Claude Piron

Le pari de l'engagement


Congrès international de la Fédération des Centres de préparation au mariage, Sion (Suisse), 26 mai 2006


Quand on s'engage on ne sait pas à quoi


Je dois vous parler de l'engagement, et je ne sais pas quoi dire. Maintenant que je suis là devant vous, qui comptez bien m'entendre dire des choses intelligentes sur ce sujet, je me trouve devant un gouffre terrible. Un vide affolant. Je n'ai pas d'idées. Je constate que je n'ai rien à dire sur l'engagement. Et pourtant je me suis engagé à parler.


Je parcours ma mémoire, essayant de retrouver le moment où j'ai pris cet engagement. On m'a proposé, cela m'a paru faisable, j'ai dit oui. Et maintenant je me rends compte que je suis coincé. Qu'est-ce qui m'a pris de dire oui? Je ne savais pas que, le moment venu, j'aurais beau chercher dans les recoins les plus cachés de mon cerveau, je ne trouverais rien. Si j'avais su, je ne me serais pas engagé. Mais voilà. Le drame de l'engagement, c'est qu'au moment où l'on s'engage, on sait qu'on s'engage, mais on ne sait pas à quoi. On ignore ce dont on sera capable, quelles seront les circonstances, dans quel état on sera, si on aura l'intelligence nécessaire pour faire face à l'engagement, si on aura la force de le tenir.


Je me suis engagé à parler de l'engagement parce que j'imaginais que je trouverais bien quelque chose à dire. Après tout, aider les personnes à tenir leurs engagements, ça fait partie de mes activités quotidiennes. Si je peux en parler dans une rencontre confidentielle, à deux, dans mon cabinet de psychothérapie, sous les divers aspects concrets, pratiques, pourquoi aurais-je de la peine à en parler du point de vue théorique devant une assemblée? C'était logique, au moment où je me suis engagé. Mais aujourd'hui, je constate que ce n'est pas si simple. Mettre ses idées en ordre pour un public, ce n'est pas la même chose que discuter un point précis avec une personne concrète dans une situation familière. Quand je me suis engagé, j'ai imaginé que ce serait à peu près la même chose. Or, c'est tout différent.


C'est aussi ça, le drame de l'engagement. On imagine. On est comme un scénariste qui compose l'histoire du film. On plante le décor. On se voit comme la star, le héros, qui fait ceci ou cela dans ce décor. Mais quand le moment est là, le décor n'est pas du tout ce qu'on avait prévu, et on ne se sent pas du tout comme un héros. On est un pauvre type bien enquiquiné d'avoir dit oui parce qu'on imaginait que les choses seraient totalement différentes.


Les choses ne sont presque jamais comme on les prévoit. Un des exemples les plus typiques, c'est les enfants. Autrefois les enfants venaient sans qu'on l'ait vraiment décidé. On décidait de se marier et les enfants étaient une suite aléatoire et naturelle du mariage. Aujourd'hui, le plus souvent, le couple décide d'avoir des enfants. Mais dans un cas comme dans l'autre, il y a engagement, au moins implicite, d'élever ces chers petits. C'est un engagement pris envers des inconnus. Parce que ce que seront ces enfants, on n'en a aucune idée. Ou si on en a une idée, il est garanti que la réalité sera différente. On voulait un grand gaillard, sportif, beau comme un dieu grec, intelligent et gentil, et on a un petit bonhomme plutôt lent, qui doit porter des lunettes, qui n'aime pas les légumes et qui a l'air d'être toute la journée perdu dans un rêve auquel on ne comprend rien. On voulait une petite fille mignonne, tendre et câline, qui aiderait sa maman à la cuisine, et on a une grande gigasse brusque qui ne rêve que de sport, qui n'aime pas rester à la maison et qui déclare sans ambages que quand elle sera grande elle sera plombière.


Comme on s'est engagé (même si on n'en a pas été vraiment conscient), il faut bien qu'on s'adapte.


Quand on s'engage, on donne, même si on ne s'en rend pas compte. Quand on décide d'avoir un enfant, on donne. On donne une promesse d'amour ou tout au moins de sollicitude, on livre à l'inconnu une part de notre liberté future. Et maintenant il faut prendre ce qui est arrivé et qui n'était pas du tout ce qu'on avait imaginé.


D'où la réaction, très fréquente: "Ce n'est pas à cela que je m'étais engagé!" Bien sûr que non. Ce n'est jamais à cela qu'on s'engage. Puisque par définition, quand on s'engage, on ne sait pas à quoi on s'engage. S'engager, c'est prendre un risque. Il y a dans l'engagement quelque chose qui est de l'ordre de la gratuité. On donne gratuitement, puisqu'on ignore ce qu'on recevra en échange, puisque peut-être on ne recevra rien en échange.


Gratuité et mentalité commerciale


C'est peut-être une des raisons pour lesquelles l'engagement est si difficile dans la société occidentale moderne. Notre société ne connaît plus la gratuité. Elle a une mentalité commerciale. On donne pour recevoir, si on reçoit il faut payer. Dans beaucoup de pays, de nos jours, quand vous invitez quelqu'un, la personne vient avec une bouteille de vin, un bouquet de fleurs ou une boîte de chocolats. Il lui est impensable que vous l'ayez invitée pour elle, sans contrepartie, juste parce qu'elle est elle et que ça vous fait plaisir de passer une soirée à bavarder ensemble. Et quand vous l'invitez, elle se dit: "Il faudra rendre, il faudra que je les invite à mon tour ". Tout est échange. Tout se paie. Pas de don gratuit.


Ce manque de gratuité contribue au mal-être de notre civilisation, mais les gens ne s'en rendent pas compte. Il nous éloigne de Dieu, parce que Dieu est don gratuit. Un pâturage en montagne, s'il n'y avait que de l'herbe, serait déjà très beau, avec le ciel bleu et le décor de sommets enneigés. Et cela lui suffirait à remplir sa fonction. Mais Dieu y rajoute quelque chose d'inutile, de gratuit: des fleurs. Elles ne sont pas nécessaires, mais elles ajoutent un plus. Elle manifestent la splendeur de Dieu. On peut dire la même chose de Mozart. Il n'était pas nécessaire, ce qui n'est pas nécessaire est gratuit, générosité pure. Le monde sans Mozart aurait été le monde magnifique à certains égards, épouvantable à d'autres, qu'il est aujourd'hui. Mais, gratuitement, sans paiement de notre part, sans contrepartie, Dieu nous a donné Mozart. Et le monde avec Mozart est plus riche, plus sympathique, plus beau que le monde sans Mozart.


