Claude Piron

Communication: l'alternative "respect"


Les relations se structurent


La communication n'est vraiment humaine que si elle reconnaît la dignité égale de chacun. Cet idéal est rarement réalisé. Dès que deux êtres humains se rencontrent, ils structurent la relation. Notre psychisme est à la base un animal sur le qui-vive. En une seconde il évalue les forces respectives et prépare sa tactique: s'imposer? séduire? fuir? Chez la personne moralement et affectivement mûre, ces trois options sont immédiatement écartées au profit d'une collaboration entre égaux. Malheureusement, la plupart des humains laissent la structuration s'établir d'elle-même, suivant leurs habitudes ou leur appréciation instinctive de la situation.


Il est normal de structurer la relation avec un enfant sur le mode supérieur-inférieur. Mais "normal" n'équivaut pas à "bien". Il vaut mieux renoncer aussi bien au rôle du dominant, qui impose ses vues, que du dominé, qui cède systématiquement à l'enfant. La formulation des phrases est ici d'une importance capitale, car ce sont des différences minimes qui déterminent les positions. La différence est grande, du point de vue de l'impact psychologique, entre "range tes affaires" et "ta chambre n'est pas rangée". La première formule structure la relation sur le mode dominant-dominé. C'est un ordre, et l'être humain, fait pour la liberté, tend à se révolter contre toute contrainte. Certes, souvent, la rébellion est surmontée en une seconde et demeure inconsciente. Ce n'en est pas moins une réaction qu'il est sage de prévenir. En outre, cette phrase souligne l'infériorité. Elle traite l'enfant en subordonné, lui faisant absorber un message qui, à force d'être répété, peut conduire à des sentiments d'infériorité pouvant se révéler gravement handicapants tant dans la vie professionnelle que personnelle.


La deuxième formule transmet un message différent: "J'attire ton attention sur un fait. Je te considère comme quelqu'un d'intelligent qui sait ce qu'il faut faire s'il veut retrouver ses affaires et me faciliter le nettoyage. Je fais confiance à ton bon sens et à ton sens des responsabilités". C'est une structuration partenaire-partenaire. Elle est nettement plus efficace.


La façon de communiquer détermine les sentiments. Comme ceux-ci sont contagieux, un changement dans la communication peut modifier le climat de toute une famille, de tout un milieu de travail. Les enfants dont les parents communiquent sur le mode partenaire-partenaire apprennent très tôt qu'on peut dire "non" sans être agressif, simplement parce qu'on est reconnu dans son droit de dire ce qu'on pense ou ressent. Ils apprennent aussi qu'il faut un chef, mais qu'être chef ne veut pas dire "dominer-écraser", seulement "guider avec doigté et respect", et que chacun doit accepter des désagréments pour le bien de l'ensemble. Respectés dans leur ressenti, ils se sentent respectés dans leur personne et sont amenés à respecter les personnes en ayant à leur tour des égards pour ce qu'elles ressentent.


Évidemment, on ne peut structurer les relations sur le mode partenaire-partenaire que si l'on est sorti de l'égocentrisme qui est le point de départ de notre vie psychique. Le vendeur dont la survie dépend des sommes encaissées va opter pour le mode dominant-dominé. Face au client, enfant quémandeur de par son désir, il sera le parent qui conseille et rassure. Ce qui est vrai d'un magasin l'est aussi de la société en général. Les firmes adoptent dans la publicité l'attitude dominante, celle du parent qui sait ce qui est bien pour l'enfant. Leur attitude est empreinte de supériorité. Souvent elles ramènent l'être humain à un animal qu'on va séduire par des motivations élémentaires du type sexe ou gloutonnerie, ou à un enfant narcissique qui ne peut vivre sans une haute idée de lui-même. En s'adressant directement à l'instinct, elles font fi de la dignité de la personne. Elles traitent le public comme un ensemble de machines qui, si on sait en manipuler les leviers, donnent le résultat voulu: sortir leur porte-monnaie. Aussi imposent-elles des objets dont la valeur ne tient qu'à l'image qui leur est artificiellement associée. Un article inutile devient un must. Sous-entendu: vous n'êtes rien si vous ne l'avez pas. On manipule ainsi notre désir fondamental: être. De peur de n'être rien, j'achète l'article. Être quelqu'un, c'est aussi être reconnu par les autres, être normal. Choisir cette marque, c'est cesser d'être seul. Devenir membre du grand troupeau des victimes de la manipulation.


