Claude Piron

Confession d'un fou


On me demande un témoignage et, bien que cela me gêne - la folie est une maladie honteuse - j'ai décidé de le donner, bercé, dans mon délire, de la douce illusion qu'il pourrait être utile.

Je suis fou. Comme bon nombre de mes congénères, je ne m'en rends absolument pas compte; ma manière d'être me paraît cohérente et «colle» très bien avec la réalité. Mais le jugement des gens sains d'esprit est pratiquement unanime: je ne puis donc que m'incliner.


Une maladie contractée dans l'enfance


Cela a commencé dans mon enfance: j'ai appris l'xxxxx. Cette langue m'a paru si attrayante, amusante, merveilleuse, que très vite je suis arrivé à la maîtriser (ce n'est pas une performance, toute personne atteinte du même mal arrive au même niveau dans les mêmes délais). Les premières années, je ne me suis rendu compte de rien, mais un jour où, traduisant en classe un texte grec, nous nous sommes heurtés à une forme verbale bizarre, j'ai dit au professeur: «C'est peut-être un interrogatif-impératif?» Le vénérable maître m'a patiemment expliqué que je mélangeais deux notions contradictoires et que mon hypothèse était absurde. J'ai rétorqué: «Mais ça existe en xxxxxx, où il est tout à fait courant de dire kien ni iru? ce qui n'a pas d'équivalent français.Ni iru signifie allons! (impératif, première personne du pluriel) et kien, dans quelle direction, où. Si on peut dire allons-y, pourquoi ne dirait-on pas allons où?» Le professeur m'a remis à ma place, expliquant que l'xxxxx n'était qu'un code sans vie auquel il ne fallait pas demander des explications valables pour les vraies langues.


L'année suivante, je racontais à des camarades, en présence d'un professeur une conversation qui s'était déroulée en xxxxx. Le professeur est intervenu: «Allons, ne te vante pas, l'xxxxx, ce n'est pas une langue, on peut peut-être vaguement l'écrire, mais on ne pourrait pas le parler». C'est alors que j'ai commencé à prendre conscience de mon état. Si des gens sympathiques, intelligents, honnêtes, instruits, que je respectais spontanément (j'ai eu la chance d'avoir de très bons professeurs) étaient unanimes à démontrer que mon expérience était fausse, c'est qu'elle était fausse. La conclusion s'imposait: je délirais.


Pareil délire a toutes sortes de conséquences fâcheuses. Un jour où, à l'école primaire, j'avais dit descendre en bas, le maître m'a fait remarquer: « Le français est une langue logique: on dit descendre tout court, parce que cela suffit». Quand j'en ai conclu qu'il fallait dire vieux femme pour éviter de répéter dans l'adjectif la notion de féminité implicite dans le mot «femme», on m'a dit que j'étais un méchant garnement. Cela nous arrive souvent, à nous, malades mentaux : on prend pour de la méchanceté ce qui n'est que pathologie.


Ayant ainsi appris que le français était une langue logique, j'ai un jour demandé pourquoi on disait 20 places assises en accordant le participe en genre et en nombre, et 20 places debout en laissant invariable le mot qualifiant (j'avoue aujourd'hui ma lâcheté: ce que je n'osais pas dire, c'est que je ne voyais pas la logique par laquelle une place arrivait à s'asseoir). Je n'ai jamais compris la réponse qu'on m'a donnée et je n'en garde qu'un souvenir confus. Il me semble qu'il était question d'euphonie.