Avec la mentalité commerciale - je te donne, tu me donnes en échange - on attend toujours quelque chose de positif de la relation. C'est la raison pour laquelle la mentalité de notre société n'arrive pas à mettre l'engagement à sa place. Quand on s'engage, on donne, mais qu'est-ce qu'on reçoit en échange? Certes, il peut y avoir de grands bonheurs. Mais il y a aussi, bien souvent, des ennuis, des travaux, des souffrances. Il est vrai que fréquemment, cachées derrière ces efforts, ces peines, ces tensions apparaissent des joies imprévues, qu'on aurait jugées impossibles, avant. Quand l'enfant est handicapé dès la naissance, toute la vie change. Rien de ce à quoi on croyait s'être engagé ne se déroule comme prévu. Mais une des choses qu'on découvre, bien sûr au bout d'un certain temps seulement, c'est que toutes ces contraintes imposées à notre être, à notre confort, à notre conception d'une vie agréable, recèlent en fait des joies insoupçonnées. Mais ce n'était pas pour recevoir ces joies-là que nous avions donné notre engagement. Si on nous avait dit qu'elles existaient, nous aurions traité notre interlocuteur de menteur, d'enjoliveur, de faux jeton essayant de nous faire avaler une horrible pilule en tentant de nous faire croire que ce n'est pas une pilule amère. Pourtant c'est une expérience faite par d'innombrables personnes: il peut y avoir dans la relation avec un handicapé une source étonnante de joie. Mais tout le monde ne la découvre pas. Pour tirer la joie du malheur, il faut une certaine attitude. Il faut une maturité affective qu'il n'est pas si simple d'acquérir.


La maturité affective implique l'acceptation du réel


Un des signes de la maturité affective c'est la capacité d'accepter le réel tel qu'il est. C'est facile d'accepter le réel quand il est agréable. Quand il est désagréable ou douloureux, c'est très difficile. Notre premier mouvement est de dire non.


Quand on a décidé d'avoir des enfants, on a accepté d'avance, ou on aurait dû accepter d'avance, les conditions de la vie sur notre planète. Rien n'est parfait sur notre planète. La perfection existe, mais pas ici. De l'autre côté. Chez Dieu. Nous sommes dans le monde de l'imperfection. Sur terre, par exemple, la vie inclut la mort. Quand on décide d'avoir un enfant, ou quand on accepte l'enfant qui est venu sans qu'on l'ait décidé, on devrait, si on était affectivement mûr, accepter sa mort, dès sa première présence dans le ventre de la mère. Cela ne veut pas dire qu'il faut y penser tout le temps ou même la croire probable. Il ne faut pas confondre "possible" (parce que faisant partie du réel) avec "probable" (parce que les circonstances font que le jeu des causes et effets vont vraisemblablement agir dans ce sens-là). Il y a 9999 chances sur 10.000 que l'enfant ne meure pas avant l'âge mûr. Mais il y a le 0,01% de chances que le décès se produise. Et quand il se produit, on n'en a rien à fiche que sur 10.000 couples il y en ait 9999 qui continuent à voir leurs enfants tous les jours, à les voir rire et jouer et grandir et se développer. Il est même normal d'en être jaloux et d'en vouloir à tous ces parents qui ont des enfants qui bougent, qui font du bruit, qui dérangent. C'est irrationnel, c'est injuste, puisqu'ils n'ont rien fait de mal, ils ne nous ont rien fait. Mais c'est humain.


Il est difficile d'accepter le réel. Quand un enfant est mort, la première chose qu'on se dit, c'est: "Ce n'est pas vrai. Ce n'est pas possible." Notre premier réflexe est de nier. Parce que le réel est trop dur, il est impossible à avaler et à digérer. Il faut beaucoup de courage, beaucoup de force morale pour assumer la réalité. Mais elle est là, et elle est plus forte que nous. Nous avons un choix à faire, mais entre deux options seulement. Il y a une option qui est exclue. Et pourtant c'est celle que nous désirons de toute notre âme, celle vers laquelle s'orientent spontanément toutes nos énergies: que l'enfant soit vivant. Cette option-là n'est plus disponible. Le choix qui se présente est: ou j'accepte, ou je refuse. Oui ou non. Ou je regarde l'événement en face et je dis "OK, je prends", même si tout mon être se révolte contre ce geste. Ou je lui tourne le dos, et je dis "Non", et je me prépare des années de souffrance, parce que je me serai mis en dehors de la réalité. Et quand on n'est pas dans le réel, on n'est pas adapté à ce qui est, aux conditions de la vie. Quand on n'est pas adapté aux conditions, on se sent mal. Si on est dans une voiture dont le siège est tellement en arrière que nos pieds n'arrivent pas à toucher les pédales, ça ne va pas, on ne peut pas conduire. Si le siège est tellement près qu'il n'y a pas assez de place pour nos jambes, ce n'est pas mieux. Pour que les choses aillent bien, il faut qu'il y ait harmonie entre nous et le réel. Et quand le réel comprend des choses inchangeables, comme la mort d'un être aimé, l'harmonie entre le réel et nous ne s'établira que si c'est nous qui acceptons de changer.


Dans ce que je viens de dire, le mot inchangeable est important. Quand on s'engage dans un nouvel emploi, on ne sait pas à quoi on s'engage. On ne sait pas comment se comporteront le patron et les collègues, ni quelles seront les conditions de travail. Pour que tout se passe bien, il faut qu'il y ait harmonie entre tout ce contexte et notre personne. Mais cela ne veut pas dire que c'est nécessairement à nous de nous adapter. Si les conditions sont mauvaises, le patron injuste et qu'un collègue se livre au mobbing, on peut agir pour adapter les conditions à nos désirs légitimes, et si c'est impossible, on peut, sans changer quoi que ce soit au niveau de notre personne, quitter cet emploi et en chercher un autre (bien sûr, en pratique, ce n'est pas toujours si simple, je suis obligé de schématiser).


Il y a donc des engagements qui peuvent être modifiés, et il y en a qui ne le peuvent pas. Si l'enfant que j'ai appelé à la vie, sans lui demander son avis, a une maladie incurable, je ne peux rien y changer. Je ne peux changer que moi. Et je ne peux même pas changer le fait que ce soit difficile de me changer. Que ma première réaction soit de refuser de m'adapter, c'est normal, c'est humain, c'est comme ça que je suis fait sans l'avoir choisi. Je dois donc accepter le fait et accepter en plus un deuxième fait, à savoir : que ce premier fait, dans un premier mouvement, je ne l'accepte pas. Il va falloir que je fasse sur moi-même tout un travail d'éducation, pour amener cette personne que je suis à accepter une chose que toute mon affectivité refuse, pour qu'elle s'y adapte, pour créer l'harmonie entre ma personne et les circonstances, entre ma personne et le cadre, entre ma personne et le réel. Donc pour être plus fort que je ne suis, pour m'amener à regarder en face ce dont je me détourne, et me faire avaler et digérer cette chose atrocement amère et dégoûtante qu'est ce fait définitif, totalement inchangeable.


