Claude Piron

Charles Baudouin: synthèse ou syncrétisme


Faut-il coordonner les diverses théories?
Les différenciations de la tendance au plus-être
La difficulté de coordonner les axes
La structuration de la personnalité selon Baudouin
La théorie des instances et le conflit psychique
Les instances: zones libres de conflits?
Autres synthèses isomorphes
Conclusion
Bibliographie


On dit facilement de Charles Baudouin que son système est fait de bric et de broc, qu'il a pris un peu de Freud, un peu de Jung, un peu d'Adler, et que cela ne tient pas debout parce qu'il n'y a aucun sens à mettre ensemble des éléments aussi disparates. En un mot, ce serait du syncrétisme.


Pour quelques-uns d'entre nous, il ne s'agit pas de syncrétisme mais de synthèse. Comment nous départager?


Notons tout d'abord que le caractère disparate des éléments ne suffit pas pour éliminer l'idée d'une synthèse réussie. Le corps humain en offre un bon exemple: quoi de plus disparate qu'un œil et un intestin grêle, un neurone de votre cerveau et un os de la boîte crânienne? Il y a dans notre corps du dur et du mou, du liquide et du solide, mais ce n'est pas du syncrétisme. C'est une synthèse parce que chaque élément est à sa place et s'intègre dans une unité cohérente qui lui est supérieure. Rien ne permet de penser que le psychisme soit plus homogène, et s'il en est ainsi, une vision réaliste du psychisme devra nécessairement intégrer des éléments d'une très grande disparité.


Quels critères pourrait-on adopter pour déterminer s'il s'agit d'une synthèse ou d'un syncrétisme? Le principal est incontestablement le critère de cohérence interne, mais il y en a d'autres: par exemple, il faut voir si la théorie examinée constitue un système conceptuel efficace, c'est-à-dire un outil qui permet de mieux saisir le réel, et s'il existe une explication à la cohérence, un niveau supérieur aux éléments disparates intégrés et qui explique pourquoi ils sont ce qu'ils sont et pourquoi ils se situent à telle ou telle place. Si nous constatons en outre que la doctrine étudiée est conforme à des descriptions du réel faites indépendamment et que des synthèses structurées de façon analogue ont été faites par ailleurs, la question se posera de savoir s'il ne s'agit pas tout simplement d'une découverte, et non d'une construction théorique.


Faut-il coordonner les diverses théories?


Avant de voir si nos critères se vérifient, il faut peut-être poser la question: pourquoi vouloir mettre ensemble des théories différentes? Deux types d'arguments militent en faveur d'une telle mise en ordre.


D'une part, c'est une question de rigueur intellectuelle. Nous nous trouvons ici devant quatre possibilités:


- les diverses théories sont de simples constructions de l'esprit sans aucune correspondance avec le réel;
- l'une des théories en présence décrit la réalité de façon correcte et les autres pas;
- les diverses théories décrivent chacune une partie de la réalité, cette partie qu'elle a explorée, d'autres secteurs du réel lui ayant échappé;
- toutes les théories décrivent une même réalité en des langages différents.


Dans le premier cas, la question "synthèse ou syncrétisme?" ne se pose pas. Baudouin est un praticien, un clinicien: une théorie qui est une pure spéculation sans attache dans le monde réel ne l'intéresse pas. Dans le deuxième cas, si une des théories en présence et une seule s'accorde avec les faits connus, il faut le vérifier et éliminer les autres, dès lors déclarées fausses. Baudouin a procédé à cette vérification en expérimentant ce que l'on vivait dans les différentes écoles, notamment dans la position de patient, et en se posant constamment la question de savoir laquelle des hypothèses concurrentes se vérifiait dans tel ou tel cas concret. Sa conclusion - et je pense que tout chercheur honnête sera acculé à conclure de même - est que rien n'autorise à dire qu'une théorie contient toute la vérité et que les autres n'ont aucune valeur. Mais si tel est le cas, on ne peut, sous peine de renoncer à la rigueur intellectuelle, estimer qu'une seule théorie mérite d'être prise en considération. Le psychisme est une totalité. Si nos auteurs en ont découvert chacun un tiers, on est forcé d'étudier les trois tiers et de voir comment ils s'articulent pour avoir une idée adéquate du réel.


En réalité, si l'on prend la peine d'étudier les faits avérés d'une part, les différentes théories d'autre part, on est amené à conclure que chaque théorie comporte une part de recoupement avec les autres, c'est-à-dire l'expression d'une même réalité en un langage différent, une part de fantasme ou de construction purement théorique et une part de description d'un réel spécifique totalement négligé ou ignoré par les autres théories. Dans ces conditions, refuser de coordonner les diverses doctrines revient à fuir la connaissance réaliste du domaine que l'on prétend étudier.


À l'exigence de rigueur intellectuelle s'ajoute une exigence d'éthique quand on passe de la théorie à la pratique. Face à un être souffrant, si nous ignorons les diverses théories et la manière dont elles s'articulent en décrivant chacune une partie de la réalité psychologique, avons-nous le droit de négliger le risque que la clé du problème qui nous est soumis se situe justement dans la partie du psychisme qu'a négligée l'école qui a notre faveur? Baudouin ne croit pas avoir ce droit. Pour lui, connaître les diverses théories et les situer les unes par rapport aux autres est en dernière analyse une question de déontologie, de respect pour la personne qui souffre.


Le matériel que l'on obtient lorsqu'on invite une personne à se laisser aller à ses associations libres est incroyablement divers. Il y a de tout: des souvenirs, des réflexions, des sentiments, des jugements, des bouts de film, des fantasmes, des hypothèses, bref, il s'agit de productions parfaitement hétéroclites. Or, on ne peut structurer un fouillis qu'en y projetant son propre psychisme inconscient. Autrement dit, face aux associations libres, nous nous trouvons comme le sujet devant un test de Rorschach. Si Freud interprète ce matériel en termes de sexualité, c'est dans ses propres complexes que se situe la clé "sexe" avec laquelle il croit pouvoir déchiffrer les hiéroglyphes produits par le patient, et si Adler interprète un matériel semblable en termes d'infériorité-supériorité, c'est en projetant lui aussi sa propre problématique inconsciente.


Baudouin a fait observer un jour qu'il était curieux qu'en allemand le nom de Freud signifie "joie", celui d'Adler "aigle" et celui de Jung "jeune" alors que ces trois auteurs se sont respectivement intéressés au plaisir, à la volonté de puissance et aux prises de position métaphysiques qu'impose la deuxième moitié de la vie. Personnellement, j'avais pris cette remarque pour une boutade jusqu'au jour où une personne venue me consulter, un étudiant originaire de l'Italie du sud, m'a dit: "La personne qui m'a convaincu de faire une analyse m'a donné deux adresses, la vôtre et celle d'une certaine Mme Kiss. J'ai hésité parce que Mme Kiss a son cabinet plus près de chez moi, mais kiss, ça veut dire "baiser", n'est-ce pas?, et le baiser, ça me fait peur, alors que piron, dans le dialecte de mon enfance, ça veut dire "fourchette", et je suis un gourmet.


Si l'on croit à la réalité d'un inconscient capable de faire tout ce que Freud lui prête dans Psychopathologie de la vie quotidienne, il n'est pas déraisonnable de penser que les analystes dont le nom signifie quelque chose voient par là-même une sélection s'opérer dans leur clientèle potentielle. Il n'est pas déraisonnable de penser qu'une personne qui sent confusément qu'elle souffre d'inhibition au niveau du plaisir s'adressera à M. Joie (Freud) plutôt qu'à M. Aigle (Adler), mais qu'une personne qui voudrait dominer le monde pour compenser des sentiments d'infériorité ira consulter M. Aigle (Adler) plutôt que M. Joie (Freud), M. Jeune (Jung) attirant plus spécialement les personnes qui se posent des problèmes sur le sens de la vie et de la mort et qui, ayant dépassé la quarantaine, sont à la recherche d'une jeunesse perdue. Si tel était le cas, les clientèles sur lesquelles ont travaillé ces auteurs représenteraient ce qu'on appelle en statistique des échantillons biaisés et leurs théories s'en ressentiraient.