Violence cachée


L'imposition par la manipulation psychique est une violence qui ne dit pas son nom et elle est de tous les instants. Entreprises, société, publicitaires sont de bonne foi. Ils trouvent normal de manipuler les psychismes en tirant parti du fait que l'inconscient est bel et bien inconscient, donc extérieur aux circuits de l'esprit critique. Mais la privation de dignité accumule dans les profondeurs du psychisme des affects négatifs aux effets délétères. Un de ceux-ci consiste à exacerber, par besoin de compensation, l'égoïsme ou l'aspiration au plaisir: il amorce un processus en spirale, puisque la publicité s'adresse justement à ces besoins-là, et qu'elle va les renforcer. Un autre résultat, fréquent dans une partie de la population, est de chercher à rétablir l'équilibre en écrasant par la supériorité: ironie, insulte, sadisme, harcèlement, contrôle de la vie d'autrui sont les moyens de retrouver le "plus" dont on a été privé. Un troisième effet est un sentiment de détresse ou de mal-être général, qui, dans une société persuadée que seules les choses permettent de résoudre les problèmes, conduit à l'abus de médicaments psychotropes, de somnifères, d'alcool, de tabac et de drogues. Mais le plus dangereux de tous les effets est la rage, rage inconsciente, rage refoulée parce que le Moi se crispe pour ne pas la sentir, tant il en a peur, parce qu'il en pressent le potentiel de violence. La phrase "J'ai la haine", récurrente dans la bouche des jeunes, n'en est-elle pas une expression?


On a longtemps lié la violence à la frustration. On sait aujourd'hui que l'être humain accepte facilement la frustration si on lui en explique le sens et s'il est traité avec la considération que mérite sa dignité fondamentale de personne autonome, que nul ne devrait traiter de haut. La violence est une réaction naturelle au mépris, même implicite, à une mise en infériorité. Or celle-ci est constante dans notre société. Si nous ne nous en rendons pas compte, c'est que nos psychismes ont organisé efficacement leurs défenses pour nous empêcher de la percevoir.


Une structuration malsaine de la communication linguistique


Les structurations dominant-dominé sont si multiformes qu'il serait impossible de les citer toutes. La communication linguistique internationale en offre un exemple peu remarqué. Le monde a adopté l'anglais passivement, sans le décider vraiment, sans faire le tour des options possibles ni réfléchir aux conséquences de ce choix. Or, la maîtrise d'une langue implique l'insertion dans le cerveau de centaines de milliers de réflexes que nous renforçons chaque fois que nous parlons. S'exprimer dans une langue étrangère, sauf si nous l'employons tous les jours, c'est comme être contraint de se servir de sa main non dominante. Lorsqu'un droitier s'est cassé le bras droit, des milliers de connexions nerveuses lentement mises en place se retrouvent hors jeu: il est gauche, maladroit. Il en est de même lorsqu'on parle une langue étrangère. On trouve moins facilement ses mots, on laisse tomber des nuances importantes pour se cantonner dans ce dont on est sûr, on fait des fautes qui nous rendent ridicule, ce qui fausse la relation. "Quand on parle une langue étrangère, on a l'air moins intelligent qu'on n'est", me disait naguère un collègue japonais. Le passage par l'anglais fait partie des violences qui ne disent pas leur nom, et il serait sain d'en prendre conscience. Il impose au non-natif l'adaptation à des centaines de milliers de contraintes aussi absurdes qu'arbitraires (qu'on songe à l'incohérence de l'orthographe, à l'inconstance de l'accent tonique ou à des formations perfides du type hard > hardly), dont le seul effet est de compliquer la communication. Hélas, on ne s'en rend compte que si l'on a un point de comparaison. Seuls ceux qui ont l'expérience de la communication en espéranto, structurée sur le mode partenaire-partenaire, perçoivent ce qu'est en réalité la communication par l'anglais, ou, d'ailleurs, par toute autre langue nationale, entre personnes d'origines différentes.