L'euphonie est un ingrédient fantomatique qui donne aux gens sains d'esprit - hélas, pas à moi! - la clef de bien des mystères. Elle explique, par exemple, pourquoi on dit consulat de France sans article, mais consulat du Danemark avec article. C'est aussi la fée Euphonie qui interdit l'emploi de la terminaison -asse du subjonctif imparfait. Naïvement, j'avais cru que si on m'apprenait une conjugaison à l'école, c'était pour l'utiliser. C'est pourquoi, un jour, où, avant une pièce que nous jouions, je m'étais atrocement maquillé, je m'étais justifié en disant: «Il fallait bien que je me grimasse». J'ai eu droit aux foudres de mon instituteur, appelant à la rescousse cette chère Fée Euphonie et la notion - que je n'ai jamais très bien saisie non plus - de ridicule. Mais quand, à quelques minutes de là, j'ai dit au maître-metteur en scène: «C'est là que vous voulez que je grime?», parce que je n'osais pas dire grimace, qui n'est pas euphonique, on m'est de nouveau retombé dessus. Ce n'est pas toujours drôle d'être fou.


Mais au total, ma connaissance de l'xxxxx avait plus d'avantages que d'inconvénients pour un élève moyennement doué comme moi. Elle m'a donné tout au long de ma scolarité une avance sur mes camarades que je n'ai jamais perdue. Je connaissais beaucoup de choses en géographie, parce que je correspondais dans la langue de Zamenhof avec des enfants du monde entier et que mes lectures étaient internationales. Je connaissais une base de racines germaniques que j'avais assimilées facilement. Pour un Européen qui aborde l'xxxxx, les mots inconnus se trouvent toujours situés dans un ensemble qui comprend une certaine proportion de mots familiers: il ne s'agit jamais d'une masse totalement étrange à attaquer. Considérons des mots très courants comme fenestro (fenêtre), domo (maison), strato (rue). Le francophone a deux racines à apprendre (dont une peut être, selon l'âge et l'étendue du lexique personnel, partiellement connue par des dérivés tels que domicile), l'Anglais deux racines et le Slave deux racines (maison se dit dom en russe et en polonais, dum en tchèque).


En outre, j'avais acquis un solide noyau de racines latines qui m'ont beaucoup aidé à assimiler le vocabulaire français. Quand j'ai rencontré pour la première fois le mot simiesque, je l'ai tout de suite compris: simio veut dire singe en xxxxx. Quand on m'a parlé du nerf crural, je l'ai immédiatement associé au mot courant qui désigne la jambe dans la langue de Zamenhof: kruro. Et comme, pour moi, tête, c'est aussi kapo, je n'ai eu aucune peine à sentir ce qu'avait de commun la famille décapiter, capitaine, capital...


Dans ma folie, j'ai toujours imaginé qu'il y avait un rapport étroit entre le langage et la pensée, c.-à-d. que le langage était un outil qui aidait à penser. Chose curieuse, cette conception m'a été confirmée lorsque j'ai fait des études de psychologie. Quoi qu'il en soit, j'ai toujours eu l'impression que le fait d'apprendre dans l'enfance un langage épousant en souplesse tous les cheminements de la pensée était un atout non négligeable. Je souligne «dans l'enfance», parce qu'il me semble que ceux qui contractent la maladie à l'âge adulte sont trop habitués à couler leur pensée dans les moules rigides de leur langue maternelle. Ce point de détail serait à vérifier. Mais la question qui nous intéresse ici est celle de savoir pourquoi l'xxxxx suit mieux qu'une autre langue le mouvement de l'esprit pensant. La réponse est facile parce qu'il respecte sans aucune exception la principale des lois psycholinguistiques, celle de l'assimilation généralisatrice.


Une tendance universelle de l'esprit humain: l'assimilation généralisatrice


Un enfant de six ans que je connais, a dit dans la même semaine fleurier pour «fleuriste» et journalier pour «journaliste». Pourquoi? Parce qu'il a spontanément assimilé le suffixe -er de la série «boucher, boulanger, charcutier, cordonnier...» et qu'il l'a immédiatement généralisé. Et cet enfant de 12 ans, à qui je mets une goutte de médicament dans son oeil enflammé et qui me dit: «Est-ce qu'il va dérougir vite?» que fait-il, sinon suivre la loi de l'assimilation généralisatrice... et pécher contre la langue française. C'est que toutes les langues nationales sont des dictatrices qui exigent obéissance au détriment de la spontanéité et des besoins de la communication. Il n'y a que l'xxxxx dont on puisse dire: la langue est faite pour l'homme et non l'homme pour la langue.