Bien sûr, il peut s'agir de toutes sortes d'autres facteurs, comme par exemple de l'identification d'une personne à son propre nom, mais quoi qu'il en soit de ce problème, un fait demeure: il est impossible d'attribuer un sens quelconque aux associations libres d'un patient sans structurer ce matériel en fonction de sa propre personnalité. Dans ces conditions, adhérer à une théorie en négligeant les autres, c'est se soumettre à une contagion mentale en se donnant un maître, c'est renoncer à l'esprit critique et à l'attitude d'autonomie qui sont à la fois la caractéristique de l'intellect adulte, de la démarche scientifique et du sens des responsabilités.


Les différenciations de la tendance au plus-être


Mais poursuivons notre réflexion sur la position respective des grandes théories de l'inconscient. Baudouin aimait à parler de la tendance au plus-être. Il y a, disait-il, chez chaque être humain, une tendance à être plus, à devenir davantage. Et effectivement, il est frappant qu'il soit impossible d'empêcher la croissance d'un enfant. La seule façon d'empêcher un enfant de croître, c'est de le tuer. Du moment qu'il vit, il grandit. On peut déformer la croissance, on peut l'orienter, mais on ne peut l'empêcher. La première tendance que manifeste donc l'être humain, au moment déjà où il consiste en une seule cellule, est une tendance à être plus, à croître, tout d'abord quantitativement, mais très vite qualitativement: les cellules qui se multipliaient ne tardent pas à se différencier en trois types, les trois feuillets embryonnaires. On voit ainsi apparaître l'endoderme, qui donnera naissance au système digestif, le mésoderme, qui produira les muscles, les os, le sang, et l'ectoderme qui deviendra la peau, les organes des sens et le système nerveux.


On peut se demander si à chacune de ces différenciations de la croissance ne correspond pas une tendance fondamentale de l'être. C'est un fait que si l'on observe les bébés, on s'aperçoit que dans les moments où ils ne sont pas purement passifs, il ne présentent que trois types d'activité: ils tètent, ils remuent telle ou telle partie de leur corps, ou ils s'exercent au contact avec le monde des gens et des choses. Et Piaget ne nous faisait-il pas observer naguère que de tous les réflexes du nouveau-né, trois seulement donnaient naissance, par différenciations successives, à toutes les conduites de l'enfant et de l'adulte: le réflexe de succion, le réflexe de préhension et le réflexe oculocéphalogyre? Le rapprochement avec les trois tendances fondamentales dont je fais l'hypothèse - avec les trois "métasystèmes" qui constituent notre corps - est extrêmement tentant. Dans cette conception à l'endoderme - au bébé qui tète - correspondrait la tendance à jouir (et à éviter la douleur), au mésoderme - au bébé qui remue bras et jambes - la tendance à se mouvoir, à agir, à réaliser son potentiel d'action (et à éviter d'être mis dans l'impossibilité de faire quelque chose), et à l'ectoderme - au bébé qui regarde (qui cherche à établir un contact) et qui explore (qui cherche à comprendre son environnement) - la tendance à entrer en relation avec le monde extérieur d'une manière qui assure la sécurité (et à éviter toute menace).


Dans cette perspective les grandes théories psychologiques apparaissent comme se limitant chacune à un aspect de la tendance fondamentale du psychisme. Freud et Reich auraient ainsi privilégié la tendance à jouir, Jung et Rogers la tendance à se réaliser, Adler et Karen Horney la tendance à être en relation d'une manière non menaçante avec les gens, Piaget ayant étudié la même tendance en ce qui concerne la relation avec les choses. Chaque auteur aurait ainsi mis l'accent sur une portion du réel psychique à laquelle il s'identifie personnellement pour des raisons tenant à son histoire personnelle, à ses propres angoisses, à ses propres intérêts.


La difficulté de coordonner les axes


Si l'intégration en une même synthèse des diverses théories est une obligation de la rigueur intellectuelle et de l'éthique, pourquoi Baudouin est-il pratiquement le seul qui se soit lancé dans cette entreprise? Parce qu'il n'y a pas de synthèse sans coordination d'axes différents et que toute coordination d'axes est une activité qui, comme l'aurait dit Janet, est "psychologiquement coûteuse". Si, affectivement, la solution de facilité consiste à ne pas détrôner le père qu'on s'est donné, intellectuellement, elle consiste à ne regarder qu'un seul axe.


La difficulté de coordonner les axes ressort très nettement des travaux de Piaget. Prenons l'exemple de la conservation des liquides. Si vous placez une même quantité de sirop dans deux verres hauts et étroits devant un enfant de quatre ou cinq ans en vous assurant que pour lui les deux verres contiennent exactement la même quantité, puis que, sous ses yeux, vous versez le contenu de l'un des verres dans un verre bas et large, l'enfant n'arrive pas à comprendre que la quantité de sirop est toujours la même. Il voit un verre où le sirop monte jusque-là, un autre où il n'arrive qu'ici, et pour lui il y a plus dans l'un que dans l'autre. Il ne saisit pas que ce qui est perdu en hauteur est gagné en largeur et inversement. Il n'a pas la capacité de coordonner l'axe horizontal et l'axe vertical (Piaget et Inhelder, 1969).


Cette même difficulté se retrouve chez l'adulte dès qu'on sort de la vie courante. Et cela se produit notamment dans le cas des théories de l'inconscient. Freud utilise un axe vertical. En bas, il y a les ouvriers qui assurent le fonctionnement de l'entreprise mais sont facilement en conflit entre eux et avec la direction, En haut il y a le conseil d'administration, qui ne cesse de dire au directeur: "Il faut faire ceci, il faut faire cela, vous auriez dû faire ceci et pas cela..." Et, coincé entre les deux, il y a le pauvre directeur, qui ne sait comment contenter les uns et les autres et doit en plus s'occuper du réel, c'est-à-dire de la clientèle. C'est un axe vertical, hiérarchique.


Jung utilise un axe horizontal, un axe qui va dans le sens extérieur-intérieur. Il envisage tout d'abord une façade, puis la maison proprement dite, et, derrière, un débarras où l'on trouve toutes sortes de vieilleries, aussi bien des objets précieux que les preuves des crimes passés, et qui communique avec une forêt peuplée d'êtres étranges, mais où il y a aussi des trésors enfouis.


Il me semble qu'on s'évite bien des contresens si l'on considère, comme Baudouin, qu'un conseil d'administration est autre chose qu'un service de public relations. Quand on me dit: "pourquoi ne choisissez-vous pas entre Freud et Jung? Vous essayez de ménager la chèvre et le chou, il faut savoir s'engager, que diable! opter pour une doctrine et s'y lancer à fond," j'ai l'impression qu'on me dit: "Pourquoi diable voulez-vous coordonner la verticale et l'horizontale? Votre système n'est ni chair ni poisson. Décidez-vous en faveur de l'un des deux axes et ne perdez pas votre temps à essayer de concilier des directions orientées de façon totalement inconciliable." Il y a à première vue quelque chose de très sympathique dans ce discours qui prône l'engagement et semble exclure les positions tièdes. Mais, pour ne rien dire du fait que cette attitude revient à fuir le conflit, et non à l'assumer, on ne peut apprécier une quantité de liquide que si l'on coordonne l'axe horizontal et l'axe vertical. De même, on ne peut comprendre une personnalité que si l'on tient compte des axes différents par lesquels les diverses écoles l'abordent. Pour que vous le saisissiez mieux, je dois vous expliquer rapidement comment, selon Baudouin, se structure la personnalité au cours des six ou sept premières années de la vie (Baudouin, 1961, pp. 77-116; Baudouin, 1950, pp. 207-229).


