une conversation normale. La tendance se confirme tous azimuths. L'armée norvégienne a enregistré une perte auditive supérieure à 20 dB chez 30% des hommes de moins de 18 ans. Le chiffre correspondant est de 20% pour les élèves des classes terminales des lycées français. Et 46% des motards ont des troubles auditifs.


Dans un "Forum Santé" sur Internet, consacré à l'écoute de la musique par oreillettes, une intervenante dit: "J'ai besoin de musique". Un garçon développe la même idée: "Personnellement, je suis un accro à la musique... c'est comme une drogue... si je n'ai pas ma dose journalière de musique, je ne suis pas au mieux de ma forme et je suis morose..." D'autres messages sur d'autres forums vont dans le même sens. Une bonne partie de la jeune génération, semble-t-il, ne peut pas se passer de musique, et le mot "musique" désigne ici tout autre chose que la chansonnette ou le grégorien. Or, si le bruit de la rue, du train ou du métro risque de trop couvrir le son, on augmente le volume, par réflexe, et dépasse ainsi les 85 dB qui représentent le seuil à partir duquel on nuit à son corps, à terme (les pertes d'audition ne se présentent souvent que dix ans après l'exposition répétée à un bruit excessif). Le danger pour l'ouïe est d'autant plus grave que la musique est livrée directement au niveau du tympan, ce qui endommage les cellules ciliaires de l'oreille.


Par ailleurs, l'audition n'est pas la seule à être atteinte. Les études statistiques citées par l'OMS révèlent qu'une exposition excessive au bruit augmente la fatigue, le risque d'hypertension artérielle, les troubles digestifs, la nervosité, le stress et perturbe le sommeil. On trouve là l'amorce de cercles vicieux: la musique augmente le stress, mais comme on est stressé, on a besoin de réconfort et on le cherche dans un type de musique ... qui va augmenter le stress. Ce qui est inquiétant, et qui ressort des forums qu'on trouve sur Internet, c'est que les jeunes sont au courant de ces dangers. Mais la conscience du risque n'est pas assez puissante pour motiver l'intéressé à adopter un comportement plus sain. Beaucoup font comme si les effets nocifs n'existaient pas ou n'avaient aucune importance. Cette indifférence à son propre bien rappelle l'attitude des toxicomanes. À quoi tient-elle?


"À mon avis il y a un côté rassurant, le fait de se sentir un peu chez soi parce qu'on entend sa musique...", dit un jeune du Forum Santé. Chez soi? Est-ce à dire que dès qu'on sort, on est comme à l'étranger, parmi les sauvages, en danger? Le besoin de se rassurer sous-entend l'existence d'une peur. Peur de quoi?


Du contact avec autrui, peut-être. Regardez, dans les transports publics, les yeux de ceux qui ont des écouteurs dans les oreilles et dont tout le corps marque le rythme de la musique écoutée. Ces yeux sont dans le vague. Ils évitent le contact. La musique portative serait-elle un moyen de se couper des autres? Un moyen génial, puisque, tout en évitant le risque de la rencontre de l'autre, on évite l'angoisse de la solitude: on a la compagnie du groupe et de la musique qu'il produit.


Affronter le monstre intérieur


Mais la peur du silence est aussi en partie la peur de laisser remonter à la surface un bouillonnement d'idées, de sentiments, de souvenirs que l'on pressent vivants dans nos tréfonds et dont nous craignons qu'il contienne des monstres plus puissants que nous. La musique à haut volume et à rythme rapide joue le rôle que jouait le brouillage des émissions de la BBC par les Allemands pendant la guerre, des programmes de Radio Liberté par les Soviétiques. Le bruit empêche d'entendre le vrai message, le signal réel, émis par... Qui?


Ce signal est terrible parce que, contrairement à la propagande des brouilleurs, il parle du réel, de la vérité. De notre faiblesse. La partie de nous qui dit "je" - notre Moi, en jargon psy - se sent très petit, très faible, tant par rapport à tous ces autres qui nous entourent et à l'immense univers dans lequel notre naissance nous a plongés que par rapport à la totalité de l'entité que délimite notre peau, où s'agitent bien des forces que nous ne connaissons pas. Là, le Moi est comme le torero face au taureau dans une corrida. Le taureau est lourd, fort, puissant, et son adversaire un petit bonhomme, mincelet, minuscule par rapport à la bête, d'une fragilité évidente qui, par comparaison avec l'énorme masse qu'il affronte, paraît ridicule. Certes, il a la souplesse, l'intelligence, la grâce, l'adresse, et c'est lui qui gagne. Seulement, avant de gagner, il doit faire face. Nous n'avons pas envie de faire face. C'est humain. Nous sommes comme l'enfant de trois-quatre ans qui n'arrive pas à s'endormir parce que, croit-il, il y a un crocodile sous son lit. Pour s'assurer qu'il n'y a pas de crocodile, il faudrait qu'il abandonne la chaleur rassurante des couvertures pour sortir du lit et regarder ce qu'il y a là-dessous. Mais s'il fait cela, il risque de se trouver nez à nez avec le crocodile ou avec quelque autre monstre qu'il ne s'est même pas permis d'imaginer.


L'angoisse du néant


Le brouillage par le bruit qui empêche de penser annule le risque d'entendre les questions fondamentales, qui sont aussi angoissantes qu'un crocodile sous le lit: qui suis-je? que suis-je? qu'est-ce que je fais sur cette planète? Qu'on le veuille ou non, ces questions sont là, béantes, au fond de notre être, et elles ne comportent pas de réponse donnant la certitude absolue dont nous aurions besoin pour être libérés du sentiment de précarité.