Importance de l'exercice


Comment peut-on se rendre plus fort qu'on n'est? C'est un miracle des ressources de l'être humain. La force psychique, on la crée en l'exerçant. Exactement comme la force physique. Si vous voulez développer un muscle, il suffit de l'exercer, il se développera. C'est vrai de tout ce qui est vivant. Si vous voulez développer votre culpabilité, c'est très simple. Vous vous répétez constamment: "je suis coupable, je suis coupable, je suis coupable, je suis indigne, j'ai fait le mal". Si vous vous répétez ça cent fois par jour pendant un mois, à la fin du mois vous vous sentirez parfaitement coupable, même si vous n'avez rien fait de mal. Le même résultat peut être obtenu si c'est un proche qui vous le répète à longueur de journée.


Mais l'exercice psychique est aussi efficace dans le sens positif. Si vous avez l'impression que vous aimez moins votre conjoint, que quelque chose est en train de se désagréger dans votre amour, que vous avez moins de plaisir à être ensemble, à vous parler, à l'accepter tel qu'il ou elle est, et si, du coup, vous sentez que votre engagement chancelle, vous pouvez faire des exercices. Commencer par repérer le problème en étant attentif à ce qui se passe en vous. Vous exercer à l'attention à vous-même. À vous dire, sur le moment, à l'instant même où cela se passe: "Quand elle fait ça, elle m'agace", "Quand il parle comme ça j'ai envie de lui taper dessus". Puis vous dire "L'agacement, ce n'est pas quelque chose d'imposé, de fatal, on peut travailler dessus comme on peut travailler sur un muscle ou une articulation, ou, si vous jouez d'un instrument de musique, comme on peut répéter et répéter le passage difficile jusqu'à ce qu'on le joue sans faute. Je vais essayer de m'exercer à diminuer mon agacement, à le remplacer par quelque chose d'autre, de l'humour par exemple. Ou je vais essayer de m'exercer à couper ma réaction agressive juste avant qu'elle se manifeste et à canaliser mon agressivité sur autre chose, par exemple sur ma pâte à gâteau, que je vais pétrir, modeler, déformer, reformer, mettre en boule, etc., en passant sur elle toute ma colère."


On peut donc travailler sur soi pour remplacer un désamour par une reprise d'amour. Je ne dis pas que c'est facile. Il ne suffit pas d'affirmer la chose pour que le problème soit réglé. Je ne dis pas non plus que l'amour d'après sera le même que l'amour d'avant. Peut-être que oui, peut-être même plus profond, mais peut-être que non. Il y a un piège dans lequel on tombe facilement. On se fait piéger par le langage. On emploie un mot: "amour", et on croit que c'est une chose, une chose qu'on a, qu'on possède. Et qui est immuable. C'est complètement faux. Mon amour n'est pas une chose, mon amour, c'est moi, c'est une forme que prend mon être, et notamment mon être dans une relation. L'amour est une modalité ou une modulation de l'être. C'est une façon de vibrer par rapport à l'autre. L'amour est comme un feu. À chaque seconde il est différent. Il peut y avoir des moments où il est presque mort. Mais si on sait comment s'y prendre, comment on remet du petit bois, en faisant bien attention à ne pas étouffer ce petit reste de feu, en veillant à le placer correctement, en tenant compte du fait que la flamme a toujours tendance à monter, on peut au bout de quelque temps avoir de nouveau une très belle flambée.


On peut être amoureux toute sa vie, mais on ne sera pas amoureux à 50 ans comme on l'était à 25. Trop de gens, quand ils constatent qu'ils n'aiment plus de la même manière, se disent, à tort: "Je n'aime plus". Tout change constamment chez un être vivant, aussi l'amour. Il est bon de s'entraîner à accueillir le changement sans le prendre pour une disparition. Vous avez été enfant, vous êtes adulte. Est-ce que vous avez disparu? Non, c'est toujours vous, sous une autre forme. Quelque chose peut disparaître alors que l'essentiel est préservé. Chez beaucoup d'hommes, la racine de l'amour est sexuelle. Il y a des hommes pour qui l'engagement dans l'amour est comme l'achat d'un appartement. "Cette femme, elle me plaît, c'est vraiment chouette quand je m'unis à elle. Je vais me la payer pour toute la vie, comme ça je l'aurai sous la main quand j'en aurai envie." Exactement comme s'ils disaient: "Si j'achète cet appartement, je n'aurai pas de loyer à payer, et je l'aurai pour toute la vie." Seulement, la sexualité évolue. Elle se modifie avec l'âge. Le désir peut diminuer, s'atténuer ou se teindre d'une ambiance "corvée". Il peut se porter sur quelqu'un d'autre que le conjoint. Si l'engagement était essentiellement ancré dans une vision simpliste de la sexualité, il risque fort de s'éteindre. Mais ce n'est pas obligé. Il arrive qu'un engagement de ce type fasse une mutation. Cela se produit quand l'intéressé est assez mûr pour se rendre compte du changement, et prend la peine de l'observer et de réfléchir à son intérêt à long terme, plutôt qu'à son désir immédiat. Il peut alors découvrir comment regarder d'un œil neuf sa vie de couple de manière à trouver une nouvelle façon d'aimer, comment régénérer l'amour, en le motivant autrement.


La volonté n'est pas en prise directe sur le sentiment


Pour tenir un engagement, il faut être attentif à ce qui se passe en nous. Pourquoi s'engage-t-on? C'est toujours à cause d'un sentiment. On s'engage dans le mariage parce qu'on aime. On s'engage dans le sacerdoce parce qu'on se sent poussé par un désir de faire avancer le Royaume de Dieu. On s'engage dans une profession parce qu'elle nous attire, au pire parce que c'est la moins désagréable de celles entre lesquelles on a le choix, mais même si la motivation est aussi négative, elle est de l'ordre du sentiment. Bien sûr, dans l'engagement il n'y a pas que le sentiment, la raison peut intervenir, et il est bon qu'elle joue son rôle, mais ce n'est pas elle qui crée la motivation. Elle aide, elle confirme, mais elle ne suscite pas. La motivation vient toujours d'un sentiment.


