Maux de notre époque : les pères ont bon dos !
À l'appel du Conseil pontifical pour la famille, des experts se sont réunis au Vatican pour réfléchir sur la paternité. Leurs conclusions, reproduites dans l'Osservatore Romano du 7 juillet, se ramènent à deux images diamétralement opposée : il y avait autrefois un père fort, bon éducateur, exerçant judicieusement l'autorité et menant ainsi ses enfants sur la voie d'une vie saine et équilibrée ; aujourd'hui, «la paternité se voit réduite à une fonction biologique fugace» et les pères, inadéquats, dépourvus d'autorité, causent par leur absence de graves dégâts dans l'âme de leur progéniture. Cette attitude manichéenne a de quoi surprendre. Elle ne correspond nullement à ce que le psychologue rencontre dans sa pratique.
Sur quoi ces prétendus experts se fondent-ils, par exemple, pour stigmatiser l'actuelle dévalorisation de la fonction éducative du père (...) au niveau de l'éducation sexuelle de ses enfants ? L'un des paradoxes de l'éducation, dans les générations précédentes, était précisément que de terribles interdits coexistaient avec une totale absence d'information sur la sexualité. Dans la plupart des familles, on découvrait le sexe subrepticement, non par un dialogue clair et franc. L'information sexuelle passait surtout, pour les garçons, par les camarades. Même chez les filles, qui avaient plus de chances de bénéficier d'une information transmise par la mère, les cas individuels de tabou complet étaient loin d'être exceptionnels et la sexualité masculine était souvent présentée comme répugnante. Les pères n'ont jamais été à l'aise dans cet aspect de leur tâche éducative. Ceux d'aujourd'hui semblent en net progrès par rapport à leurs prédécesseurs. Sur quoi les experts se fondent-ils pour dire le contraire ?
Quand ils évoquent la renonciation de nombreux géniteurs à leur rôle de parents pour, comme le dit le Saint-Père, prendre celui de simples «amis« de leurs enfants, s'abstenant des rappels à l'ordre et des corrections, même lorsque celles-ci seraient nécessaires pour éduquer dans la vérité, ils dénoncent, certes, une situation réelle que l'on peut regretter ; mais pourquoi ne disent-ils rien des dégâts qu'ont faits pendant des siècles les abus de pouvoir des pères dictateurs, incapables d'écoute et de pardon, prenant l'indulgence, la compréhension et le dialogue pour une perte de virilité ?
Diaboliser la société d'aujourd'hui en idéalisant celle d'hier revient à fermer les yeux sur la quantité énorme de souffrances causées par les principes éducateurs patriarcaux qui empêchent encore aujourd'hui tant de personnes de percevoir en Dieu autre chose qu'un dictateur arbitraire et inhumain. Ce Dieu, qui utilise la culpabilisation pour asseoir son pouvoir et préfère sa propre grandeur à la tendresse, n'est que la projection d'un modèle paternel auquel trop de gens ont eu affaire dans leurs années formatrices. En négligeant cette réalité, les experts se montrent partiaux au point de perdre toute crédibilité. Les évolutions de la société suivent généralement un mouvement de balancier. Les mauvais pères d'aujourd'hui pèchent certes par laxisme. Ce n'est pas une raison pour refuser de voir que les mauvais pères d'hier péchaient par autoritarisme. D'ailleurs, il y avait aussi hier des pères laxistes prompts à fuir leurs responsabilités (l'éducation, c'est l'affaire des femmes) et il y a toujours eu des pères dignes de ce nom, chez qui l'indispensable fermeté s'alliait à la tendresse, à la bienveillance et à la compréhension.
Précaire masculinité : une constance
Obnubilés par leur vision manichéenne, les auteurs du texte voient partout des attaques contre la famille et la paternité. C'est ce qu'ils perçoivent lorsque l'État veut imposer à la société des lois légitimant les unions de fait et leur reconnaissant des avantages sociaux et des droits identiques à ceux des familles. Mais le bon pasteur n'est-il pas celui qui va chercher la brebis égarée ? Si ceux qui forment une «union de fait« plutôt qu'un couple marié sont des brebis perdues, ne faut-il pas, pour eux, redoubler de sollicitude ? La politique est un art difficile où l'on est souvent réduit à adopter, non la bonne solution, mais la moins mauvaise. Est-ce promouvoir la contestation de la famille fondée sur le mariage que d'adopter une législation évitant à une femme qui, sans être mariée, a vécu toute sa vie avec le père de ses enfants de se retrouver sans le sou au décès de son ami parce qu'il n'a pas pensé à rédiger un testament en sa faveur ?