La structuration dominant-dominé est d'autant plus nette que l'anglophone de naissance est dispensé de tout effort. Il appartient à la caste supérieure et se comporte comme tel. Il juge normal que tout le monde parle sa langue. Or, le langage est une arme, comme le savent tous les avocats, tous les politiciens. L'infériorité linguistique est une infériorité grave. Toute négociation, toute discussion entre participants à la vie internationale sont des échanges viciés (1). Structurés entre fort et faible. Violents. Qui dira que les événements du 11 septembre 2001 ne sont pas, pour une part, liés à cette violence jamais explicitée? L'attaque des tours a représenté pour l'inconscient la castration d'un phallus arrogant, une affirmation d'être de la part de gens constamment rejetés dans le non-être. La planification de l'acte a eu beau nécessiter réalisme et maturité intellectuelle, les sentiments qui l'ont motivé appartiennent aux couches les plus primitives de l'affectivité. Pour l'inconscient des Musulmans et des Arabes, et d'une bonne partie des populations du Sud, le message lancé aux Américains a été clair: "Que le monde entier voie que vous n'êtes pas si mâles que ça!"


L'acte violent est une affirmation d'être, une façon de forcer celui qui se veut sourd à entendre un appel désespéré: "Je suis, j'existe, tenez compte de moi". C'est le plus souvent sans le vouloir et sans s'en rendre compte que, ayant inconsciemment assumé une position dominante, on adopte une manière de communiquer qui transmet à l'autre un message annihilant: "Tu n'es rien, ta personne et ce à quoi elle s'identifie (ta culture, ta religion, ta terre) sont quantité négligeable, tes besoins réels et ce que tu ressens, cela ne m'intéresse pas." Mais en adoptant cette attitude on accumule de la dynamite dans les psychismes. Il ne faut pas s'étonner si cela finit par exploser.


On peut considérer l'homme comme un animal en cours d'humanisation. Or, ce qui distingue l'homme de l'animal, c'est la communication par le langage. Il peut s'en servir pour humilier, mépriser, détruire. Il peut en faire un refuge pour se protéger de l'étranger, qui risque d'ébranler ses certitudes. Dieu merci, il peut aussi découvrir que l'attention au langage permet une relation partenaire-partenaire comportant d'immenses avantages. Cette relation passe par le respect, qui s'incarne dans la manière dont on formule ses phrases. Au stade primitif où en est l'humanité, la communication avec respect est encore rare. Mais elle progresse, à en juger par l'évolution des rapports entre parents et enfants, entre syndicats et patronat, entre Églises, entre chefs et subordonnés dans bien des lieux de travail et entre de nombreux États, qui dialoguent réellement entre égaux. Il est triste que les États-Unis, où le respect mutuel des personnes est particulièrement répandu dans la vie quotidienne, soient, au niveau gouvernemental, l'un des pays qui ait le plus nettement opté pour le mode dominant-dominé.


On peut toujours rêver. Je rêve d'une époque où l'on profiterait de l'école de recrues (2) ou d'un équivalent féminin pour enseigner les principes de l'art du respect, avec exercices pratiques sur l'impact psychologique des divers types de formulation. À terme, les couples et les familles en tireraient un bénéfice considérable, et on peut penser que, les acteurs de la vie économique se sentant mieux dans leur peau, le produit intérieur brut croîtrait dans une mesure bienvenue. On travaille mieux et on est plus créatif quand on se sent respecté. Or, bien des personnes manquent de respect, non par désir ou mauvaise volonté, mais faute d'avoir appris comment s'y prendre ou d'avoir compris quelles étaient les conséquences de telle ou telle façon de s'adresser à son interlocuteur.


Qu'il s'agisse des relations entre conjoints, parents et enfants, acteurs sociaux ou communautés ethniques, linguistiques ou religieuses, une communication partenaire-partenaire est toujours indiquée. Partout l'on voit pour le moment des affiches qui invitent le public à s'écouter pour s'entendre. Ne faudrait-il pas d'abord écouter l'Autre pour le découvrir? Et reconnaître qu'il ne sert à rien d'écouter si l'on ne répond pas par le langage du respect et de la dignité.


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1. Mme Calmy-Rey a expliqué qu'avant sa rencontre avec Colin Powell à Davos, elle a pris le temps de bien répéter ses phrases en anglais afin d'être sûre de ne pas trahir le message. La ministre est ramenée au rang d'élève.(RSR1, 01.02.03)
2. Première étape du service militaire obligatoire en Suisse.