Et c'est un des éléments du drame de l'engagement. Les sentiments ne dépendent pas de notre volonté. On n'est pas amoureux parce qu'on l'a décidé, on n'est pas joyeux parce qu'on l'a choisi, on n'est pas dégoûté parce que c'est ce ça qu'on veut. Le sentiment est là, et on est mis devant lui comme devant un fait accompli. Non seulement on ne peut que le constater, en prendre acte, et pas le créer, mais en plus on n'est pas en prise directe avec lui. On ne peut pas le changer à volonté. Une institutrice qui entre dans sa classe à la rentrée, parcourt des yeux tous ces gamins assis devant elle, peut éprouver pour l'un d'entre eux, dès la première seconde, une profonde antipathie ou une inexplicable tendresse. Elle ne peut pas changer son sentiment par une décision, un acte de volonté. Elle peut contrôler ses actes pour éviter que ce sentiment ne débouche sur de l'injustice, mais elle ne peut s'empêcher de préférer celui-ci et de ne pas aimer celui-là. Du moins pas comme on décide de faire ou de ne pas faire tel ou tel geste. Si je suis en bonne santé, il suffit que je le décide pour faire ce geste-ci. Mais si je suis triste, je ne peux pas me rendre joyeux en le décidant. Si je n'aime pas, ou plus, il ne me suffit pas de le décider pour aimer.


Dire qu'on n'est pas en prise directe avec le sentiment ne signifie pas qu'on soit impuissant. On peut agir sur le sentiment indirectement. Un sentiment se nourrit, ou on le laisse dépérir. La volonté peut agir, mais pas sur le sentiment lui-même, seulement sur ce qui va faire qu'il s'intensifie, qu'il périclite ou qu'il se modifie. Comme le feu. On peut modifier la qualité du bois, sa disposition, l'apport d'air, mais on ne modifie que les éléments qui nourrissent le feu ou l'étouffent. On ne peut pas y mettre la main pour lui donner la forme qu'on veut.


Le mari qui constate qu'il en veut à sa femme et qui accepte d'agir pour rester fidèle à son engagement ne peut pas cesser de lui en vouloir par une simple décision prise en une seconde. Ce qu'il peut faire, c'est observer ce qui se passe en lui, observer son discours intérieur et le modifier. Si chaque fois qu'il constate qu'il lui reproche ceci ou cela, il se dit: "attention, je suis en train de nourrir en moi un sentiment négatif ; ce n'est pas dans mon intérêt ; qu'est-ce que je pourrais penser pour contrer cette tendance à entretenir le sentiment destructeur?", s'il fait ça avec sérieux, il arrivera à gérer la situation, à laisser dépérir le négatif et à entretenir un sentiment positif qui finira par régler le problème. Parfois, si les choses sont allées très loin, il devra demander l'aide d'une autre personne. Aussi l'aide de sa femme, parce qu'il faudra probablement qu'ils discutent de ce reproche tous les deux en essayant d'être aussi honnêtes et bienveillants que possible. Là vous pouvez sentir ce qu'est un engagement. Il faut avoir les yeux de l'esprit fixés sur le but. Le but, c'est "que ma femme aille bien, qu'elle soit heureuse et que moi aussi j'aille bien, que je sois heureux avec elle, que je fasse tout pour qu'elle ait envie de me rendre heureux en comprenant que c'est comme cela qu'elle se rendra heureuse elle-même". Vous voyez, dans l'engagement, on dépasse toujours le Moi. Dans l'exemple que je viens de vous donner, l'intérêt du Moi est pris en compte, ça peut même être la motivation principale, mais il est conçu comme dépendant de l'intérêt de l'autre. Dans l'engagement, on donne. On donne une part de sa liberté, on subordonne son envie à soi au bien de l'ensemble, dans le cas du mariage au bien du couple.


La vie n'est pas facile


Ce n'est pas facile. C'est bien parce que ce n'est pas facile que la proportion de couples qui marchent mal ou qui se défont est si grande. Nous vivons dans une société qui empêche beaucoup de gens d'être heureux en les imprégnant de messages faux, et notamment de l'idée que ce qui est normal, c'est que les choses aillent bien et que tout soit facile. Ce n'est pas vrai. La vie n'est pas facile, et tous les gadgets et tous les trucs qu'on invente pour la rendre plus facile sur le plan matériel n'enlèvent rien au fait que sur le plan relationnel, et sur le plan de la gestion de nos émotions, de nos sentiments, de nos rêves, de nos détresses, de nos désarrois, de l'orientation de nos énergies, ce n'est pas plus facile qu'il y a 10.000 ans. C'est une des choses qu'il faudrait accepter quand on prend un engagement. Il y a de fortes chances que ce ne soit pas facile, en tout cas dans la durée. Il peut y avoir des périodes où tout va bien, mais il y aura forcément des adaptations à faire qui seront difficiles, et si on ne l'accepte pas d'avance on ne sera pas armé pour tenir l'engagement dans la durée.


La prière ou l'art d'orienter son âme


Tenir dans la durée, c'est recommencer. Recommencer chaque jour. Là aussi il y a un piège fréquent. On croit qu'un engagement est pris une fois pour toute. Non. C'est une décision, un choix, le début d'un acte qu'il faut renouveler à chaque instant. C'est un des domaines où les croyants ont un avantage sur les non-croyants, parce qu'ils ont un moyen de faciliter ce recommencement: la prière. Si l'on se dit tous les matins quand on se lève: "Seigneur, fais que j'utilise toutes mes ressources pour tenir mes engagements", on aura beaucoup plus de chances d'y arriver que si on ne dispose pas de ce moyen-là. Personnellement, je suis persuadé que la prière est efficace parce qu'elle nous assure l'aide d'êtres spirituels situés dans un autre monde que notre univers matériel et en contact avec lui. Mais il n'en est pas moins vrai que ce type de prière a une efficacité purement humaine, purement psychologique, parce qu'elle est aussi un appel aux ressources inconscientes qui existent en chacun de nous.


Ce type de prière est une orientation de l'âme vers un but précis avec acceptation, d'avance, que nous n'aurons pas conscience des moyens qui seront mis en œuvre pour atteindre ce but. C'est l'attitude psychologiquement la plus efficace pour réaliser un objectif qui n'est pas sous la dépendance directe de notre volonté.


