Claude Piron

"Je reçois des lettres de Mongolie, d’Iran...


Grand spécialiste de l’espéranto, Claude Piron croit fermement en l’avenir de cette langue. Entretien... en français!


Propos recueillis par Jean Pinesi

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Coopération. Où en est aujourd’hui l’espéranto?


Claude Piron. On trouve des gens qui savent l’espéranto dans plus de 120 pays et leur nombre continue de progresser tout doucement grâce à Internet. De nos jours, beaucoup de jeunes l’apprennent de cette manière.


Combien de personnes le parlent dans le monde?


D’après une recherche sérieuse d’un professeur de l’Université de Washington, les espérantistes seraient environ deux millions. D’autres estimations font état d’une fourchette qui va de un à sept millions. Si l’on considère un lieu précis, les gens parlant l’espéranto sont peu nombreux, mais ils sont dispersés dans le monde entier.


Quels sont les pays où l’espéranto est le plus parlé?


La Pologne, le Japon, la Corée du Sud, la Chine, la Hongrie, le Brésil. Staline avait persécuté les espérantistes dans l’ex-URSS en raison de la facilité des contacts que cette langue permettait avec des étrangers. Qui, de plus, n’étaient pas limités à l’élite intellectuelle.


Il y a quelques décennies, on parlait beaucoup de l’espéranto. Depuis, il semble un peu tombé dans l’oubli...


C’est un problème de médias. Depuis sa naissance en Pologne en 1887, l’espéranto s’est très rapidement répandu dans l’empire russe, puis dans le reste du monde, mais très lentement. Tous les vingt ans les médias en parlent comme si c’était quelque chose de nouveau, puis l’intérêt retombe.


Comment et pourquoi l’espéranto est-il né?


Cette langue est née d’un rêve d’un enfant surdoué et hypersensible qui vivait dans une petite ville de l’est de la Pologne. Plusieurs nationalités et religions s’y côtoyaient: Polonais, Russes, Allemands, juifs. Cet enfant a été marqué par de nombreux conflits violents et des scènes d’horreur. Triste de constater qu’il n’y avait pas moyen de discuter sur un pied d’égalité, que, d’après son accent, on était immédiatement assimilé à telle ou telle ethnie, il s’est mis à rêver d’une langue qui n’appartenait à aucun peuple et suffisamment facile pour que tout le monde puisse l’apprendre relativement vite.


L’anglais ne peut-il pas représenter le nouvel «espéranto»?


Beaucoup le pensent, mais je ne suis pas de cet avis. Premièrement, parce qu’il est injuste que 95% de la population mondiale doive passer plus de 1000 heures pour apprendre plus ou moins correctement l’anglais alors que les Anglo-Saxons peuvent utiliser ce temps pour autre chose; deuxièmement, parce que nous ne pourrons jamais défendre nos idées sur un pied d’égalité face aux Anglo-Saxons et troisièmement, parce que l’anglais est une langue beaucoup plus difficile qu’on ne le croit. Déjà d’un point de vue phonétique, ensuite en raison de son vocabulaire, qui est beaucoup plus vaste que les autres langues européennes. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils s’exprimaient mieux en espéranto après six mois qu’en anglais après six ans.


Pensez-vous qu’une langue qui n’est officiellement parlée par aucun peuple ait des chances, un jour, de s’imposer?


Oui, mais uniquement comme seconde langue utilisée entre personnes de langues différentes. C’est comme le système métrique, apparu en France au milieu du XVIIe siècle. Cent vingt ans plus tard, il était encore pratiquement inconnu, mais aujourd’hui, il a fini par se répandre presque partout.


Quels sont les points forts de l’espéranto?


C’est la combinaison simplicité et richesse. C’est aussi une langue expressive. L’espéranto est très influencé par la syntaxe slave, mais est construit comme le chinois: la langue est faite de «blocs» invariables qui peuvent se combiner sans restriction.


Cette langue est-elle adaptée au monde moderne?


Absolument. Il existait un mot pour dire «logiciel» – «programaro» – avant qu’il n’apparaisse en français. Parmi les espérantistes, on trouve des spécialistes de toutes les branches.


Vous avez écrit de nombreux livres en espéranto, dont des romans. Qu’est-ce que cela vous a apporté?


Enormément de plaisir. En revanche, je ne peux pas dire que je me suis enrichi financièrement, mais je ne fais pas cela pour l’argent. Quand je me rends à des réunions ou des congrès en espéranto, je suis surpris de constater que beaucoup de gens ont lu mes livres, mais au lieu de les acheter, ils se les sont prêtés ou les ont photocopiés (rires).


Ne vous sentez-vous pas frustré de ne pouvoir être lu par une frange plus large de la population?


Au contraire! Même si je n’avais que 2000 lecteurs, le fait qu’ils soient répartis à travers le monde me procure une satisfaction énorme. Je reçois des lettres de Mongolie, de Russie ou d’Iran. C’est quelque chose d’extraordinaire!


Pensez-vous qu’avec une langue commune, les hommes se comprendraient mieux et qu’il y aurait moins de conflits?


Je ne crois pas. Avec une réserve cependant: il y aurait probablement autant de conflits, mais davantage de dialogue. Cela dit, je pense qu’une langue commune, comme l’espéranto, amènerait quand même une meilleure compréhension entre les peuples. En Suisse, par exemple, elle ne tarderait pas à réduire la distance culturelle et mentale entre Alémaniques, italophones et Romands.


Et maintenant, le mot de la fin en espéranto...


Se la svisoj eklernus esperanton nun, la tutlanda lingvoproblemo post unu jaro ne plu ekzistus. Ce qui veut dire en français: «Si les Suisses se mettaient maintenant à apprendre l’espéranto, au bout d’un an, le problème des langues, qui affecte tout le pays, n’existerait plus.»


PORTRAIT
Claude Piron


Claude Piron connaît bien le problème des langues, puisqu’il a été interprète de 1956 à 1961 à l’ONU, à New York. Il traduisait en français à partir de l’anglais, du chinois, de l’espagnol et du russe. Après avoir travaillé huit ans pour l’OMS en Asie et en Afrique, il a pratiqué la psychothérapie. Né à Namur (Belgique) le 26 février 1931, il est l’auteur de nombreux ouvrages en espéranto, dont, notamment, huit romans, des recueils de nouvelles et de poèmes, une cassette de chansons et un cours sur la structuration de la personnalité. Son livre "Le défi des langues" (L’Harmattan, 1994) est, en quelque sorte, une psychanalyse de la communication internationale.