D'aucuns trouvent l'anglais facile. C'est que les gens sains d'esprit manquent de points de référence. Un pauvre fou comme moi ne comprend pas ce que la communication gagne à l'obligation de dire East Africa, mais Eastern Europe; injustice, mais unjust; I ski, I bicycle, mais pas I car (alors qu'en xxxxx, pas de problème :


skio = ski, mi skias = je skie
biciklo = vélo, mi biciklas = je fais du vélo, je vais à vélo
aŭto = auto, mi aŭtas = je vais en auto).


...Qui permet de gagner à la fois en simplicité et en précision


Dans une langue où l'assimilation généralisatrice n'est inhibée par aucune exception, mais est au contraire encouragée par toute la structure linguistique, le sujet pensant éprouve un sentiment de liberté extraordinaire. Pas de camisole de force. Quand vous poursuivez une idée, les mots sont là pour vous servir.


Imaginez que vous meniez une réflexion sur les sentiments et la structure familiale. En français, vous pourrez parler d'un sentiment paternel, maternel, fraternel, amical. Mais quand vous arrivez à l'oncle ? En xxxxx, pour former un adjectif, on remplace le -o final du substantif ou le -i de l'infinitif par la terminaison -a. Si patro = père, et frato = frère, il n'y a pas besoin de mémoriser les mots paternel et fraternel, on les forme soi-même: patra, frata. Le sentiment qu'un oncle éprouve pour un neveu a quelque chose de très particulier, bien différencié par rapport au sentiment paternel ou amical. En xxxxx, il n'y a pas besoin de réfléchir: onkla sento est l'expression qu'il vous faut. Le mot avunculaire existe bien en français, mais vous vient-il à l'esprit en une fraction de seconde, comme un réflexe, à la même vitesse que votre pensée? Et le sentiment du grand-père, n'est-il pas lui aussi spécifique? Grand-paternel n'existe pas en français. En xxxxx, grand-père = avo et l'adjectif correspondant est, bien entendu, ava. Remplacez -a par -e et vous avez l'adverbe.


Quand j'étais enfant, j'ai correspondu avec un garçon qui, pendant une certaine période, terminait ses lettres en écrivant, au-dessus de sa signature, le simple adverbe kuze, «cousinement». Ce mot intraduisible exprime une idée très claire: «je t'adresse des salutations qui expriment les sentiments que l'on a dans les rapports de cousin à cousin». L'évolution, dans le temps, de sa formule de politesse montre bien l'évolution de nos rapports: au début, il mettait samideane (sam- = même, ide- = idée, -ano = partisan, adhérent, membre, habitant); samideano = partisan de la même idée, quelqu'un qui partage les idées de; comparez samreligiano = coreligionnaire, samlandano = compatriote), puis il est passé à amike (amicalement), ensuite à kuze (de kuzo, cousin) pour terminer par frate (fraternellement). A une époque où l'on parle tant de la nécessité de s'exprimer, d'être lucide, «congruent», transparent dans les relations humaines, que peut faire le pauvre francophone avec son lexique mal adapté à la richesse de son psychisme et à la variété de l'expérience humaine ?


Certes, la langue française et les autres langues nationales sont riches et belles, elles méritent notre amour et notre respect. Mais il faudrait leur assigner leur place. Celui qui ne connaît pas de patois ou dialecte perd toute une atmosphère intime, purement régionale, qui a une très grande valeur parce qu'elle nous rattache à nos racines locales. Mais celui qui ne parle qu'un patois et aucune langue nationale perd une quantité énorme de richesses culturelles, de nuances et de possibilités de contact. N'y a-t-il pas un rapport équivalent entre la langue internationale et la langue nationale ? Sans doute faut-il être fou pour souhaiter ce que je préconise : qu'un jour chaque humain possède réellement trois moyens de communication linguistique : le parler régional, la langue nationale, et l'xxxxx, qui correspondent à ses trois niveaux d'appartenance, à trois patriotismes, qui, loin de s'opposer, devraient s'intégrer les uns dans les autres.


