Le chinois: idées reçues et réalité
In Chinese, it is a principle of grammar that there should be no difference between nouns and verbs. (...) Word position alone determines the function of a particular word. (Lord, Robert. Comparative Linguistics, p. 220).
Dans une langue isolante, chaque mot est un monolithe, fait d'un seul bloc. Les mots ne peuvent être découpés en monèmes (...) Chaque mot consiste en un tout impossible à analyser, en une racine nue, si vous préférez. Le chinois est un exemple bien connu de langue isolante (En izolanta lingvo ĉiu vorto estas kvazaŭ monolito, farita el unu bloko. La vortoj ne povas dividiĝi en morfemojn (...). Ĉiu vorto konsistas el nedismetebla tuto, aŭ, se vi preferas, el nuda radiko. Konata ekzemplo de izolanta lingvo estas la ĉina.) (Wells, John. Lingvistikaj aspektoj de Esperanto, p. 27).
Langues isolantes: langues dont les phrases sont formées de mots invariables, ordinairement monosyllabiques, et où les rapports grammaticaux ne sont marqués que par la place des termes ou l'intonation qu'on leur donne. Le chinois est une langue isolante. (Larousse Trois Volumes, tome 2, p. 614).
1. Principales caractéristiques attribuées à la langue chinoise
Il existe au sujet du chinois un certain nombre d'idées qui se transmettent de génération en génération de linguistes depuis les débuts de la linguistique comparée. C'est ainsi que l'on tient communément pour acquis que le chinois se compose de mots monosyllabiques invariables représentant un concept pur, c.-à-d. rebelles à toute catégorisation grammaticale. De cette prémisse on déduit:
1) qu'il y a en chinois coïncidence entre mot et monème;
2) que chacun de ces mots-monèmes peut assumer les fonctions de n'importe quelle catégorie grammaticale;
3) que, dans un énoncé donné, la fonction grammaticale (la catégorie à laquelle le mot appartiendrait dans une langue indo-européenne) est déterminée par la position dans la phrase, l'ordre des mots étant rigoureusement défini;
4) que les monèmes chinois sont des unités autonomes, sans agglutination possible; il n'y aurait dans cette langue ni affixe, ni terminaison.
Ces quatre points sont souvent présentés comme critères permettant de classer une langue dans la catégorie "isolante". Bien que la répartition en groupes isolant, agglutinant et flexionnel passe aujourd'hui pour vieillie, elle est encore régulièrement enseignée à titre de première approximation dans les cours de linguistique. L'analyse du chinois corrobore-t-elle les affirmations reproduites ci-dessus? La question mérite d'être posée.
2. Wenyan et langue chinoise
Sans doute faut-il préciser ici que les considérations formulées dans le présent article ont trait au chinois parlé, conformément à l'usage généralement suivi en linguistique, encore qu'elles soient toutes vérifiables par l'analyse de textes écrits, à condition de ne pas confondre le chinois écrit avec le wenyan, qui a servi de langue écrite en Chine et dans quelques régions limitrophes jusque vers 1919. Le wenyan diffère autant du chinois que le latin de l'italien et il n'a jamais été une langue parlée. C'est un phénomène linguistique intéressant, mais difficile à classer. En effet, si chaque caractère du wenyan cor-respond à un agencement monosyllabi-que de phonèmes, ces phonèmes ne sont jamais prononcés, sauf au stade de l'apprentissage ou en de rares et brèves citations. Il est probable qu'un discours en wenyan aurait été incompréhensible durant toute l'histoire de la langue chinoise, d'où l'existence de passage en baihua - langue parlée - même dans des textes anciens.
Dans ces conditions, y a-t-il en wenyan double articulation, et donc langue? Ce moyen de communication a la rigueur des formules mathématiques, chimiques ou de la logique formelle; il permet l'expression de la sensibilité et des valeurs artistiques comme la notation musicale; mieux que ces systèmes, il communique des concepts précis. Mais parce qu'il élimine les redondances et transmet l'information sous forme exclusivement visuelle, il est douteux qu'on puisse le considérer comme une langue à part entière. En tout état de cause, il est aussi absurde d'en tirer des conclusions sur le fonctionnement du chinois que de fonder une grammaire française sur un corpus constitué exclusivement de télégrammes.
3. Confrontation des affirmations courantes et de la réalité
3.1 Y a-t-il en chinois coïncidence entre mot et monème?
Ce qui distingue le chinois de la majorité des autres idiomes, ce n'est pas, comme on le dit souvent, l'équivalence entre mot et monème, mais le caractère monosyllabique (à quelques exceptions près) de tout monème, ou mieux, peut-être, le caractère monémique de toute syllabe. Mais "monème" ne signifie pas "mot" et encore moins "syntagme autonome".
Les grammairiens et linguistes chinois sont unanimes à reconnaître que la grande majorité des mots de leur langue sont polysyllabiques et donc composés de plusieurs monèmes. Il est de fait qu'un très grand nombre de monèmes chinois ne peuvent être employés seuls. Ils sont, au même titre que ven dans venue ou avenir, intégrés dans des unités plus vastes dont ils sont indétachables.
On demandera peut-être comment on distingue un mot d'un simple monème dans une langue où presque toute syllabe est porteuse de sens. Il existe à cet effet un certain nombre de moyens.
Considérons par exemple les deux unités disyllabiques xie zì, "écrire", et zhidao, "savoir". Dans la première expression, xie veut dire "écrire" et zì "caractère d'écriture", "idéogramme". La façon normale d'exprimer l'idée d' "écrire" sous forme absolue ("il est dans sa chambre en train d'écrire") est d'utiliser les deux syllabes précitées. Dans la deuxième expression, zhi signifie "savoir" et dao est un monème dont le champ sémantique est très vaste: le sens le plus courant est "chemin", "voie", mais le signifié s'étend jusqu'à des concepts comme "vérité", "morale" ou "raison".
À première vue, ces deux dissyllabes sont structurés de façon identique: ce qui signifiait au départ "écrire des caractères" en est venu à signifier "écrire" tout court, et l'expression "connaître le chemin", "savoir le sens", usée par l'emploi quotidien, a fini par coïncider avec "savoir" sans autre précision. En fait, ce parallélisme est trompeur. Trois tests, parmi tous ceux auxquels ont pensé les spécialistes chinois, suffisent à établir que le premier dissyllabe, à la différence du second, se compose de deux mots:
a) Quelle est la situation en matière d'accent d'intensité?