En outre, la prière oblige à être honnête avec soi-même. Si vous en voulez à votre mari, vous rendez compte que cela complique votre engagement et acceptez de travailler sur vous pour changer, il faut que vous regardiez tout cela en face, quitte à dire à Dieu, ou à Ste Rita, sainte des impossibles, ou à quelque autre être de l'autre bord avec qui vous entretenez de bonnes relations: "Pour tenir mon engagement, ou pour être heureuse, il faudrait que je cesse d'en vouloir à mon mari, mais je constate que je n'en ai pas envie. Ce dont j'ai envie, c'est de nourrir ma rogne, de me répéter que je suis victime, qu'il est dégoûtant de ne pas m'accepter comme je suis ou d'attendre de moi que je fasse ceci ou cela. Seigneur, fais que cette envie s'atténue et disparaisse. Ou alors que j'arrive à le faire changer en mettant en œuvre des moyens qui le respectent pleinement. Moi, toute seule, je n'y arrive pas, mais si tu m'envoies une légion d'anges ou mobilise quelques millions de saints pour faire mon éducation, cela se fera malgré ma faiblesse et ma mauvaise volonté."


On ne réussit rien si on n'est pas honnête avec soi-même, puisque la première condition de réussite est d'être en harmonie avec le réel. Donc si on constate un début de désamour, il faut se le dire, le regarder en face, et se dire: "Qu'est-ce que je peux faire?" La grande erreur que font beaucoup de gens, et qui les empêche de tenir leurs engagements de couple, c'est de prendre le changement pour un changement définitif: "C'est comme ça, c'est un fait, il n'y a rien à faire." Ils se comportent par rapport à eux-mêmes, êtres vivants, donc changeables, comme s'ils étaient une pierre ou une machine, un robot, qui ne peut changer par ses propres forces.


Pour réussir, il faut partir du réel. Et le réel, c'est que ce n'est pas facile de changer quand on n'en a pas envie. Souvent on ne peut pas y arriver tout seul, et il est bon de lancer un appel aux êtres spirituels. Mais souvent, il faut aussi chercher sur terre la bonne personne qui nous aidera. Ce peut être un ami, une vieille tante, une cousine, un prêtre, un ancien prof, un conseiller conjugal, un psy. Il est sage, aussi, de chercher cet aide en nous. On peut combiner cette recherche avec la prière, par exemple en se disant: "Voilà, je constate telle évolution en moi, ou dans notre couple, et je ne vois vraiment pas comment m'y prendre pour que ça aille bien. S'il te plaît, Seigneur, inspire-moi, aide-moi à aller chercher dans les ressources de mon psychisme, qui sont infiniment plus immenses que je ne le crois, les idées et les forces dont j'ai besoin pour passer ce passage difficile et retrouver le chemin de l'harmonie". Si vous faites cela, vous constaterez qu'au bout d'un certain nombre de répétitions, quelque chose changera en vous, il y aura des portes qui s'ouvriront, des idées qui vous viendront, peut-être simplement l'idée de vous adresser à tel prêtre ou psychologue, ou à telle amie ou collègue, ou peut-être l'idée de lire tel livre ou d'assister à telle conférence qui vous mettra sur la voie de la solution. On ne peut pas prévoir sous quelle forme l'aide se concrétisera, parce que Dieu, et notre inconscient, sont extrêmement créatifs. Ils ont le talent d'inventer des chemins qu'on n'imaginait absolument pas. Mais l'expérience prouve que, si on a la bonne attitude, la réponse viendra.


Il faut avoir la bonne attitude, parce que si l'on bloque d'avance la découverte de l'aide en se répétant: "Je n'y crois pas", Dieu, ou nos ressources profondes, auront beau nous mettre le poteau indicateur sous le nez, nous ne le verrons pas, puisque d'avance nous aurons fermé les yeux. Or, c'est humain, de ne pas croire et donc de refuser de s'ouvrir pour accueillir les solutions. On s'est fait si souvent avoir quand on était petit par des gens qui essayaient de nous influencer avec des paroles prétendument consolantes et gentilles, mais qui étaient en fait fallacieuses, et n'avaient pour but que de nous faire faire ceci ou cela en nous trompant au sujet de ce que cela impliquait! Il est normal de décider qu'on ne se laissera plus berner. C'est normal, mais une réaction normale n'est pas forcément une réaction bonne. En l'occurrence, se bloquer ainsi, c'est se priver de solutions utiles. Heureusement, il existe un remède facile à ce refus. Le mot "Peut-être". Il est très important de l'introduire dans ses pensées quand on repère qu'on est sceptique. Se dire: "Peut-être qu'il y a quelque chose de vrai dans tout ça. Peut-être que si je prie, quelque chose changera. Peut-être qu'en me barricadant contre le risque de croire, je me coupe de sources d'énergie qui me seraient véritablement utiles. Peut-être... peut-être... peut-être..."


Cette attitude est efficace même si l'on n'a pas la foi. C'est mieux si on le fait avec foi, parce qu'alors on multiplie les effets psychologiques par les effets spirituels. Mais il n'est pas nécessaire de croire pour avoir l'effet psychologique. Ce qui compte, c'est l'orientation des énergies psychiques. Et quand vous dirigez vos pensées dans ce sens-là, vous orientez vos énergies dans le sens d'une solution. C'est un peu comme quand, dans un ordinateur, vous déclenchez la fonction "recherche". Quelque chose se met à passer en revue tous les mots de tous les documents de tous les dossiers que vous avez dans votre ordinateur, et trouve l'expression recherchée. Bon, dans le psychisme, ce n'est pas aussi rapide. Il faut souvent des mois. Mais le principe est le même: vous adressez une demande à quelque chose qui est en vous et que vous ne connaissez pas, ou à quelqu'un qui est en vous et que vous ne connaissez pas, de même que vous demandez quelque chose à votre ordinateur sans le connaître: vous n'avez aucune idée de toutes les connections de tous les fils ou de tous les transistors qui sont dans cette boîte et qui font que vous pouvez lancer une recherche et aboutir au résultat. Il y a un acte de foi, quand vous appuyez sur la touche "Recherche" de l'ordinateur. Le même acte de foi vous pouvez le faire avec vous-même. Il y a en vous quelque chose ou quelqu'un qui est orienté vers votre bien, et ce quelque chose ou ce quelqu'un vous fournira la réponse. À terme.


Travailler sur l'être plutôt que compter sur les choses


Cela vous étonne qu'il y ait quelque chose ou quelqu'un en vous qui soit orienté vers votre bien? Mais c'est la même chose avec votre corps. Il est programmé pour réparer, compenser, rétablir l'équilibre. Vous vous êtes coupé? Le corps répare la coupure et la cicatrise. Un méchant virus vous a atteint? Votre corps produit des anticorps pour l'empêcher de nuire. Votre pied heurte un obstacle pendant que vous regardiez en l'air, vos nerfs se lancent dans toute une série d'actes de perception et de commandes à vos muscles pour que votre corps se redresse et ne tombe pas, ils ont plus de chances d'empêcher la chute que de la laisser se produire. Bien sûr, ça ne réussit pas à tous les coups. Votre corps est organisé pour que cela se passe dans le sens du bien, seulement il y a des fois où les forces négatives sont plus puissantes que ces systèmes d'équilibration et de réparation, et où il faut ajouter un médicament ou une technique particulière. Il n'en reste pas moins que ce n'est pas le médicament ou l'exercice physiothérapique qui vous guérit, ils ne font que déclencher les ressources innées, curatives, de votre organisme. Ce sont elles qui sont les véritables agents de la guérison.