Tenez! Voici un autre exemple qui vous donnera une idée du «rendement lexical» du petit investissement que demande l'xxxxx. Il existe dans la langue internationale un suffixe -aĵo, qui désigne l'objet, et un suffixe -ado, qui désigne l'action. A partir du verbe pensi (penser), vous pouvez former trois équivalents du mot français «pensée» : penso est le terme courant, qu'on emploiera le plus souvent, mais si vous discutez philosophie ou psychologie et que vous vouliez préciser les nuances, vous direz pensaĵo pour désigner la chose que vous pensez, la pensée en tant qu'objet d'un acte mental, et pensado pour exprimer le fait de penser, la pensée en tant que processus. Ce ne sont pas des complications farfelues puisque vous ne préciserez ces nuances qu'en cas de besoin. Mais si la situation se présente, le mot est là, dans le potentiel de la langue, et vous n'avez qu'à le construire vous-même. Vous serez compris dans le monde entier. L'occasion pourrait se présenter par exemple si vous traduisez un auteur grec qui différencie noêsis (pensado, action de penser) de noêma (pensaĵo, la chose pensée, la pensée que vous pensez).


Mais qu'est-ce que je raconte? Voilà que mon délire me reprend. J'oublie que, comme le savent tous les gens sains d'esprit, l'xxxxx est une langue pauvre, un code sans vie, le rêve utopique de quelques pauvres fous...


...une maladie favorisant l'intérêt pour la diversité des cultures et des langues


J'ai mentionné ci-dessus mes correspondants. Ils ont joué un très grand rôle dans mon adolescence. Ce n'est pas drôle d'être un malade mental. Mais c'est encore moins drôle d'être seul. Ma grande consolation, c'est qu'il y avait, partout dans le monde, d'autres personnes présentant les mêmes symptômes. A 14 ans, j'avais un correspondant chinois et un correspondant japonais avec qui j'échangeais des lettres extrêmement intéressantes en xxxxx. Ils m'ont donné le goût de la culture asiatique et je ne dirai jamais assez l'enrichissement que cela a représenté pour moi. Si plus tard, J'ai fait un diplôme de chinois, c'est à mon ami xxxxxphone Er Tungguo que je le dois en grande partie.


J'avais aussi des correspondants en Argentine, en Australie, en Suède, en Bulgarie. Un de mes frères a été contaminé (l'xxxxx est contagieux) et lui aussi a correspondu avec des xxxxx-istes de divers pays. Nous avions environ 25 ans lorsque la Tchécoslovaquie d'après-guerre a ouvert ses portes au tourisme. Mon frère et moi fûmes du premier groupe de voyageurs. Je n'oublierai jamais l'accueil chaleureux que nous avait réservé un groupe d'xxxxxphones de notre âge rassemblés par le correspondant de mon frère. Les autres touristes de notre groupe, gens sains d'esprit, n'ont eu aucun contact avec la population locale. Mon frère et moi en avons appris sur la vraie vie tchécoslovaque plus que tous les autres touristes réunis, grâce à ces innombrables conversations directes, spontanées, sans effort et sans interprète, avec les gens du peuple.


Une expérience difficilement transmissible


Qui faut-il croire? Mon expérience, mon vécu personnel, ou les arguments des sceptiques? S'ils ont raison, je n'ai pas pu communiquer, puisque l'xxxxx n'est pas une vraie langue. «C'est une utopie», m'a-t-on répété, «les gens de peuples différents parleront une langue internationale chacun à sa manière, selon ses structures grammaticales, son accent, sa sémantique, et ils n'arriveront jamais à se comprendre». Avec mon esprit débile, je ne vois pas pourquoi un Turc et un Argentin qui se parlent anglais peuvent quand même communiquer dans cette langue, beaucoup plus difficile à prononcer et à manier que l'xxxxx, mais que puis-je répondre ? Ils en savent tous tellement plus que moi. Parce que c'est ça, la grande caractéristique des gens sains d'esprit : ils n'ont pas besoin de l'expérience pour savoir.