Dans xie zì, les deux syllabes ont un accent égal et se prononcent l'une et l'autre sur un ton défini, nettement audible. Dans zhidao, il y a un accent très net sur zhi; dao est atone dans un double sens: dépourvu à la fois d'accent et de ton.
b) Peut-on utiliser le monème dans sa fonction grammaticale courante en tant qu'élément autonome?
La réponse est affirmative dans le premier cas, négative dans le second. On peut dire wo xie yipian wenzhang, "j'écris un essai" en utilisant xie comme un verbe placé entre un sujet et un objet. On peut aussi l'employer sans objet: ta xiede hao, "il écrit bien". De même on peut dire yige zì, "un caractère d'écriture", "un idéogramme", ou tade zì hen haokan, "ses caractères sont jolis", "son écriture est jolie", "il calligraphie bien". On voit que xie et zì peuvent tous deux être entourés de monèmes qui appartiennent à la grammaire bien plus qu'au lexique.
Par contre, s'il est loisible d'utiliser dao seul, zhi n'offre pas cette possibilité. * Wo zhi, qui voudrait théoriquement dire "je sais", ne fait pas partie de la langue chinoise. On peut dire wo zhidao zheige xiaoxi, "je connais cette nouvelle", mais on ne peut pas dire * wo zhi zheige xiao-xi. Zhi est ce que les grammairiens chinois appellent un monème buzi-you, c.-à-d. "non libre" (les Anglo-Saxons parlent en pareil cas de bound form). On trouve ce monème dans toutes sortes de mots où il a le même sens, comme zhiqing, "s'y retrouver"; zhili, "intellect", "capacité de savoir"; zhishi, "connaissance", "savoir", mais une autre syllabe doit toujours y être attachée. Tous les mots où intervient le monème zhi peuvent être trouvés dans les dictionnaires; autrement dit, il fait partie d'un ensemble répertorié, à la différence de xie, mot autonome capable de générer les énoncés les plus divers.
c) Peut-on séparer les deux syllabes par un morphème?
Oui dans le premier cas, non dans le second. Rien n'empêche de dire wo xiele zì, "j'ai écrit", en ajoutant au verbe xie la marque de l'aspect accompli le. En revanche, on ne peut dire * wo zhile dao. La seule manière d'utiliser zhidao à l'aspect accompli consiste à dire wo zhidaole.
On peut conclure de ces trois tests que si xie, "écrire", est un mot, ce n'est pas le cas de zhi, "savoir", simple monème susceptible de contribuer à la formation de nombreux syntagmes autonomes.
Contrairement à une idée très répandue, les monèmes chinois qui ne peuvent être utilisés de façon indépendante sont extrêmement nombreux. Des monèmes aussi différents que xiao, "école"; gong, "travail"; huan, "aimer (quelque chose)"; ou qi, "bizarre", ne peuvent jamais être employés seuls. Ils doivent faire partie d'un mot au moins dissyllabique comme xuexiao, "école" ou xiaozhu, "directeur (d'école)", gongzuo, "travailler" ou gong-ren, "ouvrier", xihuan, "aimer", qiguai, "étrange", etc.
Mais même si l'on se limite aux monèmes susceptibles d'être employés seuls, on n'a pas le droit de les assimiler à des mots dans les cas où, associés à d'autres, ils perdent leur sens originel. Si la valeur sémantique d'un dissyllabe (ou d'un polysyllabe) est immuable quel que soit le contexte et ne peut être déduite de la signification de chacun des monèmes constitutifs, c'est le dissyllabe qui constitue un mot, et non chacun des monèmes.
Considérons par exemple la phrase Wang xiansheng laile. Si le monème équivalait au mot, il faudrait renoncer à la translittération officielle et transcrire Wang xian sheng lai le, ce qui s'analyserait: "Wang" / "avant", "en premier" / "naître", "vivre" / "venir" / aspect accompli. En fait, ce charabia intriguant veut simplement dire: "M. Wang est venu". Le mot xiansheng, "monsieur", qui résulte d'une évolution sémantique comparable à celle qui a abouti à monsieur à partir du latin senior, "plus âgé", n'a plus rien à voir depuis des siècles avec "né avant"; c'est un mot à part entière, dissyllabique comme l'immense majorité des mots chinois.
Il est d'ailleurs significatif que dès qu'un texte chinois est translittéré en caractères latins, quel que soit le système adopté (pinyin, ladingxua, gwoyeu romatzyh...) pourvu qu'il soit né en Chine, les syllabes sont regroupées en mots, comme le lecteur pourra le vérifier en consultant n'importe quel manuel de chinois. La prétendue équivalence du mot et du monème ne fait pas partie de la réalité linguistique chinoise.
3.2 Un mot chinois peut-il assumer sans signe particulier la fonction de n'importe quelle catégorie grammaticale?
Cette idée est très répandue, même chez des linguistes chevronnés ayant fait quelques années de chinois. En anglais, on dit a bicycle, I bicycle; a fish, we fish; a table, he will table a draft resolution. On imagine souvent que tous les mots chinois suivent ce modèle. En fait, il n'en est rien, comme on le verra par exemple en considérant les équivalents des trois mots anglais présentés ci-dessus.
"Vélo" se dit zixingche. Si l'image classique du chinois correspondait à la réalité, on pourrait l'employer comme verbe à l'instar du bicycle anglais. Mais zixingche demeure toujours un substantif, comme le prouve le fait qu'il ne peut prendre la marque de l'aspect accompli le, alors qu'on peut dire en anglais he bicycled. Si on le fait précéder du pronom wo, "je", on obtient une expression qui ne fait pas partie de la langue correcte: * wo zi-xingche, mais qui est comprise, non dans le sens verbal de "je fais du vélo", mais comme "mon vélo" (raccourci de wode zixing-che), à moins qu'on n'y voie le début d'un énoncé incomplet tel que wo zixingche zong meiyou kanjianguo, "je n'ai jamais vu de vélo".