Notre société survalorise les techniques et les médicaments. Autrement dit les choses. Et les solutions de facilité. Vous êtes angoissés? Prenez un anxiolytique. Vous n'arrivez pas à dormir? Prenez un somnifère. On s'est tellement habitué à résoudre les problèmes par des choses, en intervenant au niveau de l'avoir, et non au niveau de l'être, qu'on a complètement perdu l'art de gérer son corps et son psychisme sans moyens extérieurs. Or, il est rare que ces moyens extérieurs aillent vraiment profond. C'est pour cela que les engagements sont moins souvent tenus aujourd'hui qu'il y a 50 ans. Toutes sortes d'études le confirment, et notamment les statistiques sur le divorce. Quel rapport, me direz-vous, avec l'habitude de régler les problèmes par des choses et des techniques?


Notre société fuit la profondeur


Tout simplement le suivant. Pour s'engager, il faut que la personne qui s'engage soit ancrée dans son être à un niveau assez profond. Un bateau qui a jeté l'ancre dans une crique ne résistera aux tempêtes que si l'ancre s'est enfoncée dans le sous-sol. Si l'ancre ballotte entre deux eaux à un mètre ou deux de la coque, alors que le fond est à cinq mètres, il n'y a pas d'ancrage, cela ne va pas tenir. S'engager est du même ordre. C'est se fixer, se fixer solidement. Ce n'est pas quelque chose de superficiel. Or nous vivons dans une société qui conditionne les gens à vivre dans le superficiel. Pour atteindre les couches profondes de l'âme, là où s'ancre l'engagement, il faut avoir le temps d'y aller. Une société qui met l'accent sur la vitesse, qui peuple l'espace auditif de musiques ultra-rapides, ne permet pas de descendre à ce niveau. Ce n'est pas le rap qui permet de descendre en soi. Comprenez-moi bien, je ne dis pas qu'il s'agit d'y renoncer, ou d'y voir le mal. Ce que je critique, c'est l'habitude de s'entourer de rythmes rapides. Combien de personnes n'y a-t-il pas qui, dès qu'elles montent dans leur voiture, branchent la radio ou un CD qui va les assourdir avec des musiques très bruyantes au rythme excité? Des études sur les types de musique et leur impact sur le système neuropsychologique ont montré que le rap stimulait l'agressivité, alors que le grégorien rendait calme et serein.


Pour descendre dans le profond, il faut aussi accepter le silence. Si on est entouré de bruit, on ne peut pas descendre au fond de soi. Même si on ne l'écoute pas, le bruit sollicite notre système nerveux.


Pourquoi tant de gens ont-ils besoin d'un bruit de fond à longueur de journée? Ils sont à peine entrés chez eux qu'ils allument la radio, ou la télévision qu'ils ne regardent même pas. Pourquoi? Parce qu'ils ont peur de se retrouver face à face avec eux-mêmes, ils ont peur de leur réalité profonde, ils ont donc besoin de moyens pour rester à un niveau superficiel. Un de ces moyens consiste à s'entourer de bruit. On pourrait dire la même chose de la solitude. Il y a des gens qui doivent tout le temps être entourés d'autres personnes. Or, notre réalité profonde, nous ne la trouvons que lorsque nous sommes seuls. D'autres peuvent aider. Mais pour se mettre vraiment en face de soi, il faut assumer la solitude que cela exige.


Je reviens à la vitesse. Pour aller au fond de soi, et donc au fond des choses, au fond de la vérité, du réel, il faut accepter une certaine lenteur. Si on est tout le temps en train de sauter d'une chose à l'autre, on ne peut pas être suffisamment concentré pour faire le tour d'une question, s'il s'agit d'une réflexion, ou pour sentir ce qu'il serait bon de sentir, s'il s'agit d'une ouverture à l'inspiration, d'une découverte de qui on est ou d'une orientation de l'âme vers le bien.


Non seulement il faut apprendre à savourer la lenteur, à découvrir tout ce qu'elle contient comme richesse et comme force, il faut aussi apprendre à s'arrêter. Ne rien faire. C'est un art que notre société ne connaît plus et n'enseigne plus. Au lieu de ne rien faire, c'est-à-dire de se reposer vraiment tout en laissant les maturations indispensables s'organiser d'elles-mêmes au fond de notre âme, on regarde la télévision, ce qui, loin de reposer, nous fatigue en sollicitant constamment notre système nerveux, et empêche que l'arrêt d'activité et le silence fassent leur effet dans le psychisme. Des ressources d'une richesse dont notre société n'a nulle idée sont cachées dans l'adoration. Mais l'adoration n'est possible que dans l'arrêt d'activité, dans le silence et dans la solitude. Si l'on n'est pas croyant, on peut remplacer l'adoration par la contemplation mentale d'une image bien centrée, ce que les Tibétains appellent un mandala. Vous avez remarqué que lorsqu'on pénètre dans un cloître on se sent tout de suite plus calme? C'est parce qu'un cloître est une figure bien centrée, qui comprend toujours un chemin sur quatre côtés avec un centre bien marqué, par exemple un puits, ou une statue. Le simple fait d'entrer dans un cloître, ou de visualiser un cloître, est une sorte d'antidote à la dispersion.


Pourquoi notre société a-t-elle inventé toutes ces techniques qui empêchent d'aller dans la profondeur de l'être, là où s'ancrent les engagements? Parce que nos contemporains ont peur. Ils ont peur du vivant, du réel, de ce qu'ils sont.


Il y a au fond de tout psychisme humain une zone très épaisse de calme, mais la plupart des gens, à notre époque, ne s'y rendent jamais. Ils se maintiennent dans l'activisme, ou dans la distraction passive, ou dans le bavardage, beaucoup, n'étant plus capables de ne rien faire naturellement, n'ont plus de sommeil naturel, ils prennent des somnifères, de sorte que même la nuit n'est pas un moment où la descente dans le fond est possible, la plupart des substances utilisées à cette fin empêchant l'éclosion des rêves qui devraient se présenter.