La rapidité des rythmes a la même fonction que l'intensité du volume. Pour aller au fond de soi, et donc au fond du réel, il faut accepter une certaine lenteur. Un rythme rapide est comme un sautillement qui empêche d'être suffisamment concentré pour faire le tour d'une question, si une idée nous est venue qui mérite réflexion, ou pour sentir ce qu'il serait bon de sentir, s'il s'agit de la découverte de qui on est.


Il y a quelque part en nous une angoisse terrible du néant, qui est comme un gouffre. Un trou noir que nous ressen-tons comme pouvant nous attirer et nous engloutir. La peur de la perte, du vieillissement, de la mort sont des aspects de cette peur du néant, qui vient sans doute de l'époque où notre intellect n'était pas assez développé pour penser autrement qu'en deux termes extrêmes, symétriques et mutuellement exclusifs. Tout, rien. Au début, le bébé se croit tout. Un dieu. Puis arrive une décep-tion. Il a mal, il a faim, quelque chose le démange ou il n'arrive pas à attraper ce qu'il veut, et il vit l'impuissance. Alors il crie. Il était un dieu tout-puissant, et le voilà sans ressource. D'habitude il était servi par des dieux tout-puissants, les adultes. Mais cette fois l'adulte le regarde d'un air désemparé, ne compre-nant pas pourquoi il pleure. Alors il hurle plus fort encore. Il hurle sa détresse, sa rage, la trahison dont il se sent victime. Son monde s'effondre. Il croyait être tout, il se sent, brusquement, rien.


Tous, nous avons vécu cela et avons été marqués par cette expérience, fatalement renouvelée un certain nombre de fois. Ceux chez qui elle n'a guère laissé de traces sont ceux qui ont eu la chance de grandir dans une famille où le climat de sécurité, d'amour et de respect mutuel a exercé assez longtemps une influence positive capable pour éliminer petit à petit l'angoisse initiale, comme le mouvement des vagues efface à la longue les taches de pétrole qu'une catastrophe polluante a laissées sur une falaise. La majorité de nos contemporains, hélas, n'a pas eu cette chance. Et même chez ceux qui l'ont eue, la puberté, avec ses bouleversements physiques et relationnels, ranime la précarité infantile, ce qui explique que les adolescents ont, plus que les autres, le besoin de se rassurer par le bruit.


Le sentiment d'impuissance, et donc de précarité, qui gît au fond de notre être est un gouffre noir aussi angoissant que le néant. Grandissant, devenus adultes, nous faisons tout pour ne pas le percevoir. Nous appliquons toutes sortes de tactiques pour nous rassurer, pour pouvoir nous dire: "j'existe, on me reconnaît, on m'aime, je compte." Chez certains, cela prend la forme du véhicule bruyant ("je passe, donc je suis"). Mais la gamme de moyens possibles est infinie, on peut chercher à recouvrir ce trou béant par de l'argent, de l'alcool, des titres, du pouvoir, du sexe, des jeux video, une belle bagnole, de beaux muscles, une silhouette de mannequin, ou la grandeur de se sentir victime incomprise. Ou encore par le brouillage d'une musique très rythmée à un volume assourdissant.


Il est regrettable que la peur de voir en face la réalité de l'être amène tant de gens à préférer des distractions, comme les musiques bruyantes, à l'attraction de la voix intérieure, la voix qui parle au-delà du silence. Celle-ci appelle, avec une patience infinie. Elle ne se révèle que progressivement, car elle ne veut pas brusquer: il est dans son essence de respecter. Elle est entourée, dans ces profondeurs, d'une couche très épaisse de calme qui régénère celui qui sait s'y rendre. Mais pour y accéder, il faut accorder de la valeur à un certain nombre d'éléments qui n'ont pas la cote dans les modes actuelles: silence, lenteur, inactivité, solitude, image de fragilité, profondeur, contemplation, intériorité, patience, humilité, attitude de dignité, être...


Les jeunes sont malheureusement très vulnérables par rapport aux modes, qui rassurent parce qu'elles permettent de se dire qu'on n'est pas seul à penser comme ci ou à agir comme cela. Les personnalités fortes, indépendantes, qui savent assumer leur différence, comprennent, elles, que les modes n'ont rien à voir avec leur intérêt profond. Elles acceptent de ne pas être toujours en train d'agir. Elles savent que leurs responsabilités ont les mêmes limites que leurs forces. Elles assument leur solitude foncière - dans les moments de souffrance, par exemple - faisant confiance aux traditions qui disent qu'elle n'est qu'un passage, obligé, mais transitoire, vers la compagnie d'une présence rayonnante de solidarité et d'amitié. Elles savent qu'il y a un plaisir à faire les choses lentement et que, comme toute faculté, la patience se développe par l'exercice. Elles acceptent l'ignorance et la précarité. Elles nourrissent leur sentiment de dignité. Elles constatent qu' "entrer dans le silence", comme disait une de mes patientes, c'est entrer dans la paix. Et elles découvrent que ce chemin-là mène à une force inouïe, très supérieure aux misérables forces des plus fortiches des héros du jour, une force qui est en elles, qui se met à leur disposition, mais qui n'est pas elles. Et qu'on ne découvre qu'en acceptant de passer par le silence.


(Choisir, juillet-août 2007)