La structuration de la personnalité selon Baudouin


Cette structuration se fait suivant un mouvement ascendant et selon une double dialectique: dialectique entre l'être et le milieu d'une part, dialectique entre les instances qui constituent la personnalité d'autre part. Dans ce fait on trouve déjà un argument en faveur de l'idée qu'il s'agit d'une synthèse et non d'un syncrétisme, car ce type d'évolution nous est bien connu par ailleurs. On le retrouve dans l'histoire des modes, dans l'histoire des idées, dans la théorie de Hegel comme dans l'œuvre de Marx (1), et dans la manière dont Piaget a établi que se forme l'intelligence, par une série d'équilibrations et de ruptures d'équilibre successives suivant un mouvement ascendant.


Il est intéressant d'observer que les deux instances que Baudouin place à la base du psychisme se retrouvent dans cette situation typique de régression qu'est le sommeil. Il y a toute une portion de notre sommeil qui se caractérise par une sorte d'absence totale de l'être, d'être en tant que sujet, par des rythmes d'une précision inouïe, par une parfaite régularité des ondes cérébrales. Le cœur bat régulièrement, la respiration est cadencée et le ronflement a lui aussi la régularité d'une machine. Sur le plan psychique il ne se passe rien, la vie est purement automatique.


Et puis brusquement, le dormeur change d'attitude. Son cœur se met à battre de façon aberrante, sa respiration peut devenir haletante, l'électroencéphalogramme semble s'affoler, le tracé perdant toute régularité. Les yeux du dormeur se mettent à s'agiter dans tous les sens. C'est la phase de mouvements oculaires rapides, pendant laquelle nous rêvons. Très souvent, pendant cette phase, les hommes ont une érection. Dans la vie automatique, rythmée, sans présence subjective, un autre être a fait irruption, un être fait de désir, d'angoisse, de créativité onirique, d'instincts, de pulsions, de fantasmes. C'est ce que Freud appelle le Ça et que Baudouin désigne sous le nom de Primitif.


Ainsi, à la base du psychisme, Baudouin discerne deux noyaux de personnalité totalement différents, puisque l'un tend à être le moins présent, le moins engagé, le moins personnel possible - sa devise est: "Surtout, pas d'histoires!" , "Pas de changement!" - alors que l'autre veut jouir, réaliser, être, foncer, quitte à faire mal et à se faire mal, bref, est un être bouillonnant des pulsions les plus contradictoires. L'instance dite Automate tend vers un minimum d'intensité, alors que l'instance dite Primitif, ou Ça, tend vers un maximum d'intensité. Les seize premiers mois de la vie sont marqués par l'alternance de ces deux instances au poste de commandement, l'Automate prédominant au début, et le Primitif s'extériorisant de plus en plus au fur et à mesure que l'enfant approche et entame sa deuxième année de vie. (2)


Pour tenter de résoudre la contradiction entre ces deux êtres qui le constituent, l'enfant, à l'âge où il commence à parler, cherche un principe de comportement dans la relation avec le milieu. Il devient pour lui absolument essentiel de plaire. Ainsi se forme l'instance que Baudouin désigne sous le nom de Persona, nom emprunté à Jung, et que l'on aurait aussi bien pu appeler "Personnage". Ce qui compte, à ce stade, c'est d'être intéressant, d'être admiré, d'être un centre d'attention et en même temps d'être harmonieusement intégré dans le milieu.


Il va sans dire que cette tendance ne tarde pas à entrer elle-même en conflit avec l'instance précédente, le Ça, ou Primitif, qui pousse à des comportements incompatibles avec le besoin de plaire à l'entourage. Le jeu dialectique continue donc et l'enfant suscite une quatrième instance, le Moi, qui va assurer l'adaptation intelligente au réel, et, pour cela, arbitrer, prendre les décisions et trancher.


En même temps que le Moi se forme l'image du Moi, mais l'enfant n'est pas intellectuellement équipé pour se faire une image de lui-même qui corresponde à la réalité, ne fût-ce que parce qu'il faudrait à cet effet qu'il sache coordonner les axes, et d'autre part sa réalité (notamment au niveau du Ça) est trop terrible, trop dangereuse, vue du point de vue du milieu. L'image qu'il se fait de lui-même n'est acceptable qu'au prix d'une mutilation de toute une part de réalité. Il rejette dans l'ombre une énorme partie des éléments qui constituent son être. En termes freudiens, il les refoule. Ainsi se forme une cinquième instance, l'Ombre. Il y a entre le Ccedil;a et l'Ombre la différence qu'il y a entre une pulsion agressive et un sentiment de haine inconscient. Les pulsions du Ça sont les pulsions toujours nouvelles, jaillissantes, qui ont la fraîcheur de la jeunesse; l'Ombre se compose d'éléments qu'une vie prolongée dans la clandestinité finit par structurer. Le Ça est un délinquent impulsif, l'Ombre une organisation de hors-la-loi.


Mais les éléments qui se groupent et s'organisent dans l'Ombre ne sont pas des abstractions. C'est de la vie, et la vitalité ne se tient pas facilement pour battue. Aussi l'Ombre cherche-t-elle constamment à envahir le Moi, et c'est la période de cauchemars, de peur du noir, de rêves de cambriolage et autres irruptions que connaissent bien les psychologues de l'enfant. Parce que c'est insupportable, l'enfant s'en tire, toujours suivant le même processus dialectique, en faisant appel au milieu, c'est-à-dire en introjectant les modèles d'autorité qu'il a sous les yeux. Il se forge un Surmoi et acquiert ainsi les notions de bien et de mal.


Le processus dialectique pourrait s'arrêter là, dans un état de guerre larvée, de guerre froide entre les troupes d'occupation, qui font régner l'ordre par la force, et toute une partie de la population qui ne se résigne pas à la défaite, quitte à passer dans la clandestinité. En fait, surtout si l'enfant vit dans un milieu favorable à l'épanouissement de la personne, il apparaît souvent un adoucissement des positions respectives, l'introduction d'une démocratie entre toutes ces instances et ce que Baudouin appelle, en empruntant le terme, via Jung, à la métaphysique hindoue, le Soi. Mais celui-ci est un concept limite et le temps dont je dispose ne me permet pas de vous en parler avec plus de précision.


Ce qu'il importe de comprendre, c'est que toutes ces instances, toutes ces "personnalités partielles" qui nous constituent, ne cessent de vivre et donc de croître en se perfectionnant. L'Automate assimile constamment de nouveaux gestes, de nouvelles habitudes, de nouveaux automatismes. Le Primitif (Ça) est une source jaillissante de pulsions qui ne cessent qu'avec la mort de produire désirs et frustrations. La Persona est un ensemble de rôles qui s'affinent, tandis que de nouveaux rôles s'ajoutent aux anciens au fur et à mesure que la vie nous confronte à des situations nouvelles. Le Moi ne cesse et d'élaborer l'image de soi-même et tous les instruments intellectuels et autres dont il a besoin pour exercer sa fonction d'arbitre et assurer l'adaptation au réel. De nouvelles pulsions émanant du Primitif vont constamment se structurer dans l'Ombre pour former des nœuds très complexes. Le Surmoi intègre de nouveaux articles à son code de droits et de devoirs, ou amende certaines positions antérieures. Et en tendant de plus en plus vers le Soi, l'être qui ne s'est pas figé essaie de parfaire l'art de l'harmonie, de la créativité et de la sagesse.


La théorie des instances et le conflit psychique


Nous avons vu qu'un argument en faveur de la synthèse était que le tableau élaboré devait être conforme à la réalité reconnue. Or, si l'on étudie les ouvrages sur le développement de l'enfant faits par des psychologues qui ont travaillé sur la base de l'observation, avec le minimum de références théoriques - je pense à des auteurs comme Sandström (1966) ou Gesell et Ilg (1940, 1946) - on constate que, sans connaître le moins du monde l'œuvre de Baudouin, ils décrivent étape après étape des comportements correspondants exactement à la succession et aux caractéristiques des différentes instances. La probabilité statistique que des recoupements aussi complexes soient dus au hasard est pratiquement nulle.