La peur de la vie, et de la vie en nous


Et pourtant, cette descente fait tellement de bien. Quand on a cessé son activité, qu'on s'est mis dans le silence, si l'on ferme les yeux, si l'on imagine une descente, on peut accéder à cette zone de calme, là où tout s'apaise, là où on peut rencontrer l'Esprit. Mais avant de rencontrer l'Esprit, on rencontre ce qu'on est, et c'est cela qui fait peur. Nous sommes vivants. Et qui dit vie dit instincts. Nous rencontrer nous-mêmes, c'est, bien sûr, rencontrer des trésors d'intelligence, de bonté, de générosité, de créativité, mais c'est aussi rencontrer un animal, égoïste comme un tout petit enfant. Et cet animal nous fait peur. Il a l'air tellement plus puissant que notre pauvre petit Moi!


Et c'est vrai qu'il l'est. Mais cela ne signifie pas que le petit Moi soit démuni. Si les corridas passionnent à ce point les Espagnols, c'est parce qu'elles représentent une occasion de vivre par procuration la situation de notre être profond. Un taureau lourd, fort, puissant, et un petit bonhomme, mincelet, minuscule par rapport à son adversaire, d'une fragilité évidente qui, par comparaison avec l'immense masse qu'il affronte, devrait être ridicule. Mais il a la souplesse, l'intelligence, l'instinct, l'art. Et c'est lui qui gagne.


Bon, dans un être humain, il est préférable de ne pas abattre la bête, mais de l'apprivoiser, d'apprendre à la respecter et à l'aimer et à lui dire qu'on l'aime, comme le font les bons cavaliers, qui savent parler à leur cheval, le rassurer, le guider, et mettre sa force à leur service.


Quoi qu'il en soit, on a peur de la lenteur, du silence, de la solitude, de la contemplation, parce que ce sont des éléments qui nous mettent en présence du vivant en nous, de l'animal. Et parce que personne ne nous dit jamais comment on peut faire pour l'éduquer, pour établir avec lui une bonne relation, faite d'estime et de confiance réciproques, et donc d'harmonie. Notre société préfère fuir dans le bruit, l'activisme, la distraction, le superficiel. C'est pourquoi si peu de gens atteignent le niveau de l'engagement, qui est un niveau d'ancrage profond.


Dans le fond de l'être, il y a le calme, mais il y a aussi la force. Quand le cavalier fonde la relation avec son cheval sur le respect de sa nature, il peut utiliser la force de sa monture sans qu'elle devienne violence. C'est ce que peut faire le Moi avec la partie instinctive du psychisme inconscient. Le Moi est petit, fragile, vulnérable. Il n'atteint à la maturité affective, et donc à l'aptitude à tenir ses engagements, que s'il accepte le réel tel qu'il est, y compris le réel de lui-même. Cela, ça s'appelle humilité. Pour pouvoir tenir ses engagements, il faut se percevoir fragile, faible. Savoir qu'on ne tiendra pas forcément avec la fermeté à laquelle on s'engage au début, quand on n'a pas l'expérience des difficultés et de leur complexité. Et quand on chancelle, le regarder en face, sans se mentir, et sans perdre sa dignité. Aucun être humain n'est parfait. Exiger de soi la perfection, c'est se placer en dehors du réel. Il en est de même si l'on exige la perfection du partenaire ou des enfants. L'indulgence est une vertu dont on parle peu. Mais c'est un ingrédient essentiel de la tenue des engagements.


Il faut se percevoir faible, mais savoir s'appuyer sur une force qu'on ne sent pas. C'est là que l'engagement a partie liée avec le risque. Et avec l'acte de foi. Il faut parier sur le fait qu'on est beaucoup plus fort qu'on ne le sait, qu'on ne le sent, mais que cette force n'est pas une force du Moi, elle est une force-en-moi qui n'est pas moi. Pour faire ce pari, il faut du courage. Il faut toujours du courage pour prendre un risque. Et où le trouve-t-on, le courage? Lui aussi on le trouve au fond de l'être, dans le profond, dans la lenteur, dans le silence, dans ce qui ne plaît pas aux modes de notre société. C'est dans ce fond-là qu'il faut descendre, et s'ancrer, si l'on veut savourer toutes les joies qui résultent de la tenue des engagements.


L'union dans le respect des différences, ou l'être humain vu comme un groupe disparate


Des devises bien connues comme "Tous pour un, un pour tous" ou "L'union fait la force" sont applicables à la personne. En effet, ce qui fait la force d'une personnalité est du même ordre que ce qui fait la force d'une société: l'union dans le respect des différences. Une personne est comme un groupe, et dans un groupe il y a des tendances contradictoires. Une personnalité est d'autant plus forte que chacune des sous-personnalités qui la composent a appris à mettre le bien de l'ensemble au-dessus de son propre bien et a appris à négocier, à discuter avec les autres dans un climat de respect mutuel. L'idéal, c'est quand les différentes parties qui nous composent s'aiment les unes les autres d'un véritable amour.


Tapi au fond de chacun de nous se trouve une sorte de robot fait de réflexes et d'habitudes, complètement perdu dès qu'il y a du changement ou de l'inconnu. Il tient avant tout à sa sécurité, qu'il cherche dans la routine, le fait de ne pas sortir de ses rails ou des sentiers battus. Son idéal est le fonctionnement automatique, parce que comme ça il n'y a pas à affronter ou à réfléchir. Il a peur du voisin avec qui il partage le territoire de notre corps et qui, lui, ne rêve qu'aventures, découvertes, vie, se sentir vivre pleinement. Ce qui intéresse celui-ci, c'est se donner du bon temps, prendre, posséder, conquérir, dominer, jouir. C'est le sauvage-en-nous, totalement égocentrique, régi par les instincts, aussi bien sexuels que combatifs, et qui n'a peur ni des tensions ni des conflits. Obélix. L'un et l'autre doivent composer avec le diplomate, le service des relations publiques: notre façade, notre masque, cette partie de nous pour qui il est essentiel d'être bien vu, de plaire, d'être aimé, d'être bien intégré dans la société, de vivre constamment une harmonie relationnelle, quitte à passer du compromis à la compromission.

Au milieu de ce groupe s'agite un petit chef, dont l'autorité est sans cesse contestée, et qui est tout le temps tiraillé par les exigences contradictoires des autres habitants de notre corps. C'est ce que les psys appellent le Moi, la partie de nous qui se sent responsable de l'ensemble, qui juge et décide, qui a un sens aigu de ses intérêts, qui se sent bien petit et fragile face non seulement à la réalité extérieure, aux autres, aux circonstances, dont il doit sans cesse tenir compte, mais aussi à tous ces autres qui cohabitent dans la même peau et qui sont par rapport à lui comme les élèves disparates d'une classe que la maîtresse a bien de la peine à faire obéir.