Tel linguiste célèbre - qui n'a jamais appris l'xxxxx - n'a-t-il pas affirmé que cette langue pouvait rendre quelques services au niveau des banalités de la vie quotidienne, mais qu'elle ne saurait servir à une communication au sens plein dans les domaines scientifique, philosophique, politique ou littéraire ? J'ai assisté à bien des échanges scientifiques en xxxxx, j'ai souvent discuté, dans cette langue, politique ou philosophie, j'ai été ému par tels et tels poèmes originaux écrits dans la langue internationale par Kurzens, Kalocsay ou Miyamoto Masao. Mais que suis-je à côté d'un linguiste qui n'a pas besoin d'apprendre une langue pour en juger les capacités?


Un historien et homme de lettres très connu a un jour déclaré avec fougue à la Société des Nations, lors de l'examen d'un rapport très favorable à l'xxxxx, établi par le secrétariat de la SDN (rapport bientôt enterré sous le coup d'arguments aussi irréfutables): «En xxxxx, on peut tout traduire, on ne peut rien exprimer». Bien sûr, ce monsieur n'a jamais ouvert un manuel d'xxxxx, il n'a jamais assisté à un débat dans cette langue, mais c'est un homme sain d'esprit, qui était à l'époque titulaire d'une chaire dans une grande université européenne. Face à cette santé mentale, à quoi bon raconter mon expérience de la réalité : tels enfants de père français et de mère norvégienne dont la langue maternelle est l'xxxxx, tel couple flamand-hongrois dont l'xxxxx est la seule langue commune, telle expression qu'il m'arrive d'utiliser spontanément dans la langue internationale et que je suis incapable de traduire dans mon français «natal»?


Vous qui me lisez et êtes sains d'esprit, aidez-moi à comprendre ma maladie Pourquoi diable suis-je blessé dans mon identité d'xxxxxphone quand je lis ce que dit un journal aussi sérieux que Le Monde, lors du décès du Président de la République autrichienne, M. Franz Jonas, qui parlait avec beaucoup d'aisance la langue internationale. L'article qui lui est consacré le 25 avril 1974 contient le passage suivant:


«Ce handicap, joint à (...) son goût trop affiché pour l'xxxxx et la photographie en couleur, fait sourire». Comme c'est subtil ! Comme le journaliste transmet habilement son message, sans y toucher à pleines mains...! Mais non, je ne comprend pas. Quand Jonas et Tito se sont entretenus en xxxxx, seuls à seuls, qu'ont-ils fait qui prête à sourire?


Un des graves problèmes, pour les malades mentaux, est celui de leur insertion sociale. Il existe heureusement deux grands débouchés: les organisations internationales, d'une part, les professions psychologiques, d'autre part. J'ai eu la grande chance d'être admis dans les unes et les autres.


Une folie renforcée par l'expérience professionnelle


Je suis devenu fonctionnaire de l'ONU parce que j'avais appris plusieurs langues. C'est une complication assez fréquente de la maladie «xxxxx». Mes correspondants m'avaient donné le goût des cultures étrangères. En outre, je savais par expérience qu'il était possible de maîtriser une autre langue. Mais surtout - telle est du moins la façon dont mon délire systématique explique aujourd'hui les faits - je m'étais déconditionné par rapport à ma langue maternelle. Apprendre une langue suppose en effet deux opérations, un décodage et un recodage. Pour moi, le décodage s'était fait facilement. En xxxxx, les structures grammaticales sont immédiatement perceptibles, puisque la langue est tout à fait régulière et que les rapports entre les mots, ou, sémantiquement, entre les notions, sont exprimés par des terminaisons ou des affixes bien visibles. J'avais donc assimilé sans m'en rendre compte une grammaire universelle qui m'a incroyablement facilité l'apprentissage des autres langues.