Je vous ai dit également que pour qu'il y ait synthèse, et non syncrétisme, il fallait qu'on aboutisse à un système conceptuel efficace. Je crois que la structuration de la personnalité d'après Baudouin répond à ce critère et je vais essayer de vous le montrer avec des exemples portant sur des vécus conflictuels typiques.


Primitif (Ça) ←→ Surmoi


Le conflit classique se situe sur l'axe freudien, c'est-à-dire entre le Ça et le Surmoi. Prenons l'exemple d'une jeune fille élevée dans une civilisation méditerranéenne où il est exclu d'avoir des relations sexuelles avant le mariage. Son Surmoi a bien assimilé cette consigne. Mais c'est une fille qui a du tempérament et elle se trouve maintenant en présence d'un homme qui lui fait de l'effet et qui manifeste le désir de se payer du bon temps avec elle. Elle est tentée de céder. La tension qu'elle vit est une tension entre le Ça et le Surmoi.


Primitif (Ça) + Persona ←→ Surmoi


Maintenant imaginons que cette jeune fille fait des études dans une université où tous les étudiants considèrent la continence comme une aberration des siècles passés. Toutes les amies de cette fille sont fières de ne plus être vierges. Quand elle les écoute, elle se sent différente, anormale, mal intégrée.


Le désir d'être intégré dans le groupe, nous l'avons vu, relève de la Persona. Si notre jeune fille se trouve en présence de l'homme qui lui fait de l'effet, le conflit va être plus complexe. Le Surmoi aura à lutter à la fois contre le Primitif - le Ça - et contre la Persona.


Primitif (Ça) + Surmoi ←→ Persona


Mais une autre situation peut se présenter, très fréquente de nos jours. La jeune fille se trouve avec un homme qui ne lui plaît pas du tout, ni physiquement, ni moralement. Cet homme la presse de le suivre au lit. Et bien qu'elle ne l'aime pas, qu'elle n'ait pas envie de la chose, elle perd, dans ses bras, sa virginité. Pourquoi? Le Surmoi était contre, le Ça était contre, puisque cet homme ne l'attirait pas et qu'il n'y avait chez elle à ce moment aucun désir, aucune perspective de plaisir. Elle a accepté tout simplement parce que la Persona l'a emporté. Elle a accepté pour pouvoir se dire à elle-même, et éventuellement aux autres: "Je suis normale, je ne suis plus vierge."


Primitif (Ça) + Moi + Surmoi + Persona ←→ Automate


Continuons. Voici une autre jeune fille, qui n'a jamais eu d'éducation morale sévère et pour qui coucher avec un homme n'a rien de répréhensible. Le Surmoi ne comporte donc pas l'interdiction des rapports sexuels hors mariage. Elle vit dans un groupe où la virginité est tenue pour ridicule. Il y a un instant, elle se trouvait aux côtés d'un homme qui lui plaisait et lui proposait de partager sa couche. Et pourtant elle a dit non, sans savoir pourquoi, et elle se retrouve seule, en train de pleurer, en se jugeant parfaitement ridicule puisqu'elle avait bien décidé, rationnellement (niveau du Moi), qu'à la première occasion elle perdrait sa virginité. Il y a ici alliance du Surmoi, de la Persona, du Ça et du Moi. Qui a vaincu cette triple alliance? L'Automate. C'est en effet une jeune personne chez qui l'Automate est très fort. Pour elle, faire quelque chose de nouveau est extrêmement difficile. Elle vit dans la routine, suivant le principe "sécurité avant tout, ce qui est inconnu est dangereux, de même que ce qui est trop intense." Pour elle, sortir de sa coquille est affreusement désécurisant, et cette attitude fondamentale a été plus forte que sa décision et que son désir.


Primitif (Ça) + Moi + Surmoi + Persona + Automate ←→ Ombre


Autre cas: une fille jeune, qui adore le risque, l'aventure et le changement, c'est-à-dire chez qui l'Automate est limité à son rôle de serviteur de l'action et n'a aucun pouvoir inhibiteur. Son Surmoi ne contient aucune interdiction quant à la vie sexuelle, le groupe fait pression dans le sens du laxisme, elle a décidé de vivre pleinement sa génitalité et la voici avec un très bel homme qui lui fait un effet fantastique. Et pourtant elle dit non. Pourquoi? Parce que c'est un type d'homme qui active chez elle un complexe: une peur s'est structurée en elle au niveau de l'Ombre, pour toutes sortes de raisons qui demanderaient une analyse fouillée.


Bref, pour moi tout au moins, la synthèse de Charles Baudouin représente un outil conceptuel extrêmement fin qui permet d'exprimer de façon nuancée des situations conflictuelles fréquentes à notre époque, qu'il est beaucoup plus difficile de cerner - encore une fois, pour moi tout au moins - avec les concepts des autres auteurs.


Les instances: zones libres de conflits?


Ce qui m'a frappé, en méditant sur la synthèse de Baudouin, c'est que ces instances, à l'exception peut-être du Primitif, répondent exactement aux critères qui définissent la structure dans l'école structuraliste actuelle (Piaget, 1970, pp. 5-16). De même, une réflexion du type "analyse de la variance", analysant les mobiles des conduites et étudiant les sources de variation "inter" et "intra" aboutit à de fortes présomptions en faveur de l'hypothèse Baudouin, mais nous lancer ici sur cette piste nous entraînerait trop loin. Dans cet ordre d'idées, je voudrais seulement vous faire part d'une hypothèse peut-être audacieuse que j'ai formulée, tout en soulignant qu'il ne s'agit que d'une hypothèse et qu'une exploration plus poussée sera nécessaire pour établir si elle tient debout.


Je me demande si, dans les cas non pathologiques, les instances de Baudouin ne sont pas, pour l'essentiel, des zones libres de conflit, peut-être à l'exception du Primitif, ou plus exactement des zones où il n'y a pas conflit dans une situation donnée. Ce que je vise ici, ce ne sont donc pas les conflits enracinés dans la personnalité, mais les conflits actuels, les tensions psychiques suscitées par une situation précise, limitée.


Prenons l'Automate. J'ai un certain nombre d'automatismes, mais il ne me semble pas qu'ils soient jamais en conflit entre eux. J'ai un automatisme pour taper à la machine, un autre pour écrire en sténo, un troisième pour écrire normalement, mais quand j'écris d'une certaine façon, les autres n'interfèrent pas. Chez les personnes chez qui le besoin de routine, de non-subjectivité, est primordial, ce n'est pas au niveau de ces routines que se situent les conflits, bien au contraire: elles sont toujours coordonnées.


Ou prenons la Persona. Je joue un certain nombre de rôles. Que je joue à l'enseignant, à l'analyste, au père de famille ou au cuisinier, mes rôles sont coordonnés entre eux. Ils ne sont pas conflictuels. Bien sûr, il peut y avoir de légers conflits, par exemple le visage que je présente à ma mère n'est pas forcément le même que celui que je montre en présence des amis, et si le hasard veut que je me trouve en même temps avec ma mère et des camarades, je peux vivre un léger conflit de rôles. Mais ces cas sont exceptionnels.