Il y a aussi en nous un personnage étrange, fuyant, une sorte de clandestin ou de hors-la-loi qui nous fait peur parce qu'il nous fait faire parfois des choses bizarres, que nous ne savons comment maîtriser, qu'après coup nous ne comprenons pas et pouvons regretter. Là marinent de vieilles rancoeurs, de vieux sentiments d'infériorité, des blessures jamais guéries ni pardonnées, qui, souvent, nous font faire du mal que, dans notre partie raisonnable et lucide, nous voudrions ne pas faire.


Et comme si tout cela n'était pas déjà assez compliqué, il y a en nous une sorte de gendarme, une voix souvent irritante qui nous dit "Ça, tu n'as pas le droit de le faire, ça c'est mal. Tu n'aurais pas dû faire ci ou dire ça. Par contre ça, c'est bien, pourquoi tu le fais pas? Tu es paresseux ou quoi?" Son discours est émaillé de "Tu dois... ", "il faut...". " tu aurais dû". Celle voix-là a pour fonction de nous guider sur le chemin de la morale, mais elle peut devenir écrasante et tuer la vie, parce que, formée dans l'enfance, elle reste souvent infantile et a tendance à prendre toute spontanéité pour des manifestations d'instincts dangereux et à traiter de simples vétilles comme d'épouvantables crimes.


Heureusement, pour mettre de l'harmonie dans nos tendances disparates, il y a aussi un sage, une partie de nous qui comprend nos faiblesses et nos contradictions, qui pratique l'indulgence, qui laisse chacun des personnages qui nous composent dire ce qu'il a à dire et qui l'écoute avec respect, sans pour autant céder à ses caprices. Un être mené par l'amour. C'est l'ambassadeur de Dieu en nous, le représentant de l'Esprit-Saint, celui qui sait que tenir ses engagements est difficile, qui est compréhensif quand nous n'y arrivons pas, mais qui, sans se lasser, nous montre le chemin du bien, de notre progrès spirituel, de ce qui est, somme toute, notre intérêt le plus profond, puisque ce que nous voulons c'est vivre dans le bonheur, dans la joie. Beaucoup de gens se débrouillent pour ne pas entendre cette voix-là, parce qu'elle fait peur à notre égoïsme en nous rappelant sans cesse que notre bonheur suppose que nous agissions pour le bonheur des autres, mais à ceux qui l'écoutent elle donne la force de recommencer autant de fois qu'il est nécessaire, sans jamais humilier, sans jamais faire de reproche, attirant constamment vers l'amour.


Tout cela vous paraît incroyable? Pourtant je peux prendre l'exemple de mon propre cas, ici et maintenant. En cet instant même, si je fais attention à ce qui se passe en moi, j'entends une voix qui me dit: "Arrête de chercher toujours de nouvelles choses à dire. Tourne le dos à tous ces gens et rentre dans ta coquille. T'as bien le droit de te reposer." Une autre dit: "Regarde comme il fait beau dehors, [Comme cette pluie doit être rafraîchisante!] t'es resté trop longtemps enfermé, va te promener, ton corps a besoin de bouger, de se fatiguer, de se détendre." Une autre: "Non, non, surtout pas, ces gens qui t'écoutent, montre-leur comme tu es intelligent, chouette, génial, il faut qu'ils t'admirent, qu'ils aillent dire partout: on a eu une conférence faite par un type formidable..." Une autre: "Tout ça est bien joli, mais moi, il faut que je me prépare à répondre à des questions. Ouh là là ! Pourvu que j'y arrive!" Il y a aussi une voix que je n'entends pas clairement, mais qui grogne et qui aurait peut-être envie que je fasse un scandale, pour montrer que je suis libre et que je me fiche de tout. Je n'en crois pas mes oreilles quand je l'écoute. Vous savez ce qu'elle me dit? J'ose à peine vous le dire, mais je me suis engagé à être vrai, alors voici. Elle dit: « Ce serait marrant si tu leur tournais le dos, baissais ton pantalon et leur montrais tes fesses »." Immédiatement le moralisateur répond: "Mais enfin! Tu n'y penses pas! Quel scandale! On n'a pas le droit de faire des choses comme ça. Tu te rends compte où tu es? Tiens-toi bien, Tiens-toi droit. Sois poli, sois correct." Et il y a la sagesse interne qui dit: "Écoute-les, chacune de ces voix. Chacune a droit à la parole. Chacune mérite d'être comprise et aimée, parce que chacune exprime une partie de ce que tu es. Comme il est impossible de leur dire oui à toutes, puisqu'elles ont des envies contradictoires, fais ce qui correspond à ton engagement ici et maintenant. Mais dès que ce sera fini, agis pour satisfaire les autres: va récupérer et reposer tes nerfs en allant te promener ou en allant faire quelques brasses à la piscine, puis rentre chez toi et retrouve la sécurité de tes routines, et promets-toi une bonne rigolade interne avec les choses qu'il ne serait pas correct de faire ici, mais dont tu sens qu'elles naissent de la vie, de la vitalité, de la créativité, de la fantaisie que Dieu a mises en toi, et qu'elles libèrent quelque chose qui mérite d'être libéré..."


Oui, nous sommes multiples, et nous aurons d'autant plus de chances de tenir nos engagements que nous connaîtrons notre multiplicité et l'accueillerons avec tolérance et humour, parce que pour tenir ses engagements il faut beaucoup de force, beaucoup d'énergie, et l'énergie utile naît de la vitalité respectée et harmonisée, ainsi que du fait de remplacer les tiraillements par une action ciblée vers un but accepté par tous.


Il y aurait encore beaucoup à dire sur les rapport entre l'engagement et la diversité, qui est aussi la richesse de chacune de nos personnes, mais le temps passe...


C'est casse-pieds, les engagements. Non seulement je me suis engagé à vous parler, mais je me suis engagé à ne pas dépasser l'heure. Et maintenant que je suis lancé, que j'ai des tas d'idées qui, à ma grande surprise, me viennent du profond de mon être, ou du St-Esprit, ou de quelque diablotin espiègle, il faut que je m'arrête pour que les organisateurs puissent tenir leurs engagements.


Bon, ben alors, voilà, quoi! Je m'arrête. Je regrette si c'est un peu brusque, mais si je ne suis pas ferme avec le bavard en Moi qui se prend pour un inspiré, on sera encore là à minuit. Alors voilà, je vous souhaite à tous une belle vie, et que vous découvriez l'art de tenir vos engagements.


Merci de votre attention.