De même, * wo yu n'a pas de sens en chinois. Il faut dire ou wode yu, "mon poisson", ou wo buyu, "je pêche", où bu, "attraper", fournit l'élément verbal qui n'est jamais inclus dans yu.
Enfin, zhuozi ou zhuor, "table", est lui aussi toujours un substantif. Le monème zhuo, qui, soit dit en passant, ne peut être employé seul, n'a jamais valeur de verbe, même dans un sens métaphorique comme table dans le français je table sur vous ou l'anglais to table a motion.
Comment une constatation aussi élémentaire est-elle si rarement faite, même par des personnes qui ont travaillé le chinois plusieurs années durant? La force d'un préjugé est considérable. Si une affirmation est répétée avec autorité par des personnes qui l'énoncent comme ne souffrant aucune discussion, on l'assimile sans résistance et on ne perçoit pas les faits qui pourraient la démentir.
L'erreur initiale - outre la confusion avec le wenyan - tient sans doute en premier lieu au fait que tout substantif chinois peut prendre une valeur adjective (ou génitive) par simple antéposition: shijie, "monde"; weisheng, "protection de la santé"; zuzhi, "organisation" > Shijie Weisheng Zuzhi, "Organisation mondiale de la santé". Comme souvent, la situation est comparable à celle de l'anglais, qui dit en l'occurrence World Health Organization.
Mais deux remarques s'imposent ici:
1. C'est par décision arbitraire que l'on définit le premier mot comme adjectif; on peut aussi considérer qu'il conserve son statut de substantif et sert tout simplement de premier élément à un mot composé du type allemand (Weltgesundheitsorganisation). Cette option est celle des grammairiens chinois, comme il ressort par exemple de l'extrait suivant des "Rules of the Separate Writing of Words":
When a word is composed of four or more than four syllabes, it may be written in separate parts, if possible, in order that the phonetic spelling may be not too long and the student may read the word easily, e.g. Beijing daxue [Beijing University] (Chinese Language Special Class, 1958, p.783).
On remarquera que dans cet exemple, le mot "Beijing" est considéré comme le premier élément d'un tétrasyllabe, et non comme un adjectif: la traduction est bien "université de Pékin" et non "université pékinoise".
2. Ce trait se retrouve dans bien des langues (p.ex. le hongrois) sans qu'on en conclue à l'interchangeabilité absolue des catégories grammaticales ou à l'inexistence de telles catégories.
En fait, la nature de substantif est inhérente au mot shijie, "monde". On peut certes l'employer comme adjectif, si l'on veut ainsi définir son rôle dans l'exemple précité, mais on ne peut jamais l'utiliser tel quel comme verbe ou comme adverbe. "Mondialement" se dit shijie-shang ou quanshijie-shang.
Par ailleurs, un nombre limité de mots chinois peuvent être employés tantôt comme substantifs, tantôt comme verbes: ta jianyi, "il propose"; tade jianyi, "sa proposition". Mais le fait qu'il existe en chinois des cas de ce genre ne permet pas de conclure que tout monème peut jouer n'importe quel rôle grammatical, ni, à plus forte raison, d'en faire une loi structurale qui définit à quelle classe typologique la langue appartient. L'emploi de certains verbes chinois en tant que substantifs n'est pas bien différent de la possibilité qu'a l'allemand de dire das Essen, das Denken, etc.
En français aussi on dit la gêne, il gêne; la chasse, il chasse; le règne, il règne; la critique, il critique; le rêve, il rêve, et ainsi de suite. Il est fréquent en français qu'un même concept susceptible d'être employé tantôt en fonction verbale, tantôt en fonction substantive présente dans les deux cas une forme identique. Est-ce à dire que tout substantif français peut être utilisé comme verbe, tout au moins à l'indicatif présent et au singulier? On dira peut-être que la comparaison n'est pas valable parce que dans il rêve, le verbe se trouve avoir par hasard une forme qui, parmi de nombreuses autres, coïncide avec celle du substantif. Mais le même argument est applicable au chinois: ta jianyi est une forme parmi d'autres telles que ta jianyile, "il a proposé"; jianyizhe, "proposant"; jianyide, "proposé". Certes, les modulations possibles du mot chinois sont peu nombreuses par rapport au français, mais elles ne sont pas moins nombreuses qu'en anglais: walk, "marcher", se comporte comme tout verbe chinois à cet égard: il peut s'adjoindre quelques morphèmes (s, ed, ing) qui en précisent le sens ou donnent des indications sur ses relations avec les mots environnants. Exactement comme en chinois, la possibilité d'employer ce monème en tant que substantif est un fait de lexique et non de grammaire ou de structure de la langue. C'est ce que prouve le fait qu'il ne s'agit pas d'une règle générale: si l'on peut dire to love, his love, on ne peut, de to suggest, déduire * his suggest.
Quelle est la proportion de mots chinois qui peuvent ainsi passer d'une catégorie à l'autre? Dans le manuel Modern Chinese Reader (Chinese Language Special Class, 1958), seuls 58 mots sur 865, soit 6,7%, sont indiqués comme présentant cette possibilité. Il s'agit pratiquement toujours de mots susceptibles d'être utilisés comme verbes et comme substantifs, qui sont presque tous des termes abstraits. Beaucoup appartiennent au domaine de la vie intellectuelle, sociale ou politique: "discuter"/"discussion", "organiser"/"organisation", "critiquer"/"critique", etc.