Le francophone qui apprend l'allemand, par exemple, doit passer d'un système complexe, rigide et arbitraire à un autre système complexe, rigide et arbitraire sans que rien facilite l'articulation entre les deux systèmes. Pour passer du français je vous remercie à l'allemand ich danke ihnen, il faut apprendre à relativiser deux choses: la place des mots dans la phrase, et la nature directe ou indirecte du complément d'objet (ihnen est un datif). Quand j'ai appris l'xxxxx, je disais au début, suivant la structure française, mi vin dankas, mais je n'ai pas tardé à remarquer dans les livres ou revues que je lisais, dans les lettres de mes correspondants ou les énoncés de mes interlocuteurs, qu'il n'y avait rien d'incongru à dire mi dankas vin, mi al vi dankas ou mi dankas al vi. Le déconditionnement était opéré.


Tout le monde sait qu'il est beaucoup plus facile d'apprendre la deuxième langue étrangère que la première. Pourquoi ? Parce que l'étape décodage est franchie. Comme les structures linguistiques apparaissent de manière concrète en xxxxx, le décodage à l'aide de cette langue est particulièrement utile. Apprendre l'xxxxx, c'est à la fois assimiler un noyau de vocabulaire étranger, faire de l'analyse grammaticale et acquérir des réflexes qui représentent une salutaire prise de distance par rapport à la langue maternelle.


Le plus artificiel est-il vraiment celui qu'on croit?


Quoi qu'il en soit de ces explications, je suis devenu fonctionnaire de l'ONU. J'étais à peine arrivé dans la grande maison de verre qu'on m'envoyait en séance: j'étais chargé d'établir le compte rendu analytique d'un petit comité. Quelque temps avant mon départ pour New-York, j'avais participé à une réunion xxxxx-iste. Il y avait un Japonais, un Hongrois, un Brésilien, un Belge francophone, un Islandais... Le Japonais avait commencé à apprendre l'xxxxx deux ans plus tôt, le Hongrois neuf mois avant la réunion, les autres, je ne sais pas. Le souvenir des débats, animés, spontanés, vivants, pleins d'humour résonnait encore à mes oreilles.


C'est plein de cette expérience, que j'ai pénétré dans la petite salle de réunion où m'envoyait mon chef onusien. Le hasard a voulu qu'il y ait là aussi un Hongrois, un Brésilien et un Japonais, mais les autres étaient un Français, un Américain, un Soviétique et un Syrien. C'était extraordinaire. On leur distribuait des documents dans quatre langues différentes. Ils parlaient devant un micro et avaient sur les oreilles des écouteurs où des interprètes leur susurraient dans une langue généralement autre que la leur ce qui se disait en séance. Pour ces sept personnes, il y avait huit interprètes et un technicien.


Le Français était un méridional plein de verve qui ne cessait de faire des bons mots et de tenter de mettre dans cette réunion sévère un élément de fantaisie. Dans son enthousiasme rieur, il avait tendance à donner des coups de coude à son voisin soviétique ou à le tirer par la manche en souriant de toutes ses dents. Je n'oublierai jamais son visage chaque fois déçu lorsqu'il voyait que le Soviétique ne réagissait pas. C'est qu'il y avait un décalage d'un quart ou d'une demi-minute entre la phrase humoristique du Français et le sourire amusé du Russe. Le Brésilien, lui, n'a jamais souri. Non qu'il fût d'humeur chagrine. Mais, bien que de langue portugaise, il écoutait l'interprète espagnole et cette jeune femme n'était pas inspirée: les finesses du Français étaient, dans la langue de Cervantès, soit omises, soit tristement aplaties.


Le moment le plus intéressant, pour le fou que je suis, a été la pause. Tout le monde est passé dans une petite salle voisine où l'on avait servi quelques rafraîchissements. En sirotant leur jus d'orange ou leur café, les experts (c'étaient tous des universitaires de haut vol) se regardaient sans mot dire, ou baragouinaient quelque petit-nègre s'apparentant de très loin à la langue de Shakespeare. Souvent ils nous demandaient de traduire phrase après phrase ce qu'ils voulaient se dire.