Il en va de même de l'Ombre. On peut avoir toutes sortes de complexes, toutes sortes de nœuds d'éléments refoulés, toutes sortes de sentiments inconscients ou d'aspects de nous-mêmes que nous ne voulons pas mettre en lumière, mais il me semble à première vue - en dehors de cas pathologiques - que ces éléments ne sont pas en conflit entre eux. L'exigence d'authenticité qui est celle de l'Ombre oblige à une structuration des éléments, de même que l'exigence de plaire qui est celle de la Persona impose une coordination des rôles que l'on est en train de jouer. Dans le cas du sentiment ambivalent, le conflit ne se situe pas au niveau de l'Ombre, mais dans la relation entre l'Ombre et le Moi. Par exemple, une longue série de pulsions agressives à l'égard de la même personne aimée, toujours refoulées, s'est peu à peu structurée en un sentiment de haine demeuré inconscient. Il me semble correct de dire que le sentiment d'amour a son siège dans le Moi et le sentiment de haine dans l'Ombre, dans cet autre moi-même qui m'accompagne partout et qui m'amène à faire ce que je ne veux pas et à ne pas faire ce que je veux.


La même coordination se retrouve dans le Surmoi. Le code en vertu duquel telles et telles choses sont permises, telles et telles choses interdites est un code cohérent.


On peut se demander si un exemple typique de conflit à l'intérieur d'une même instance ne nous est pas fourni par les sentiments d'infériorité associés au perfectionnisme, notamment dans les réactions du type "je ne vaux rien, je suis bête, je viens encore de dire une bêtise". Du point de vue du Moi idéal - "quelqu'un de bien ne dit jamais de bêtise" - l'individu réel, qui, parce qu'il est humain, a forcément un certain pourcentage de ratés dans ses énoncés, apparaît comme un traître, comme un saboteur dont les coups bas empêchent le Moi de se présenter dans toute sa splendeur. La tension ne se situerait-elle pas dans le Moi, le Moi idéal regardant de haut le Moi réel?


Je ne crois pas, en fait. Il me semble que le conflit se situe entre le Moi, qui s'identifie à son idéal, et le Soi, considéré comme l'être dans sa totalité, avec toutes ses faiblesses. Dans la phrase "je me méprise", je et me ne désignent pas les mêmes réalités: seul le pronom je se réfère au Moi, le me est l'ensemble de l'individu (le Soi) ou telle instance (par exemple, le Ça).


De même, dans le cas où le sujet éprouve à la fois attirance et répulsion pour un même objet, le conflit n'est pas limité au Ça, mais représente soit une tension Ça-Surmoi, soit une tension Ça-Automate. Dans ce dernier cas, l'être est tiraillé entre, d'une part, le désir de jouir, ou de posséder, ou d'agresser - il s'agit donc d'un engagement, d'une recherche d'intensité au niveau de la subjectivité, ce qui est typique du Ça - et d'autre part une tendance à ne pas sortir de sa coquille, à rester dans le statu quo, à préférer l'inertie à la jouissance et la sécurité à la vie en tant que sujet, ce qui est typique de l'Automate.


Il y a quelque chose de très séduisant dans l'idée que, pour l'essentiel, il y a cohérence et coordination à l'intérieur de chaque instance, et que les éléments de tension dans la personnalité dite normale, dans une situation donnée, représentent presque toujours des tensions entre les différentes instances. Si cette idée est juste, Baudouin aurait découvert quelque chose de plus remarquable encore que je ne l'ai cru jusqu'ici, mais seule une analyse critique rigoureuse de cette hypothèse nous permettra de le savoir.


Autres synthèses isomorphes


Nous avons vu qu'il y a synthèse, et non syncrétisme, s'il y a rencontre avec d'autres structurations faites de façon totalement indépendante. Je crois qu'ici aussi, si l'on veut être scientifique, il faut faire appel au jugement statistique. Si trois ou quatre personnes, trois ou quatre écoles, très distinctes les unes des autres dans le temps et dans l'espace, aboutissent indépendamment à reconstituer une structuration analogue, il est statistiquement improbable que ce soit dû au hasard, du moment qu'il s'agit d'une structuration d'une certaine complexité.


a) Le "Château de l'âme" de Thérèse d'Avila


Or, des structurations de ce genre, qui se répondent terme à terme, on en trouve dans les endroits les plus inattendus. Par exemple, l'itinéraire que décrit Sainte Thérèse d'Avila dans Le Château de l'âme présente une analogie frappante avec le cheminement qui va d'une instance à l'autre dans la genèse dialectique de la personnalité d'après Baudouin, et celui-ci s'en est rendu compte après-coup. Donnons-lui la parole: (3)


"L'itinéraire de Sainte Thérèse à travers les sept demeures présente des correspondances particulièrement précises avec les sept instances psychologiques que nous avons définies. Dès le début, (4) et à plusieurs reprises au long de ce pèlerinage intérieur, elle parle de ce "divin soleil" qui demeure "au milieu" ou "au centre" de l'âme (Soi), mais celle-ci ne le saisira dans toute sa splendeur qu'une fois parvenue à la septième demeure où il se manifeste "comme un soleil qui jette tant de lumière qu'il se répand sur toutes ses puissances intérieures". (5) Les deux premières demeures, par contre, sont encore hantées par les "reptiles" (6) et les "bêtes venimeuses" (7) qui évoquent les tentations de la nature animale; la première demeure est celle des scrupules obsédants; (8) dans la seconde, ce serait un danger de désirer "les plaisirs" ou "le plus agréable" (principe de plaisir), mais c'est ici que l'âme doit témoigner de sa "générosité", ce qui s'exprime par une image toute martienne; il faut que l'âme "ne ressemble pas à ces lâches soldats que Gédéon renvoya lorsqu'il allait au combat, mais considère qu'elle entreprend d'en soutenir un contre les démons". (9) À la troisième demeure, les dangers sont de l'ordre de la persona; les âmes arrivées à ce degré "voudraient que les autres les admirassent", elles ont quelque peine à souffrir qu'on les "méprise" et qu'on "touche à leur honneur"; aussi est-ce pour elles une miséricorde de Dieu de recevoir ce qui les humilie. (10) C'est à la quatrième demeure que Ste Thérèse dit avoir découvert "la différence qu'il y a entre l'entendement et l'imagination"; (11) c'est à ce moment qu'elle invite l'âme à se servir de "ces puissances, l'entendement, la mémoire et la volonté", (12) ce qui est explicitement un appel aux fonctions du Moi. Dans la cinquième demeure, l'âme est comparée au ver à soie, un "ver laid et difforme" (rappel des "reptiles" du début) qui est appelé à "mourir" pour "se convertir" en "papillon blanc et très agréable" (13) - dédoublement qui n'est pas sans nous rappeler une fois encore l'ambiguïté de l'Ombre et le dégagement très caractéristique qui s'y opère; dégagement exprimé une deuxième fois, un peu plus loin, par la résurrection de Lazare. (14) À la sixième demeure éclatent les images jupitériennes. "Dieu appelle" comme "par un coup de tonnerre"; (15) ses paroles portent avec elles "un pouvoir et une autorité à qui rien ne résiste". (16) Ne sont-ce pas là toutes images d'un Surmoi impérieux? Et cependant, "il ne faut pas faire ce qu'ordonnent" ces voix... "sans l'avis d'un confesseur savant, prudent et homme de bien", tant il est vrai que le principe d'autorité règne souverainement en cette demeure; car Dieu "veut que nous en usions ainsi, et en faisant ce qu'il nous a commandé, lorsque nous regardons notre confesseur comme tenant sa place, nous ne saurions douter que nous accomplissions sa volonté". (17) (Le yogi, au sixième chakra, parlait tout à l'heure des ordres du gourou). Ainsi, malgré l'affirmation selon laquelle la sixième et la septième maisons communiquent aisément, Dieu, dans la sixième, demeure encore extérieur et dominant, et l'âme y éprouve une "frayeur" devant cette "suprême majesté". (18) Cette frayeur ne se détendra que dans la septième demeure où l'âme entre en pleine possession du "soleil de justice". (19)


Ces correspondances sont tellement saisissantes qu'on pourrait nous soupçonner d'avoir été influencé par Sainte Thérèse dans notre construction des instances psychologiques. Nous pouvons assurer qu'il n'en est rien, car nous avions établi notre schéma avant d'avoir jamais lu le Château de l'âme. Entendons-nous bien: notre description du Moi et de ses "partenaires" n'a évidemment aucune portée mystique; mais il est compréhensible que le mystique, dans son itinéraire, parcoure cette topographie naturelle, et que son expérience, s'y insérant étape par étape, en éclaire successivement les structures. (Baudouin, 1950, pp. 287-289).


b) La tradition hindoue


La même correspondance se retrouve dans l'évolution psychique décrite par Ramakrishna. Dans la tradition hindoue, le passage de la matière à l'esprit comporte sept étapes successives (les sept padmas qu'éveille l'un après l'autre la koundalîni). Elles correspondent dans une large mesure - parfaitement pour les quatre dernières - aux instances de Baudouin. (Herbert, 1947, p. 338; Choisy, 1948, pp. 145-234).


c) La tradition astrologique


Un autre exemple nous est offert par l'astrologie traditionnelle. Plus encore que la référence à Sainte Thérèse et au yoga, cette affirmation va peut-être faire bondir certains lecteurs. Comment, dira-t-on, osez-vous invoquer l'astrologie alors que vous avez des prétentions à la rigueur intellectuelle et à une attitude scientifique?