Celui qui juge une telle liste arbitraire pourra vérifier ce qu'il en est en dépouillant patiemment des textes ou des enregistrements de conversations. Si, p.ex., dans le livre de lecture Hanyu Tuben (anonyme, 1972), il analyse le matériel de l'histoire Xiao Balujun (pp. 7-9), il fera les constatations suivantes:
a) Un certain nombre de substantifs, par simple antéposition, prennent une valeur de génitif qu'on peut interpréter comme un passage à la catégorie adjective: Riben qinlüe jun ("Japon"/ "invasion"/"armée"), "armée japonaise d'invasion". Sur les 435 mots du récit, ce cas se présente 10 fois.
b) Les pronoms wo, "je", et women, "nous", sont à plusieurs reprises (6 fois en tout) employés dans un sens adjectif, mais sans jamais sortir de la liste des cas exceptionnels de ce genre, peu nombreux, où le pronom nu (c.-à-d. sans le morphème de) précède un substantif désignant une personne ou une chose avec laquelle on a généralement un lien affectif intense dans l'enfance. Dans le texte étudié, c'est le cas p.ex. de wo baba, "mon papa"; wo mama, "ma maman"; et women jia, "notre maison", ou plus exactement "our home".
c) Les adjectifs nande, "masculin", et nüde, "féminin", sont employés comme substantifs dans la phrase diren (...) qiangpo nande zhan zai yibianr, nüde zhan zai yibianr, "l'ennemi (...) força les hommes à se mettre (debout) d'un côté, les femmes de l'autre". Il est manifeste ici que le mot ren, "êtres humains", est sous-entendu. Ces cas ne sont pas plus fréquents en chinois que les expressions françaises les riches, les pauvres, les noirs, etc.
d) À six reprises, un adjectif joue un rôle de prédicat sans copule et peut donc être considéré comme verbe.
e) Chaque fois qu'un adjectif est employé comme adverbe, la fonction adverbiale est indiquée par l'un des morphèmes servant à cet effet.
f) Sur les 186 mots différents de ce récit, il n'y en a que 7 (3,8%) qui peuvent être employés tels quels dans plus d'une catégorie grammaticale. Dans cinq cas, il s'agit de la double appartenance aux verbes et aux substantifs; le mot est utilisé comme verbe dans quatre cas sur cinq.
g) Tous les autres mots sont employés dans la catégorie grammaticale qui est celle de leur traduction littérale en français, celle qui est indiquée dans les lexiques. .
Ce texte est bien représentatif des possibilités qu'offre le chinois en la matière: plus de 90% des mots de l'échantillon appartiennent à une catégorie grammaticale définie et sont utilisés dans cette catégorie. Les 10% restants se partagent en trois groupes:
1) mots changeant de catégorie moyennant un morphème approprié (situation comparable à celle du français joli > joliment);
2) mots changeant de catégorie en vertu de l'une des quelques règles grammaticales permettant de tels changements (points a, b, c et d ci-dessus);
3) mots appartenant lexicalement à plus d'une catégorie.
Dans l'échantillon analysé, les mots de ces deux derniers groupes, qui sont à l'origine de l'image d'une langue sans catégorie grammaticale, sont au nombre de 31 sur 435, soit 7%.
D'autres textes analysés de la même manière aboutissent aux mêmes ordres de grandeur et confirment que la plupart des mots chinois appartiennent à une catégorie déterminée: shuo "dire", est exclusivement employé comme verbe (contrairement à son correspondant français: à en juger par ses dires), de même que qu, "aller"; pao, "courir"; zhidao, "savoir" et d'innombrables autres. Quant on veut exprimer le concept "savoir" sous forme de substantif, on doit dire zhishi, "le savoir", "la connaissance", et non zhidao.
Par contre, des mots comme che, "véhicule"; jiqiang, "mitrailleuse"; ou diren, "ennemi", ne sont jamais employés comme verbe ou adverbe. L'espéranto li malamikis al mi, "il s'est comporté envers moi de façon hostile", où malamik, "ennemi", assume une fonction verbale, n'a pas plus de traduction littérale en chinois qu'en anglais ou en français: * ta direnle wo ne fait pas partie de la langue.
Par ailleurs, le fait que lorsqu'un mot employé comme adjectif se trouve après la copule, il doive obligatoirement s'adjoindre le morphème adjectivisant de n'est-il pas une preuve de plus qu'on ne passe pas sans modification formelle d'une catégorie à l'autre en chinois? On ne peut traduire "il est cruel" par * ta shi canren; il faut dire ta shi canrende.
Enfin, si les catégories grammaticales n'existaient pas ou ne dépendaient que de la position, comment expliquer le comportement différent des mots selon leur nature? On peut, en chinois, introduire un certain type de nuance par redoublement. Mais le redoublement ne s'opère pas de la même façon selon qu'il s'agit d'un verbe ou d'un adjectif. Taolun, "discuter", devient taolun-taolun: le redoublement porte sur l'ensemble du dissyllabe, comme chaque fois qu'il concerne un verbe. En revanche, gaoxing, "content", devient gaogao-xing-xing: le redoublement, dans le cas des adjectifs, se fait syllabe par syllabe.
L'ensemble des faits présentés ci-dessus ne laisse pas de doute: c'est une erreur de croire que les mots chinois n'appartiennent pas à une catégorie grammaticale ou peuvent tous librement passer, par simple changement de position, d'une catégorie à l'autre. C'est ce que va confirmer la section suivante.
3.3 Est-il vrai que l'ordre des mots est strict en chinois et détermine la fonction grammaticale?
Non, sauf dans certains cas particuliers comme celui de l'antéposition d'un substantif, dont il a été question ci-dessus. A l'analyse, l'ordre des mots se révèle plus libre en chinois qu'en français. Considérons une phrase composée des monèmes suivants: wo, "je"; de, marque du déterminant (correspond au génitif ou à l'adjectif); shu, "livre(s)"; ta, "il"; song, "envoyer"; lai, "venir ici" (allemand her); le, marque de l'aspect accompli; ba, morphème introduisant dans certains cas le complément d'objet direct. L'idée "il a envoyé mes livres ici" peut s'exprimer en quatre ou cinq mots susceptibles de quatre permutations. Ces quatre énoncés, avec leur traduction littérale, se présentent comme suit:
a) wode shu ta songlaile "mes livres il a envoyés ici"
b) ta ba wode shu songlaile "il mes livres a envoyés ici"
c) ta song wode shu laile "il a envoyé mes livres ici"
d) ta songlaile wode shu "il a envoyé ici mes livres".
Dans la phrase b, le complément d'objet est introduit par la particule "accusative" ba. Certains linguistes disent qu'il ne s'agit pas là d'un changement de l'ordre des mots, ba étant, prétendent-ils, un verbe ("il a pris mes livres, (les) a envoyés ici").