Dénonçant l'actuelle incertitude du mâle sur son identité, les experts y voient la conséquence récente d'une regrettable évolution due à la démission des pères. Les études ethnologiques comme l'expérience psychanalytique donnent pourtant à penser qu'il s'agit là d'un phénomène universel. La masculinité est toujours ressentie comme précaire. Si, dans toutes les cultures, les garçons doivent prouver qu'ils sont des hommes, c'est parce qu'ils en doutent. Les hommes qui rivalisent de comportements machos - et ils étaient peut-être plus nombreux hier qu'aujourd'hui - n'agissent de la sorte que parce qu'ils ont peur de découvrir qu'ils ne sont pas si mâles que cela, d'où l'importance de la preuve, dont la fonction est d'éliminer d'avance l'angoissante question. Leur anxiété est compréhensible. Parcourez les sections d'art grec des musées. La proportion de statues d'hommes ou d’éphèbes qui ont perdu, outre leur nez, l'appendice qui fait la fierté du mâle est un témoignage matériel de cette précarité, inscrite dès l'enfance dans le psychisme inconscient. Il n'y a aucun sens à présenter le doute sur l'identité masculine comme un trait de la société d'aujourd'hui.
Il est regrettable que les experts ne citent pas leurs sources. Ils parlent comme d'une évidence de la diffusion actuelle de l'homosexualité chez les garçons. Mais dispose-t-on de données sérieuses sur sa diffusion dans les générations précédentes ? C'est peu probable vu le tabou qui entourait ce type de comportement et l'absence de statistiques fiables dans un domaine aussi délicat. Beaucoup d'auteurs pensent que la proportion d'homosexuels est à peu près constante, mais que ce qui diffère d'un milieu ou d'une époque à l'autre, c'est la proportion de ceux qui reconnaissent ouvertement leur orientation sexuelle quand elle s'écarte de la majorité.
Nul ne conteste l'ampleur des maux dont souffre notre époque. Mais il est enfantin de les subordonner tous à la dévalorisation du rôle paternel comme le font ces experts, qui vont jusqu'à lui attribuer le développement de l’hyperactivité chez les enfants. Celle-ci tient au moins autant aux conditions spatiales, à la bonne alimentation, aux contraintes scolaires, à des facteurs génétiques et à divers facteurs psychologiques qu'à la décadence de la paternité. Et il est un peu gros d'imputer à cette dernière les drames dont plusieurs écoles aux Etats-Unis ont été le théâtre et qui ont profondément choqué l'Amérique, comme s'il ne s'agissait pas de phénomènes éminemment complexes faisant intervenir de nombreux facteurs, dont la facilité d'acquérir des armes, l'effet de suggestion de bien des films télévisés, le modèle des jeux électroniques où tuer est une opération ludique, le prestige des racistes et néonazis, la tentation de compenser par un sentiment de puissance une faiblesse économico-sociale, les interactions psychologiques du groupe de classe et de l'ensemble de la constellation familiale, et bien d'autres éléments difficiles à cerner.
Quand les experts invoquent la crise de la paternité pour expliquer la banalisation de la cohabitation, la descente dans l'enfer de la drogue, et l'extension du sida, on en reste pantois. Les discours sur le préservatifs des hautes sphères vaticanes, pourraient très bien avoir, dans la diffusion du sida, une responsabilité plus grande que la crise de la paternité au sein de la population, ne fût-ce que par leur réticence à rappeler la doctrine du moindre mal.
Les sociétés humaines, à une étape donnée de leur histoire, présentent toujours un tableau trop hétéroclite pour que le cerveau puisse l'appréhender avec objectivité. Animées de mouvements contradictoires, faites d'éléments disparates aux relations complexes, elles se présentent au regard comme un embrouillamini aux formes peu définies. Telles les taches d'encre du test psychologique de Rorschach, elles suscitent des commentaires qui ne disent pas grand-chose sur leur réalité mais beaucoup sur le psychisme du commentateur, qui ne peut structurer ce fouillis qu'en y projetant ce qu'il est. Par exemple, sur les législations donnant quelques droits aux couples non mariés et à leurs enfants, on peut, selon sa structure psychique, voir de la sollicitude pour des détresses réelles ou une attaque contre la famille, ou les deux. Dans tous ces cas, les experts romains ne voient que la dévalorisation de la famille et de son chef, le père. Complexe de castration ? Paranoïa ? Incapacité d'assumer sa propre absence de paternité biologique ? Attitude défensive contre le risque de se sentir «ratés« en tant que pères spirituels ? Refus de voir en face le déclin de la mentalité patriarcale et du pouvoir qui y était attaché ? Il pourrait bien y avoir un peu de tout cela.