Surpris de cette façon de procéder, mon esprit malade a émis une hypothèse: sans doute ces messieurs n'ont-ils pas eu le temps d'apprendre une langue où le rapport entre l'investissement en énergie et l'efficacité soit optimal pour la communication. Je les ai donc interrogés l'un après l'autre. Le Hongrois avait mis sept ou huit ans pour arriver au niveau assez lamentable où il s'exprimait en russe. Le Japonais avait appris l'anglais pendant 10 ans, mais il donnait énormément de mal aux interprètes à cause de son accent (je me souviens notamment qu'on ne savait jamais s'il disait premier ou troisième, first et third étant prononcés par lui d'une façon pratiquement équivalente).


Des investissements en argent et en énergie sans mesure avec les résultats obtenus


Les gens sains d'esprit sont vraiment bizarres. Ainsi, ils avaient passé un temps fou pour apprendre des langues qu'ils ne maîtrisaient pas et qui ne leur permettaient pas de se comprendre directement. Mais là où vraiment j'ai heurté comme un mur les limitations qu'engendre mon handicap mental, c'est quand je me suis renseigné sur l'aspect financier du problème. A la réunion en xxxxx à laquelle j'avais participé avant mon départ pour l'ONU, les dépenses linguistiques s'étaient élevées à 0 fr. 0 centime. Ici, pour mal se comprendre, ils dépensaient une fortune.


J'ai entrepris quelques recherches sur ce point, mais je n'ai pas eu la force de les poursuivre. C'est dommage. Les budgets des organisations internationales sont très intéressants. L'année de mes recherches, la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, qui s'était tenue à New Delhi, avait coûté quelque 8 millions de francs suisses. Sur ce chiffre, 4 millions étaient affectés exclusivement au système multilingue employé, et cette somme ne comprenait ni la multiplication des dépenses d'électricité, de papier, d'amortissement des machines à écrire et autre matériel, ni les frais occasionnés par le recrutement des 190 interprètes, réviseurs et traducteurs temporaires engagés spécialement pour la Conférence au prix de mille difficultés: En mai 1975, l'Assemblée de l'Organisation mondiale de la Santé a adopté le principe d'accorder à l'arabe et au chinois le statut de langues de travail. Le Secrétariat de l'OMS évalue à 5.000.000 de dollars par an le coût minimal de cette décision. Cette somme permettrait de sauver la vue de 10 000 000 de personnes atteintes de trachome qui vont devenir aveugles faute d'argent pour les soigner.


Je m'avoue vaincu. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi le contribuable sain d'esprit accepte de financer de telles opérations. Pourquoi consacrer des milliards à la traduction, à l'interprétation et à la dactylographie multilingue, alors que ce sont des opérations purement stériles, puisque dans le monde de fous où je vis, nos réunions internationales s'en passent fort bien et que la communication est meilleure ?


J'ai essayé de faire part de mon expérience aux personnes compétentes, mais j'ai vu les visages se fermer, les sourcils se froncer, des sourires ironiques se dessiner. Les gens sains d'esprit savent que l'xxxxx est une chose peu sérieuse, une manie de quelques farfelus.


Il y a deux solutions au problème de la communication entre étrangers. Celle des gens sains d'esprit consiste à estropier des langues difficiles comme l'anglais et le français, après des années et des années d'étude, dans des réunions où règne une jolie inégalité linguistique et où de toutes façons on ne se comprend pas sans interprètes ni traducteurs. Cette solution est très supérieure à celle des fous, en argent notamment.