Ba était effectivement un verbe à l'origine. Mais il est aussi absurde d'affirmer qu'il en est encore un que de dire que dans l'espagnol puramente, mente est un substantif, parce qu'il fut un temps où c'était l'ablatif du nom latin mens, ou encore que d'enseigner que l'on forme le futur des verbes français en ajoutant à l'infinitif le présent du verbe avoir, sous prétexte que, historiquement, je prendrai dérive de je prendre ai. Il n'y a aucun sens à recourir à des arguments diachroniques lorsqu'on analyse une structure actuelle.
Si ba était un verbe - ou s'il jouait le rôle d'un verbe, puisque les catégories grammaticales, nous dit-on, n'existent pas en chinois - ce serait lui qui prendrait la marque de l'aspect et on dirait: * ta bale wode shu songlai. Or, cette phrase n'est pas du chinois. Par ailleurs, si ba était un verbe ayant le sens de "prendre", qui en est la signification archaïque, une phrase comme * ta ba wode shu, "il prend mes livres", serait possible, ce qui n'est pas le cas. Ta ba wode shu est ressenti comme le début d'une phrase incomplète, elle produit le même effet que les mots latins ille libros meos... Par contre, si l'on remplace ba par le verbe couramment utilisé pour exprimer le concept "prendre", na, on obtient une phrase complète: ta na wode shu. Le fait que ba et na ne soient pas interchangeables montre que ba n'est pas un verbe. Comme il n'est jamais utilisé que pour introduire un complément d'objet, il a une fonction tout à fait comparable à celle des morphèmes que sont nos prépositions.
Le lecteur sceptique pourra vérifier l'exactitude de ce qui précède en analysant des textes ou des enregistrements. S'il se reporte à nouveau au recueil Hanyu Tuben, il rencontrera une abondance de phrases où l'ordre des mots n'a rien à voir avec les schémas rigides généralement attribués au chinois et où il ne modifie en rien la catégorie grammaticale des lexèmes. Par exemple, en ce qui concerne les énoncés comprenant un sujet (S), un verbe (V) et une forme adverbiale (A) (il s'agit plutôt d'une indication de circonstance; notre terminologie est mal adaptée au chinois), il rencontrera pratiquement toutes les combinaisons possibles:
a) lü turan dajiaoqilai (SAV, p.18) "l'âne tout à coup se mit à braire"
b) turan guaqile da feng (AVS, p.26) "tout à coup souffla un grand vent"
c) xiale jitian yu (VAS, p.37) "tomba pendant quelques jours la pluie"
(en fait, cette phrase devrait plutôt être analysée comme VQS, où Q représente une détermination de quantité: "tomba quelquesjoursde pluie")
d) (yue zhui) xiaoniu paode yue kuai (SVA, p. 26) "les veaux couraient d'autant plus vite (que je leur courais après)".
(le de de paode n'est pas le morphème génitif-adjectif mentionné plus haut; il s'écrit différemment et, placé après un verbe, introduit toujours une expression adverbiale).
Les expressions de lieu (L) peuvent elles aussi se placer avant ou après le verbe: Wo diedao zai di-shang. Wo cong di-shang paqilai (SVL,SLV, p.26), "Je tombai par terre. Je de par terre me relevai".
Il est courant d'affirmer qu'en chinois le complément d'objet suit toujours le verbe. Comment dès lors faut-il comprendre la phrase: Daliede zhuishanglai, lang bu jian le, jiu wen Dongguo xiansheng (p. 46), "les chasseurs arrivèrent, ne virent plus le loup, et demandèrent à Maître Dong-guo". Si l'opinion courante correspondait à la réalité, la deuxième proposition signifierait "le loup ne vit plus" et, automatiquement, ce serait le loup qui deviendrait le sujet de "demanda à Maître Dongguo". On pourrait également, selon l'ordre des mots rigides que l'on attribue si gratuitement au chinois dans bien des cours de linguistique, se dire qu'en pareille position, "loup" (lang) ne peut que jouer un rôle de verbe. Faudrait-il alors traduire: "les chasseurs arrivèrent, 'loupèrent' la non-vision..."?
Ici, l'ordre des mots est sujet-objet-verbe (SOV). A la page suivante, on trouve une phrase avec l'ordre OSV: nimende hua wo dou bu xin (p. 47), littéralement: "vos paroles je aucunement ne crois".
L'idée selon laquelle l'ordre des mots d'une phrase chinoise est préétabli ne résiste pas à l'analyse du matériel linguistique. Les arrangements VS, SOV et OSV sont en fait très nombreux dès qu'on se met à étudier des textes ou des enregistrements de conversations.
Mais est-il vrai que la catégorie grammaticale dépend de la position dans la phrase? Non. Puisque ta veut dire "il" et jihua "plan", et que l'antéposition marque le déterminant, ta jihua devrait signifier "son plan", mais ce n'est pas le cas. Pour dire "son plan" on est obligé de transformer ta en adjectif (génitif) et de dire tade jihua; ta jihua signifie "il prévoit dans ses plans", "he plans". En l'occurrence, ce qui détermine la fonction ou la catégorie grammaticale, ce n'est pas la position, mais la présence ou l'absence d'un morphème défini.
Un autre exemple montrant que la catégorie grammaticale dépend d'autre chose que de la position nous est fourni par des expressions telles que tielu, "chemin de fer" et tiede lu, "chemin fait de fer", ou jinyu, "poisson rouge" et jinde yu, "poisson fait en or" (bijou, par exemple). La traduction anglaise jinyu, "goldfish", jinde yu, "golden fish", fait bien sentir la différence que ressent un Chinois entre un mot composé et un substantif précédé d'un adjectif.
Si l'ordre des mots devait respecter le schéma SVO et déterminer la catégorie ou la fonction grammaticale, la phrase ta jiou bu he, pai bu da, yan ye bu xi, littéralement "il vin pas boit, carte pas tape, fumée aussi pas inhale" ("il ne boit pas, ne joue pas aux cartes et ne fume pas") signifierait "son vin ne boit pas, ses cartes ne tapent pas..." ou "il vine la non-boisson, il carte le non-taper...".