Je ne prends pas position ici au sujet d'une éventuelle correspondance entre la position des astres à la naissance d'un individu et certaines caractéristiques physiologiques et psychologiques de cet individu. C'est un problème intéressant, qui est justiciable d'autres études... Je me borne à dire que pendant plus de deux mille ans, des hommes qui n'étaient pas des imbéciles - des Ptolémée, des Morin de Villefranche, des Kepler, des Newton - ont observé les astres, certes, mais aussi les êtres humains, et ont classé les faits qu'ils observaient. S'il y a quelque chose de vrai dans la thèse astrologique, ils ont étudié une réalité; si cette thèse est erronée, ils ont projeté sur les astres des éléments de leur propre psychisme.


Mais que l'hypothèse de base soit vraie ou fausse, les observations qu'ils ont faites demeurent. Et ce qui nous importe ici, c'est la manière dont ils ont regroupé les faits psychologiques observés, la manière dont ils ont décrit les structures de personnalité et les conflits psychiques. (20) N'est-il pas remarquable que la valeur symbolique des planètes corresponde terme à terme aux caractéristiques et à l'imagerie des instances de Baudouin qui - il l'a reconnu lui-même - ignorait tout de l'astrologie quand il en a défini les traits?


Pour vous le montrer, je choisis à dessein deux livres d'astrologie antérieurs aux travaux de Baudouin sur la théorie des instances et exposant la tradition astrologique sans grand esprit critique, ce qui est, en l'occurrence, une garantie d'authenticité. Il s'agit d'une part du Manuel pratique d'astrologie de Georges Antarès (1951) et, d'autre part, d'un ouvrage datant du dix-septième siècle, le Traité astrologique des jugements des thèmes généthliaques, de Henri Rantzau (1657).


On remarquera que s'il semble bien qu'il y ait une correspondance assez nette entre astres et instances, l'ordre de ces dernières ne correspond pas à la succession astronomique des planètes, terme qui, soit dit en passant, englobe également, dans la terminologie astrologique, le soleil et la lune. Le parallélisme est le suivant: à l'Automate correspond Saturne, au Primitif (au Ça) Mars, à la Persona Vénus, au Moi Mercure, à l'Ombre la Lune, au Surmoi Jupiter et au Soi le Soleil. (21)


Correspondance Automate / Saturne


Antarès nous dit de Saturne qu'il exprime "l'aversion pour le changement" et "l'indifférence froide", ainsi que la prudence, la patience, la persévérance et la précision. Il symbolise en outre "le temps, la longue durée, la mort, la routine, l'administration, la solitude, le système, les choses fatales" (p. 43) [Comparer avec Baudouin, 1950, pp. 225-227 et Baudouin, 1961, pp. 77-80].


Quant à Rantzau, il caractérise Saturne comme "l'ennemi de la nature humaine" ayant "l'expérience des coutumes et des hérédités", portant vers les prisons et les longues maladies, rendant l'homme "taciturne, obstiné et solitaire" (p. 49).


Ces deux auteurs notent que Saturne symbolise le plomb. La même association est relevée par Baudouin dans le passage consacré à l'Automate à la page 285 de De l'instinct à l'esprit (Baudouin, 1950). Notons qu'à la même page, Baudouin associe l'Automate au temps, cité par Antarès parmi les significations de Saturne.


Correspondance Ça / Mars


Pour Antarès, Mars symbolise "la virilité, la passion, le désir, la conquête, la violence, la guerre", ainsi que "les gens et choses violents, turbulents, brutaux, dangereux" et "les objets pointus, les armes". Ses qualités sont: "courage, initiative, bravoure, activité, audace, entreprise" et ses défauts "colère, violence, brutalité, rudesse, imprudence, impulsivité, témérité, jalousie, bestialité, égoïsme instinctif, esprit vindicatif et batailleur". Le même passage nous apprend que Mars gouverne "le système musculaire, les organes sexuels externes, le système pileux" (pp. 41-42).


Rantzau dit de Mars qu' "il est significateur des furibonds, véhéments, coléreux, hardis, téméraires, volubiles, prodigues, querelleux, pillards et pirates cruels". Il régit "les parties sexuelles et les maladies correspondantes" (p. 52).


Correspondance Persona / Vénus


Pour Antarès, Vénus symbolise "les unions et les associations", "les personnes gracieuses, gaies, affables, sociables, les artistes, les comédiens; les choses d'aspect riant, coloré frivole"; "les bals, concerts, théâtres"; "les maisons et rues gaies et élégantes". Ses qualités comprennent le "charme personnel, la sympathie, la sociabilité" et ses défauts la "vanité" et la "moralité élastique" (p. 41).


Rantzau se situe de toute évidence dans le même registre: Vénus "signifie l'affabilité, la douceur, la civilité, la beauté, les ornements, les choses précieuses, le luxe" (p. 54) [Comparer avec Baudouin, 1961, p. 90].


Correspondance Moi / Mercure


Pour Antarès, Mercure régit "l'intelligence et les moyens d'expression, la flexibilité, l'intermédiaire entre le Moi et le non-Moi, la raison, l'adaptabilité". Il symbolise "l'intérêt, l'intelligence, l'étude, le sens pratique", ainsi que "les gens rusés, adroits et prompts" (p. 40). Dans Y a-t-il une science de l'âme, Baudouin dit: "le Renard est un bon emblème du Moi; c'est comme l'animalité accédant à l'intelligence: il a l'habileté, l'ingéniosité, la ruse. Il n'est guère moral" (Baudouin, 1961, p. 93).


Rantzau précise que Mercure régit "le cerveau, l'esprit, la mémoire; la langue, les mains, les doigts". Pour ce auteur, "il est significateur des professeurs de philosophie et de mathématiques, des comptables, écrivains, marchands, artisans" (P. 53).


Correspondance Ombre / Lune


Cette correspondance est moins nette que les autres, peut-être parce que l'Ombre ne se laisse pas cerner aussi facilement que les autres instances, ou parce que les astrologues ont fait symboliser par la Lune, non seulement l'Ombre, mais tout ce que Jung englobe sous le terme "inconscient collectif".


Quoi qu'il en soit, Antarès attribue à notre satellite "la personnalité, l'âme, le côté psychique intérieur". Pour lui il symbolise, entre autres éléments sans grand rapport avec l'Ombre (lacs, rivières, étangs, les réunions d'enfants et de femmes, la famille et le home), "les gens craintifs et silencieux". La Lune régit "l'imagination, le magnétisme, le désir de changement, les tendances contemplatives, la vie intérieure, la sensibilité" (pp. 39-40).


Pour Rantzau, elle signifie "le peuple, les pêcheurs et les vagabonds; la mer avec ses flux et reflux; les fleuves; l'étude de l'histoire; les pèlerinages; enfin, les qualités de l'âme et du corps" (p. 50).