La solution des malades mentaux de ma catégorie consiste à adopter pour les relations entre étrangers une langue bien adaptée aux exigences du psychisme humain, pour que les personnes de toutes les cultures puissent s'y sentir à l'aise. En effet, qu'est-ce qui inhibe l'expression linguistique ? Les difficultés de la grammaire et de l'usage, le manque du mot correspondant au concept. Dans une langue comme l'xxxxx, où il faut cinq secondes pour apprendre à former le pluriel de tous les substantifs, cinq secondes pour apprendre à former le présent de l'indicatif (ou le futur, ou le conditionnel...) de tous les verbes à toutes les personnes, cinq secondes pour apprendre à former un adjectif à partir de tout nom et inversement, le rendement de chaque minute d'apprentissage est extraordinaire et l'expression linguistique est on ne peut plus aisée. Quel sentiment agréable, de ne pas avoir à se demander à tout instant si on dit "vous disez" ou "vous dites", "on the bus" ou "in the bus", "er helft mich" ou "er hilft mir"!


Nous autres xxxxx-phones avons la même facilité pour le vocabulaire. Il nous a fallu cinq secondes pour apprendre à former écurie, chenil et porcherie à partir de cheval, chien et cochon, cinq secondes pour apprendre à former jument, chienne et truie, cinq secondes pour apprendre à former poulain, chiot et porcelet.


Si d'aventure on en a besoin, le mot est là, immédiatement présent à l'esprit, alors qu'en anglais ou en allemand, même après 10 années d'étude...


Il faut être fou comme moi pour juger préférable de communiquer entre étrangers avec spontanéité, sans dépenser un sou, après un apprentissage de durée raisonnable (il faut 167 heures pour arriver en xxxxx au niveau qui, en anglais, demande 1200 heures d'étude; cela n'a rien d'étonnant si l'on considère que 80 à 90 % des difficultés d'une langue n'apportent rien à la communication). Pourquoi diable adopter une solution aussi simple, alors qu'il est possible d'en choisir une beaucoup plus compliquée, qui, de surcroît, confère à quelques langues un statut privilégié, avec toutes les conséquences économiques et politiques qui en résultent?


Nous autres fous, nous sommes tous sur le même pied, avec chacun son accent étranger, chacun utilisant une langue qui n'est pas celle de son pays. Chez les gens sains d'esprit, le délégué norvégien ou finlandais, le Hongrois et le Mongol, le Grec et le Portugais parlent une langue étrangère, alors que l'Anglais, l'Américain, le Français, le Russe utilisent leur propre idiome. Quel avantage sur les autres! Quelle arme redoutable, dans des débats où le ridicule est si important!


Un jour, dans mon délire, j'ai raconté l'expérience vécue du francophone que je suis: «En Belgique, les seuls Flamands avec qui je n'éprouve dans la communication aucune gêne, ni linguistique, ni psychologique, sont ceux avec lesquels je parle xxxxx». Les gens normaux qui m'entouraient ont secoué la tête avec pitié. Je savais ce qu'ils pensaient : «Pauvre type! Il est bien brave, mais...» Quelle idée saugrenue que la mienne! Mais mon délire m'empêche de les comprendre. Je les entends crier: «Droit du sol», «Droit de la majorité» et je vois les poings se fermer, les visages se durcir, et telles candidatures éliminées d'office...


Il faut être fou pour proposer comme solution une langue «artificielle», comme disent les gens sains d'esprit. C'est vrai qu'elle est artificielle. Quand nous rigolons ensemble à cinq de cinq pays différent autour d'un sympathique «pot», il suffit de nous voir et d'entendre la rapidité de notre débit pour comprendre comme nous sommes guindés dans notre artificialité. Tandis qu'avec leurs fils, leurs micros, leurs boutons sélecteurs et leurs dizaines de traducteurs qui s'affairent une nuit durant dans les coulisses pour que les documents sortent dans toutes les langues de travail à la séance du matin, les gens sains d'esprit ont trouvé la solution «naturelle». Le micro, la cabine d'interprètes, les écouteurs, voilà la nature. La bouche et les oreilles sans intermédiaire? Oh horreur! Vous êtes fou?


Je suis fou. Je vois bien vos sourires. Vous êtes gentils, merci. Mais n'essayez pas de me convaincre. Il y a trop longtemps que ça dure. Je crains que mon cas ne soit désespéré.