Enfin, si cette hypothèse était défendable, les permutations modifieraient le sens des quatre phrases suivantes (la traduction littérale permettra au lecteur de suivre les variations de l'ordre des mots):
a) ta yexu zhu zai Beijing "il peut-être habite à Pékin"
b) yexu ta zai Beijing zhu "peut-être il à Pékin habite"
c) ta yexu zai Beijing zhu "il peut-être à Pékin habite"
d) yexu ta zhu zai Beijing "peut-être il habite à Pékin".
Ce qui fait que l'on comprend "peut-être" comme un adverbe, "il" comme un pronom, "ha-bite" comme un verbe, "à" comme une préposition, etc., ce n'est pas la place du mot dans la phrase, mais le fait que la catégorie grammaticale lui est inhérente: elle relève du lexique et non de la position. Certains prétendront que zai n'est pas une préposition, mais un verbe qui signifie "être dans" (ta zai jia, "il est à la maison"). Si c'était le cas, les phrases b et c signifieraient "peut-être est-il dans sa résidence pékinoise". Mais ce n'est pas cela que la phrase veut dire. Quel que soit l'ordre des mots, zai garde sa valeur de préposition.
3.4 Le chinois ignore-t-il les affixes et les terminaisons?
a) Affixes
Le monème nü veut dire "femme". C'est une bound form, c.-à-d. un monème qui ne s'emploie jamais seul. Pour dire "femme", on dit nüren, ren signifiant "être humain", ou nüzi, zi étant ici la marque du substantif (comme dans zhuozi, "table", vu plus haut, à ne pas confondre avec zì, "caractère d'écriture", qui s'écrit et se prononce différemment).
Si, comme on le prétend, le chinois n'avait pas d'affixe et appliquait toujours le principe "le mot qui précède détermine celui qui suit", une nüjiaoyuan - on écrirait nü jiao yuan - ne serait pas une "institutrice", mais un "professeur de filles" et nüsiji - nü si ji -signifierait, non "une femme chauffeur", mais un "chauffeur spécialisé dans le transport des femmes".
Puisque nü (1) ne peut pas être employé seul (on ne peut pas dire * yige nü, "une femme"); et (2) accolé à un lexème indiquant une fonction dans la société ou un certain type d'être humain, donne à ce monème une signification féminine, il répond à tous les critères de l'affixe.
Le chinois a également des suffixes, comme hua, bound form qui correspond au -ifier, -iser des langues occidentales: gongye, "industrie", gongyehua, "industrialiser"; xiandai, "moderne", xiandaihua, "moderniser", etc. Si hua était un mot indépendant, conformément à l'image classique du chinois, il se situerait avant le lexème qu'il modifie, suivant la structure toujours utilisée dans les expressions "faire de x un y", "prendre x comme y", "changer x en y".
Parfois, un suffixe est un monème qui peut-être employé en tant que mot autonome, mais qui, ajouté à un lexème, prend un sens différent. Jia, par lui-même, signifie "chez-soi" (anglais "home"); accolé à un substantif, il désigne un spécialiste ou une personne engagée dans le champ d'activité désigné par les syllabes précédentes: kexue, "science", kexuejia, "un scientifique"; zhengzhi, "politique", zhengzhijia, "politicien"; yuyanxue, "linguistique", yuyanxuejia, "linguiste". Si le chinois n'avait pas de suffixe, kexuejia ne pourrait être qu'un mot composé; il signifierait alors "maison de la science" et non "un scientifique".
b) Terminaisons
Bien des personnes ayant une vue schématique de la linguistique comparée sont persuadées que le chinois ne connaît pas les terminaisons. Elles se trompent. La marque du pluriel men (qui n'est utilisée qu'avec les pronoms et les substantifs désignant des êtres humains, sans être obligatoire dans ce dernier cas) est une terminaison en ce sens que sa seule fonction est de mettre un mot au pluriel et qu'elle n'a jamais ni ton ni accent d'intensité.
Les marques des substantifs zi et r présentent les mêmes caractéristiques: elles ne comportent ni accent ni ton, ont une fonction purement grammaticale et font corps avec la syllabe précédente, au point que celle-ci, dans le cas de r, perd sa consonne finale: dans lingr, "col", le son /ng/ est remplacé par la nasalisation de la voyelle, qui permet de fondre les deux monèmes en une seule syllabe: [li~er]. Le i de zi est un artifice de l'orthographe pinyin; il n'y a en pratique guère de son vocalique, mais une sorte de sifflement légèrement voisé à attaque initiale.
Ces terminaisons ne sont pas des suffixes, puisqu'un suffixe a une valeur sémantique qui modifie le lexème auquel il s'ajoute. Or, il n'y a pas de différence sémantique entre le lexème hai, "enfant", et les mots haizi ou hair, "enfant"; la seule différence est que la terminaison est, dans ce cas, obligatoire, le lexème ne pouvant être employé nu. Dans d'autres cas, la terminaison substantive est optionnelle.
Le chinois possède ainsi un certain nombre de monèmes dont la fonction est exclusivement grammaticale et qui, dépourvus de ton et d'accent, sont dotés d'un phonème vocalique neutre (genre e muet), souvent à peine audible. Dans la phrase women bu zhidao, "nous ne savons pas", la plupart des Chinois ramènent le men du pluriel à un simple m et prononcent le premier mot en une syllabe: /wom bu/. Il ne paraît pas juste de mettre les morphèmes de ce type sur le même pied que les lexèmes ordinaires ou que les affixes. S'il s'agissait d'une autre langue, on les appellerait "terminaisons". Pourquoi faire autrement dans le cas du chinois?
4. Les origines des idées reçues concernant le chinois
4.1 Une erreur fondée sur l'écriture
D'où viennent tant d'erreurs dans les descriptions courantes de la langue chinoise? Il semble que, tout simplement, on ait reproduit sans les vérifier par l'analyse linguistique des affirmations formulées au sujet du wenyan dès le dix-septième siècle. Faute de dissocier la langue d'un système de communication visuel structuré d'une toute autre manière, on s'est laissé tromper par l'écriture.
Les caractères chinois sont des blocs invariables correspondant chacun à une syllabe. Comme ces unités ont chacune un sens, on les a assimilés à des mots sans prendre la peine d'écouter le rythme de la phrase, de s'intéresser aux accents d'intensité, de se demander si ces unités étaient ou non séparables. On a commis la même erreur que celle qui consisterait à affirmer qu'il n'y a pas de mots en latin sous prétexte que dans un texte romain ancien les lettres se succèdent de façon continue: ARMAVIRVMQVECANO...