Correspondance Surmoi / Jupiter


Antarès attribue à Jupiter "l'expansion, l'ordre et le jugement". Cette planète symbolise d'après lui "les idées morales, philosophiques et religieuses; la législation; l'autorité; le maître, le protecteur; les palais, le châteaux; les prélats, les églises, les temples, les juges". Parmi les qualités auxquelles Jupiter est associé il cite en particulier "la moralité, le jugement, la vertu, la religiosité, le respect de l'ordre" (pp. 42-43).


D'après Rantzau, Jupiter est "significateur de religion et de loi", ainsi que des "cardinaux, prélats, évêques et juges". (p. 51).


Correspondance Soi / Soleil


Antarès définit comme suit la signification astrologique du soleil: "Vie, esprit, la synthèse, ce qui est éternel, l'évolution, l'individualité". Pour cet auteur, le soleil symbolise "les gens et les choses d'aspect rayonnant, brillant, coloré, multicolore; l'or". Les qualités qu'il régit sont "la puissance synthétique de l'entendement, l'influence personnelle rayonnante, la noblesse des sentiments, la dignité, la confiance, l'expansion, la magnanimité" (p. 39).


Quant à Rantzau, il nous dit que le soleil fait les hommes "forts, discrets, bons, magnifiques, magnanimes, pensifs, tranquilles; il donne longue vie, corps sain et entendement sincère et juste" (p. 5). Ne sommes-nous pas ici, sans doute possible, dans le registre du Soi?


d) Le Notre-Père


Je voudrais terminer en vous montrant un dernier cas d'isomorphisme qui vous paraîtra peut-être tiré par les cheveux et que de toute façon je suis bien incapable d'interpréter. Il s'agit tout bonnement du Notre-Père.


Il serait fastidieux d'invoquer ici tous les éléments auxquels il faudrait faire appel, mais il me semble qu'il y a tout de même des correspondances frappantes si l'on prend l'une après l'autre les invocations de la prière fondamentale du christianisme. Celles-ci évoquent les instances dans l'ordre inverse de leur apparition dans la genèse de la personnalité selon Baudouin.


"Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié". Le nom, dans les sociétés traditionnelles, notamment sémitiques, représente l'être dans sa totalité, dans son essence la plus profonde; il correspond donc sans doute possible au Soi. Les cieux, dans le sens de paradis, de séjour divin, de lieu où l'on voit l' Éternel, sont également un symbole de la septième instance. De même, la notion de sainteté, incluse dans sanctifié, représente bien, dans la tradition chrétienne, l'accession à cette plénitude que d'autres traditions appellent "sagesse" et qui caractérise la réalisation du Soi.


Que ton règne vienne. Celui qui règne est celui qui commande, qui exerce l'autorité. Nous sommes bien à l'étape du Surmoi.


Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Je suis ici obligé de vous renvoyer à tout ce que Baudouin dit de l'Ombre dans ses écrits, car l'esquisse que je vous ai donnée tout à l'heure de la formation des instances ne suffit pas pour saisir cette correspondance dans toute sa richesse. L'Ombre, c'est la partie de l'être dont le Moi s'est désolidarisé, c'est notre double, le frère intérieur dont nous disons: "Tu n'es pas moi", bien qu'il fasse partie de l'individu que délimite notre peau. L'exigence fondamentale de l'Ombre, c'est l'authenticité, c'est la réalisation de notre potentiel dans toute son ampleur, potentiel que nous avons mutilé et que nous continuons à mutiler parce que nous avons peur de la richesse qui fait le fond de notre être. Certes, l'Ombre contient du pire et du meilleur, et il n'est pas question que le Moi fasse droit à cette exigence sans tri et sans esprit critique, mais le mouvement qui a formé l'Ombre est un mouvement de rejet, d'exclusion et Dieu ne veut pas d'exclusion. Elle représente donc ce que l'on appelle en termes chrétiens le "plan de Dieu" sur chaque personne, et les deux pôles qu'exprime la formule "sur la terre comme au ciel" rappelle cette dualité qui est, d'après Baudouin, l'une des caractéristiques de l'Ombre.


Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Pas de doute, c'est bien du Moi qu'il s'agit ici. Nous passons des hautes sphères à une réalité terre-à-terre, concrète et individuelle. L'une des caractéristiques du Moi est la fonction d'adaptation au réel, une autre est la capacité d'assimilation. Le correspondant astrologique du Moi, Mercure, régit à la fois les fonctions d'assimilation intellectuelle et d'assimilation des aliments. Baudouin caractérise également le Moi par le sens que l'individu a de ses intérêts. Si l'on compare à la sanctification du nom, à l'avènement du règne ou à l'accomplissement de la volonté de Dieu, la présente invocation introduit un contraste frappant, marqué précisément par l'apparition de notre intérêt dans ce qu'il a de plus matériel et de plus individuel.


Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. La Persona est l'instance de la personnalité qui assure l'adaptation au groupe, l'intégration dans le milieu social. C'est la partie diplomate de nous-mêmes, celle qui met de l'huile dans les rouages, pour que les relations s'entretiennent sans à-coup. C'est la partie de notre personne qui permet les rapports non conflictuels avec autrui. Dans la symbolique astrologique, elle correspond à Vénus, planète de la paix et de l'harmonie. Quoi de plus efficace, à ce niveau de la personnalité, que de se pardonner mutuellement les offenses? La Persona est la seule des instances qui soit entièrement tournée vers l'ensemble du milieu social (le Surmoi, dans le monde des autres, fait abstraction de tout ce qui n'est pas puissance ou autorité). L'invocation que nous considérons ici est la seule qui concerne explicitement les autres, la correspondance est donc nette.


Ne nous soumets pas à la tentation. Le mot "tentation", avec les connotations de désir, de convoitise, de promesse de plaisir qu'il comporte, n'est-il pas un magnifique raccourci de tous les contenus du Ça, du Primitif-en-nous? La tentation, dans la tradition chrétienne, évoque immédiatement l'égoïsme, le désir de prendre, d'agresser, de jouir sans égard pour les autres. Nous sommes bien au niveau pulsionnel, au Mars de la tradition astrologique.


Mais délivre-nous du mal. Le mal, dans la tradition chrétienne, se situe à un niveau beaucoup plus profond que la tentation. La tentation a quelque chose de chaud, de vivant, de charnel. Le mal, c'est le contraire de la vie, c'est la mécanique froide, implacable, de celui qui n'est plus un homme mais s'est transformé en robot, tels ces fonctionnaires nazis qui obéissent aux ordres sans sursaut pulsionnel, sans même la jouissance du sadique, et qui organisent comme des automates la mort de millions d'êtres humains. L'Automate, dans la personnalité, est le pôle opposé au Soi. C'est la partie la moins personnelle de l'être. Son hypertrophie conduit à la perte d'âme, à la fascination du néant, à l'enlisement dans la sclérose, bref, au mal, au sens que donne à ce terme l'ontologie chrétienne.


Bien sûr, en ce qui concerne les deux dernières invocations, je n'ai mentionné que les aspects négatifs des instances, puisque les phrases en question sont présentées sous la forme: "évite-nous de...". Dans le langage de la théorie des instances, on pourrait traduire ces invocations par quelque chose comme: "Fais que le Ça et l'Automate ne dominent pas notre personnalité, mais qu'ils restent à leur place (et apportent à l'ensemble de notre être leur contribution respective)".


N'est-il pas étonnant de retrouver dans le Notre-Père cette succession d'éléments dans l'ordre même qu'a découvert Baudouin en étudiant la formation de la personnalité? Certes, ici on part de l'achèvement pour arriver à l'origine: l'ordre est donc inversé par rapport à celui de la genèse, mais la succession n'en est pas moins rigoureuse. Quant à savoir comment interpréter cette correspondance, c'est une autre question...