Responsabilité des Églises ?
Enfermés dans la nostalgie et le ton moralisateur, les experts se révèlent incapables de définir les causes de la situation qu'ils dénoncent. Le rapport aurait été plus crédible s'ils s'étaient interrogés sur une éventuelle responsabilité de l'Eglise. Avant de critiquer le manque d'affirmation paternelle, il faudrait peut-être s'interroger sur la manière dont, au cours des âges, l’Eglise a présenté la masculinité, et notamment cette composante importante qu'est la sexualité.
Le rôle de père se prépare dès l'enfance, mais c'est surtout à l'adolescence que se construit l'identité virile. Les changements hormonaux associés à la puberté contraignent la quasi-totalité des adolescents à la masturbation fréquemment répétée. Or, l'enseignement de l'Eglise a présenté cet acte comme un péché classé parmi les «matières graves», passible dès lors des peines de l'enfer. Comment peut-on être à l'aise dans sa masculinité si, au moment où elle se concrétise de façon biologique, on est assimilé au pire des criminels ? Cette éducation aberrante place le jeune, en pratique, devant une alternative : ou l'intéressé accumule au fond de son psychisme d'immenses stocks de culpabilité qui l'empêcheront d'être un mâle heureux, ou il se dit : Ce n'est pas possible que ce soit si grave, cette Eglise délire, je la quitte. La situation s'est modifiée depuis une vingtaine d'années, mais avant cela, seul un petit pourcentage d'adolescents ont pu garder leur confiance en l'Eglise tout en échappant aux complexes de culpabilité et d'infériorité : ceux qui ont rencontré des prêtres suffisamment dotés de bon sens et de compréhension pour que le sentiment soit proportionné à l'acte.
L'attitude de l'Eglise sur ce point particulier est d'autant plus inadmissible qu'elle prétend se fonder sur la parole de Dieu, alors que l'Ecriture ne consacre pas une seule ligne à la masturbation. Qu'est-ce que ce Dieu qui, dans l'immense bibliothèque qui contient sa révélation - la Bible -, oublie de mettre en garde ses enfants contre un crime passible d'une éternité de souffrance ? On aurait pu attendre d'experts de la paternité qu'ils connaissent suffisamment le fonctionnement du psychisme humain pour percevoir le lien de cause à effet existant entre le discours des Eglises sur la sexualité et les déficiences qu'ils croient voir dans la paternité actuelle.
A plusieurs reprises, le texte part en guerre contre l'excessive attention portée au féminin et au maternel. Certes, le féminisme, dans certains de ses aspects extrêmes, débouche sur des excès. Mais il n'y avait pas moins d'excès, dans l'autre sens, lorsque régnait la mentalité patriarcale universellement présente à l'époque de nos grands-parents. Et l'Eglise, qui, dans les années 30, 40, 50, est passée par une phase d'exaltation mariale qui a profondément marqué ses ouailles, n'a-t-elle pas sa part de responsabilité dans cette excessive attention portée au maternel ?
Louables recommandations
Si l'analyse des experts pèche par un grave manque de rigueur et une fâcheuse tendance à l'hyper-simplification, du moins leurs recommandations méritent-elles l'approbation de tout chrétien. Que la catéchèse enseigne une anthropologie centrée sur une relation interpersonnelle assurant l'harmonie entre êtres dissemblables, et que l'on insiste sur l'altérité irréductible de l'homme et de la femme qui, inscrite dans la biologie, a d'indéniables répercussions psychologiques, cela ne peut que faire du bien à une société qui tend à gommer les différences. Que des hommes participent à la catéchèse des enfants est également une proposition à retenir, là où les circonstances le permettent. Et s'il existe, en pays francophone, des programmes et livres catéchistiques viciés par l'idéologie du gender et de l'interchangeabilité des sexes, il serait bon, comme le proposent les experts, de les réviser, à condition de ne pas retomber dans un antiféminisme malsain. Quant à venir en aide, dans un esprit de solidarité et de vraie générosité, à toutes les familles mises en difficulté par l'absence d'un père, c'est un conseil que l'on peut adresser à toutes les communautés paroissiales et à toutes les institutions caritatives.
N'empêche que la montagne accouche d'une souris. Fallait-il faire précéder ces conclusions d'un exposé qui ne se réfère jamais à des études sérieuses et qui se révèle entièrement fondé sur le préjugé ? On pense immanquablement à la formule autrefois à la mode dans les annonces matrimoniales, à laquelle les experts auraient mieux fait de se conformer : Pas sérieux, s'abstenir.