4.2 Le goût de l'exotisme
Un autre facteur a pu jouer un rôle dans la constitution de ces idées erronées: un désir inconscient d'exotisme. Il déplaît que le chinois soit, par bien des traits, une langue "normale", ayant des substantifs, des verbes, des affixes et des terminaisons, ainsi que beaucoup de souplesse dans l'ordre des mots. Quand, dans une discussion sur ces questions, celui qui connaît la langue produit des faits qui contredisent les idées courantes, il suscite souvent une réaction affective assez forte pour se sentir quelque peu iconoclaste. L'image idéalisée du chinois, avec ses traits absolus et ses allures de pôle opposé en tous points au pôle gréco-latin, se défend manifestement contre ce qui semble bien être perçu comme une tentative inconvenante de banalisation.
C'est ce mouvement affectif qui explique les procédés mentaux inconscients servant à maintenir les préjugés classiques même chez des personnes initiées à la langue réelle. Un cas est généralisé d'emblée à l'ensemble de l'idiome; on néglige d'en vérifier la fréquence et d'appliquer les mêmes conclusions aux autres langues où il se présente également.
"En français, les adjectifs peuvent, du fait de leur position dans la phrase, jouer un rôle de préposition ou de substantif; la preuve, c'est qu'on dit il en a plein les poches et faites le plein". Voilà comment on raisonne régulièrement dans le cas du chinois. Sous prétexte que gei, "donner", "à", est à la fois verbe et préposition (cf. l'anglais I go down the street, I down a drink), on se croit autorisé à dire qu' "en chinois les prépositions sont des verbes". Pareille affirmation ne serait admissible que si l'on ne trouvait pas d'exemple susceptible de la contredire. Mais dès lors que yin, "à cause de", guanyu, "au sujet de" ou ba, préposition introduisant le complément d'objet, répond à tous les critères de la préposition sans jamais pouvoir être employé comme verbe, il faut y renoncer. La plupart des idées courantes sur le chinois ressortissent du même paralogisme, qui, pour parler mathématique, consiste à poser un ∀ là où il n'y a qu'un ∃.
4.3 Le modèle anglais
Enfin, il est possible que ces idées aient été influencées par l'observation de l'anglais, qui présente bon nombre de caractéristiques des langues dites isolantes. Lorsqu'un mot chinois est de ceux qui se prêtent aux glissements de catégorie, il y a souvent un parallélisme structural frappant entre les deux langues:
wo yao nide baogao I want your report
wo yao ni baogao I want you to report
wo yao baogao I want to report.
Mais pour étudier les deux langues l'une par rapport à l'autre avec un peu plus de rigueur, il faut étudier de près des spécimens réels. Le paragraphe suivant a été pris au hasard dans une série de textes bilingues dus à l'un des linguistes chinois les plus réputés, Yuen Ren Chao, et peut donner une idée de la situation respective des deux langues par rapport au principal critère définissant, pour certains, le caractère isolant: la proportion de monèmes par rapport aux mots. Le fait que la translittération a été faite par un linguiste chevronné est sans doute une garantie suffisante contre le risque d'amateurisme dans le regroupement des syllabes en mots. Transcrits de gwoyeu romatzyh en pinyin, ce paragraphe se présente comme suit:
Houlai wo rule daxue, womende guowenr jiao-shou budan bu jinzhi women kan xiao-shuor, hai jiao women na ta dang gongke nian, - juran keyi ba xiaoshuor-shu bai de shuzhuor de shangtou, zai datingguangzhong, gongran de kanqi xianshu lai, ni qiau zhe duo guoyin a!
Le texte anglais correspondant est le suivant:
Later, when I entered college, our professor of Chinese not only did not prohibit us from reading novels, but even told us to study them as lessons, so that we could actually display them right on the top of our desks, and openly read 'idle books' in public; oh, what a pleasure!
(Yuen Ren Chao, 1948, p. 285).
Sur les 43 mots du texte chinois, 21 seulement (48,8%) représentent un seul monème, les 22 mots restants en comprennent deux ou plusieurs. La version anglaise compte 52 mots, dont 37 (71%) ne comprennent pas plus d'un monème. D'après ce critère - et si ce petit échantillon aléatoire est représentatif - l'anglais serait plus isolant que le chinois.
Dans le texte chinois, trois mots seulement sont lexicalement susceptibles de jouer plusieurs rôles grammaticaux: jiaoshu, "enseigner"/"professeur"; jinzhi, "interdire"/"interdiction"; et nian, "lire"/"lecture". Cette remarque n'est valable, bien sûr, que d'un point de vue strictement lexical, c.-à-d. si l'on ne tient pas compte des quelques exceptions qui permettraient d'utiliser women, "nous", dans le sens de "nôtre" (women jia, "notre maison"), ni du glissement de substantif à "adjectif" que permet l'antéposition.
Dans le texte anglais, il est plus difficile de déterminer ce qu'il en est, car plusieurs mots comme right, book ou novel appartiennent à plusieurs catégories grammaticales, mais avec des sens si différents qu'il serait peut-être plus juste d'y voir des homonymes qu'un même monème à fonctions grammaticales variables. Pour les raisons invoquées à propos du chinois, des mots comme college ou pleasure n'ont pas été inclus dans la liste des mots susceptibles de changer de catégorie, bien qu'on puisse interpréter comme adjective leur fonction dans college professor ou dans pleasure trip. Neuf mots sont tout de même à catégorie interchangeable sans doute possible: Chinese, display, idle, later, only, public, reading, study et top. À ce point de vue-là aussi l'anglais, dans ce bref spécimen, se révèle plus isolant que le chinois.
Comme la notion de langue isolante remonte historiquement aux descriptions faites du chinois au siècle dernier, ceux qui ont perçu cette ressemblance entre les deux langues auraient tenu pour aberrante l'idée que le chinois puisse être la moins isolante des deux. L'existence, en anglais, de nombreux mots passant facilement d'une catégorie à l'autre sans changement de forme, l'ordre des mots plutôt strict de la phrase anglaise, la possibilité qu'a l'anglais de faire de tout substantif une sorte d'adjectif en le plaçant devant le nom qu'il détermine (même s'il existe une forme adjective: Eastern Europe n'empêche pas que l'on dise East Africa), tous ces traits sont apparus comme autant de signes d'une tendance de la langue de Shakespeare vers une sorte d'idéal isolant que l'on a cru pleinement réalisé en chinois.