Conclusion


Résumons-nous. Une pratique clinique - les consultations astrologiques - s'étalant sur plus de deux millénaires et fondée, dans sa partie diagnostique, sur la notion de conflit, envisage les tensions de la personnalité comme intervenant entre sept protagonistes composant l'individu. Ces sept éléments de la personnalité, très bien caractérisés, correspondent point par point aux instances dégagées par Baudouin lorsque, en clinicien consciencieux, il essaie de faire tenir ensemble les théories des divers auteurs qui se sont intéressés à l'inconscient. Une mystique espagnole du seizième siècle décrit un "itinéraire de l'âme" qui comporte les mêmes étapes, et celles-ci se retrouvent dans la manière dont la tradition hindoue expose le cheminement vers la sagesse. La probabilité qu'un tel parallélisme soit dû au hasard est pratiquement nulle. La coïncidence étant ainsi exclue, deux interprétations sont possibles: ou il s'agit d'une même réalité objective qui a été découverte en des points différents de l'histoire humaine, ou il s'agit d'une structure de l'inconscient qui tend à se projeter sur l'objet "personnalité en développement". Mais cette hypothèse demeure-t-elle plausible si l'on tient compte du fait que les psychologues qui se fondent sur l'observation des enfants décrivent des conduites, des attitudes et une succession de crises et d'équilibrations qui correspondent bien au développement dialectique de la personnalité selon Baudouin?


Faisons le point. Nous avons établi qu'une articulation des diverses théories de l'inconscient était une exigence à la fois de la rigueur intellectuelle et d'une pratique conforme aux règles de l'éthique, Nous avons vu qu'on pouvait découvrir un principe d'unité supérieur aux divers éléments intégrés dans la synthèse, lequel rend compte de façon cohérente de la situation respective des différentes écoles. Nous avons vu que la synthèse proposée se recoupait avec la réalité connue d'une part, avec des structurations élaborées indépendamment d'autre part. Nous avons vu également que cette synthèse fournissait un outil souple, fin et nuancé pour cerner les réalités psychologiques. Si l'on ajoute à cela la cohérence interne du système, inhérente au double mouvement dialectique qui explique la formation de chaque instance par un conflit entre celles qui l'ont précédée et par une interaction entre le potentiel génétique de l'individu et les pressions du milieu extérieur, la réponse à notre question ne fait plus aucun doute. L'œuvre de Baudouin n'aboutit pas à une construction fragile faite de bric et de broc, mais à une synthèse, et même à une synthèse remarquablement réussie puisque l'intégration porte sur des éléments d'une très grande disparité et qu'elle présente, bien plus que toute autre théorie du psychisme humain, les garanties que la méthodologie scientifique et la rigueur philosophique exigent pour conclure à l'adéquation avec le réel.


Il ne faut pas s'étonner que cette œuvre soit méconnue. Dans le domaine de l'affectivité, l'homme se comporte facilement comme un enfant de moins de sept ans. Il est plus facile de s'identifier à une école, surtout si elle a pignon sur rue, que de les regarder toutes avec une égale bienveillance d'une perspective plus haute que chacune. Il est plus facile de considérer un seul axe que d'en coordonner plusieurs, parce que notre psychisme inconscient fonctionne selon la loi du "tout ou rien". Pour que l'humanité découvre Baudouin, il faut qu'elle connaisse une maturation qui ne peut être que très lente. Après tout, la linguistique vient à peine de découvrir de Saussure. Pourquoi la psychologie de l'inconscient, beaucoup plus inhibée par les mécanismes de défense, serait-elle plus rapide? Attendons cinquante ou cent ans, et nous verrons la société se demander comment les contemporains de Baudouin ont fait pour passer à côté d'une telle synthèse sans la remarquer.


Que le lecteur entreprenne donc sa propre recherche en étudiant l'œuvre de Baudouin et les nombreuses sources auxquelles il a puisé. Mais, s'il veut être vraiment dans la ligne de la pensée balduinienne, qu'il fasse cette démarche cum grano salis. N'est-ce pas Baudouin lui-même qui, lors d'un séminaire où une jeune analyste avait exposé un cas illustrant parfaitement l'apparition successive des sept instances dans un processus thérapeutique, avait répondu, l'œil malicieux: "Je vous en prie, arrêtez-vous! Vous allez finir par me faire croire à mes propres théories!"


BIBLIOGRAPHIE


- Georges Antarès (1975) Manuel pratique d'astrologie (Bruxelles: Éditions de la Revue "Demain").
- Charles Baudouin (1961) Y a-t-il une science de l'âme? (Paris: Fayard).
- Charles Baudouin (1950) De l'instinct à l'esprit (Paris: Desclée de Brouwer; 2ème éd.: Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1970).
- Maryse Choisy (1948) Yoga et psychanalyse (Genève: Mont-Blanc).
- Arnold Gesell et al. (1940) The first five years of life (New York: Harper).
- A. Gesell et I. F. Ilg (1946) Infant from five to ten (New York: Harper).
- Jean Herbert (1947) Spiritualité hindoue (Paris: Albin Michel).
- Jean Piaget et Bärbel Inhelder (1969) "Les opérations intellectuelles et leur développement" in Fraisse, P., et Piaget, J., réd., Traité de psychologie expérimentale, Tome VII, L'intelligence (Paris: Presses universitaires de France).
- Jean Piaget (1970) Le structuralisme (Paris: Presses universitaires de France).
- Henri Rantzau (1657) Traité astrologique des jugements des thèmes généthliaques (Paris: Pierre Mesnard, avec privilège du Roy).
- C. I. Sandström (1966) The psychology of childhood and adolescence (Londres: Methuen).
- Thérèse de Jésus (1575) Le château de l'âme ou le livre des demeures (Paris: Seuil, 1949).


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1. Qu'on ne se méprenne pas: il n'est pas question ici de justifier Baudouin par Hegel ou par Marx, cela n'aurait aucun sens. Mais si l'on se pose la question "synthèse ou syncrétisme?" on trouvera un argument en faveur de la synthèse dans la présence, de part et d'autre, d'un procesus dialectique. En effet, quelles que soient les critiques faites à Hegel et à Marx, on ne les a jamais accusés de syncrétisme.
2. Ces deux instances correspondent aux deux principes de comportement que Freud distinguait à la fin de sa vie: le principe de répétition et le principe de plaisir.
3. Charles Baudouin (1950), pp. 287-289. Cet extrait se réfère par endroits à des aspects de la symbollique astrologique ou du yoga traités plus haut dans l'ouvrage cité. Voir ci-dessous.
4. Sainte Thérèse, Château de l'âme, "Première demeure", chap. II.
5. ibid. "Septième demeure", chap.II
6. ibid. "Première demeure", chap. II
7. ibid. "Deuxième demeure", chap.I
8. ibid. "Première demeure", chap. II
9. ibid. "Deuxième demeure", chap.I
10. ibid. "Troisième demeure", chap. II
11. ibid. "Quatrième demeure", chap. I
12. ibid. "Quatrième demeure", chap. II
13. ibid. "Cinquième demeure", chap. II
14. ibid. "Cinquième demeure", chap. III - Rappelons que chez Jung l'anima (animus) se dégage de l'Ombre;
rappelons aussi que le papillon est un symbole universel de l'âme (Psyché)
15. ibid. "Sixième demeure", chap. II
16. ibid. "Sixième demeure", chap. III
17. Loc. cit.
18. ibid. "Sixième demeure", chap. IV
19. ibid. "Septième demeure", chap. I
20. Ceux qui imaginent que le concept de conflit psychique date de la psychanalyse connaissent mal l'histoire de la pensée humaine; les astrologues ont fait de tout temps un usage constant de cette notion
21. La description succincte des instances présentée ci-dessus ne donne qu'une idée limitée de la richesse de leur symbolisme et de leur imagerie selon Baudouin. Chaque instance représente un système symbolique dont Baudouin a précisé bien des éléments dans des ouvrages qui seront cités en référence.