L'étude psychologique des réactions affectives aux mots "Chine" et "chinois" montre que les Occidentaux projettent facilement sur ce pays et ce peuple des concepts du type "total", "implacable", "extrême" et "rigide". La rigidité attribuée à la phrase chinoise résulte peut-être de la même projection que celle qui impute aux Chinois un visage fermé, immobile, inscrutable. Sous l'influence de ces mécanismes de l'affectivité inconsciente, le chinois a été perçu, sur l'échelle des "degrés d'isolation", non pas comme en-deçà de l'anglais, mais comme au-delà, en fait à l'extrémité. Le modèle isolant est apparu comme une perfection que l'on a cru concrétisée dans cette langue. Son image dans l'esprit des Occidentaux s'intéressant à la linguistique s'est ainsi dotée de traits absolus qui n'ont pas grand-chose à voir avec la réalité.
5. Faut-il classer le chinois parmi les langues agglutinantes?
On le voit, les quatre critères définis dans l'introduction comme permettant de classer le chinois parmi les langues isolantes ne se retrouvent pas dans le chinois réel. Alors, de deux choses l'une: ou l'on continue à considérer ces critères comme valides et on renonce à classer le chinois parmi les langues isolantes, ou l'on préfère continuer à tenir le chinois pour une langue isolante et c'est à ces critères qu'il faut renoncer. Voyons cela de plus près.
Bien des caractéristiques du chinois porteraient à le classer dans le groupe agglutinant. Il est de fait qu'il procède souvent par agglutination là où les langues agglutinantes classiques ne le font pas: wo, "je" > women, "nous" > womende, "notre".
Mais l'intuition qui, au siècle dernier, a amené à classer des langues comme le turc, le japonais ou les langues bantoues dans une autre catégorie que le chinois semble bien reposer sur une réalité. En effet, le chinois s'écarte de la plupart des langues agglutinantes par plusieurs traits:
1. Les monèmes y sont totalement invariables, ce qui ne se retrouve pas dans les langues finno-ougriennes, par exemple, où les affixes et terminaisons subissent les variations liées au principe de l'harmonie vocalique, ni en japonais, où certains verbes présentent des modifications de racine. (Il est vrai qu'en chinois la terminaison r peut parfois modifier le phonème final du mot, mais ce cas est unique, les monèmes chinois sont, par ailleurs, rigoureusement immuables).
2. Les langues agglutinantes ont tendance à incorporer la négation dans le verbe: le turc, par exemple, dit sevmek, "aimer", et sevmemek, "ne pas aimer"; le japonais dit koroshita, "a tué", et korosanakatta, "n'a pas tué"; le swahili dit nilisoma, "je lis", et sisomi, "je ne lis pas". En chinois, la négation est toujours représentée par un monème placé devant le mot nié; s'il n'y a pas de nuance de type "impératif", c'est pratiquement toujours le monème bu: wo ai, "j'aime", wo bu ai, "je n'aime pas"; kejian-de, "visible", bukejiande, "invisible".
3. La plupart des langues agglutinantes expriment ce qui correspond à nos pronoms objets et à nos adjectifs possessifs à l'aide d'affixes dont la forme est sans rapport avec le pronom employé seul. Le turc rend "moi, je" par ben, mais "mon", "ma" par -im, -im, -um ou -m: dost, "ami", dostum, "mon ami". En swahili, le pronom "vous" employé seul se dit ninyi, mais comme sujet d'un verbe il devient le préfixe m- et comme objet l'infixe -wa-. Rien de tel en chinois, où le pronom reste toujours lui-même, quelle que soit sa fonction dans la phrase: wo kan ta, "je le regarde"; ta kan wo, "il me regarde"; wode shu, "mes livres"; tade shu, "ses livres".
4. Les langues agglutinantes expriment généralement ce qui correspond à nos prépositions par des suffixes et des terminaisons. Certes, il en est de même en chinois pour quelques expressions de temps ou de lieu, encore que ce ne soit pas entièrement vrai en ce sens que le morphème postposé est généralement annoncé, avant le mot correspondant, par un mot à valeur de préposition: wuzi-li, "dans la chambre", est moins courant que zai wuzi-li. Mais cela dit, la plupart de nos prépositions, telles que "vers", "à", "pour", "(sortant) de", "jusqu'à", "au lieu de", "au sujet de", etc. se traduisent en chinois par des morphèmes placés avant le mot qu'ils régissent et se comportant exactement comme les prépositions du français ou de l'anglais.
Ainsi, toute une série de traits confèrent aux langues traditionnellement appelées agglutinantes une spécificité à laquelle le chinois est étranger. Les différences entre elles, du point de vue structural, sont nettement moins grandes que les différences de chacune par rapport au chinois. Une analyse plus poussée s'imposerait, mais il semble à première vue que les critères appliqués en statistique pour définir le groupe dans un procédé tel que l'analyse de la variance (différences "inter" significativement supérieures aux différences "intra") permettent de dissocier le chinois des langues généralement regroupées sous la rubrique "agglutinantes".
On peut toutefois regretter le choix du terme "isolant" pour désigner la catégorie de langues où il faudrait classer le chinois. Ce mot n'évoque absolument pas les caractéristiques de cette langue, et il contribue certainement à la diffusion des idées erronées qui ont été traitées dans le présent article.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Chinese Language Special Class for Foreign Students in Peking University (1958) Modern Chinese Reader (Pékin: Shidai Chubanshe)
Larousse trois volumes en couleurs (1965) (Paris: Larousse)
Lord, Robert (1974) Comparative Linguistics (Londres: English Universities Press).
Wells, John (1978) Lingvistikaj Aspektoj de Esperanto (Rotterdam: Universala Esperanto-Asocio)
Yuen Ren Chao (1948) Mandarin Primer (Cambridge, Mass.: Harvard University Press).