Claude Piron

Note: Le texte ci-dessous a été publié par l'Université de Paris-8 en 1987 (n° 66 de la série Cours et études de Linguistique Contrastive et Appliquée). Depuis cette date, l'image de l'espéranto a évolué au sein d'une fraction non négligeable de la population: elle est devenue plus positive et s'est sensiblement rapprochée de la réalité. Il n'en reste pas moins qu'une bonne partie du public, notamment de l'intelligentsia, continue à adhérer aux préjugés classiques et à les diffuser. La présente étude, qui invite le lecteur à prendre du recul et à se méfier d'une affirmation tant qu'elle n'a pas été vérifiée, garde donc tout son intérêt. Une mise à jour complète aurait exigé un travail pour lequel l'auteur n'avait pas la disponibilité voulue. Le travail d'actualisation a donc surtout porté sur les notes, qui permettent au lecteur de vérifier les faits. Puisse ce texte contribuer à éveiller la curiosité sur ce qu'est l'espéranto réel, souvent bien différent de l'idée qu'on s'en fait.


Espéranto : l’image et la réalité

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A – INTRODUCTION


La communication interculturelle s’effectue de nos jours par toutes sortes de moyens qui diffèrent très largement selon la situation et le niveau d’instruction des participants : emploi unique de la langue de l’un des partenaires, interprétation simultanée, communication par gestes, etc. L’une des méthodes utilisées consiste à adopter comme moyen de communication la langue issue du projet de L.L. Zamenhof généralement connue sous le nom d’espéranto.


Le chercheur qui entreprend de comparer l’espéranto aux autres systèmes ne tarde pas à constater, lorsqu’il parle de ses recherches autour de lui, que la plu-part de ses interlocuteurs ont leur petite idée sur cette langue. Cette image de l’espéranto varie d’un individu à l’autre, mais certains traits, sans être présents dans chaque cas, se retrouvent avec une fréquence suffisante pour qu’on puisse les considérer comme éléments constitutifs de l’image globale de l’espéranto dans l’intelligentsia de l’Europe occidentale. L’objet du présent document est de confronter à la réalité (1) quelques-uns de ces traits, particulièrement représen-tatifs. Nous donnerons à chacun une forme concrète en citant deux ou trois formulations typiques relevées dans la presse ou dans des ouvrages spécialisés.


La confrontation envisagée ici exige trois types d’opération. Dans certains cas, il s’agit simplement de vérifier les faits par rapport à une question concrète, par exemple : "Y a-t-il des gens qui parlent espéranto tous les jours ?". Dans d’autres, le problème réside dans la définition d’un terme. Si partisans et adversaires de l’espéranto donnent une réponse diamétralement opposée à la question : "L’espéranto a-t-il échoué ?", une réponse objective implique que l’on définisse l’échec. Une troisième opération, presque toujours nécessaire, consiste à replacer le trait étudié dans son contexte. L’espéranto étant considéré ici, non en lui-même, mais comme un moyen de communication interculturelle parmi d’autres, il n’y aurait aucun sens à le comparer à l’anglais tel qu’il est utilisé entre Londoniens; par contre, il y a un sens à comparer la communication entre, disons, un Finlandais, un Brésilien et un Coréen s’exprimant en anglais à celle d’un groupe semblable utilisant l’espéranto.


Soulignons, pour clore ces remarques préliminaires, que le mot espéranto, dans le présent article, désigne le moyen de communication linguistique ainsi appelé par ses usagers, tel qu’il a été utilisé au cours de la période 1974-84, sur laquelle porte notre recherche, et non le projet publié en 1887 par L.L. Zamenhof.


B – CONFRONTATION DE L’IMAGE ET DE LA RÉALITÉ


1. L’espéranto, langue que personne ne parle ?


"Parlée nulle part (...), elle (la langue "espéranto") n’existe que dans les revendications de ses adhérents".(2)
"La langue est trop intimement liée à la pensée, dit-on; c’est pourquoi on ne peut pas parler une langue artificielle" (il s’agit de l’espéranto)
.(3)


Voilà deux affirmations typiques qui se révèlent erronées dès qu’on procède à la vérification. Depuis 1986, l'espéranto a été chaque jour, quelque part dans le monde, la langue d'une rencontre internationale, d'une session, d'une conférence ou d'un congrès, voire de cours universitaires.(4) L’observateur qui assiste à quelques-unes de ces rencontres constate que l’espéranto y est bel et bien la langue de communication. Si le niveau linguistique diffère selon la manifestation et varie d’une personne à l’autre, on peut dire que, dans l’ensemble, l’espéranto est parlé avec beaucoup d’aisance par la majorité des participants, qui appartiennent souvent à des régions linguistiques très différentes.(5)


Bien des voyageurs sachant l'espéranto rencontrent des usagers de cette langue dans les pays étrangers où ils se rendent. De nombreux jeunes parcourent ainsi le monde en logeant dans des familles qui pratiquent la langue de Zamenhof et qui sont heureuses d'accueillir des étrangers, souvent gratuitement. Celles-ci publient leurs coordonnées dans des brochures telles que Pasporta Servo (6), qui offre des possibilités d'hébergement dans plus de 80 pays.(7)


Par ailleurs, le chercheur se doit de noter que certaines institutions, comme l’Universala Esperanto-Asocio (Rotterdam), le Kultura Centro Esperantista (La Chaux-de-Fonds) et l’lnternacia Kultura Servo (Zagreb) ont un personnel qui, dans les multiples interactions de la vie quotidienne, ne s’exprime qu’en espéranto.


S’il pousse suffisamment ses recherches, il découvrira qu’il existe des couples qui se sont formés dans le milieu espérantophone et dont l’espéranto est le seul moyen de communication : il y a des enfants dont c’est la langue maternelle.
Lorsqu’il ajoutera les réunions de clubs et groupes locaux, les communications téléphoniques et les programmes radiophoniques réguliers (8), il sera forcé de conclure que l’idée relativement répandue selon laquelle l’espéranto est une langue que personne ne parle ne correspond pas à la réalité.


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1. Le lecteur soucieux de contrôler par lui-même les faits pourra consulter une somme considérable de documents à l’Internationales Esperanto-Museum (Hofburg, A-1010 Vienne 1, Autriche), auquel il pourra emprunter toute publication par l’intermédiaire des grandes bibliothèques publiques d’Europe en passant par la Bibliothèque nationale d’Autriche (Josefplatz 1, A-1014 Vienne), à la Bibliothèque Hector Hodler (U.E.A., Nieuwe Binnenweg 176, NL-3015 BJ, Rotterdam, Pays-Bas) et au Centre de documentation et d’étude sur la langue internationale, rattaché à la bibliothèque municipale de la Chaux-de-Fonds (CDELI, Bibliothèque de la Ville, rue du Progrès 33, CH-2300 La Chaux-de-Fonds). Il trouvera également toutes sortes de renseignements sur la Toile, par exemple en consultant les sites www.esperanto.net ou www.esperanto-panorama.net. S’il s’intéresse surtout à l’espéranto parlé, il aura avantage à assister à quelques congrès ou rencontres culturelles. Une liste des prochaines réunions internationales en espéranto peut être consultée à l'adresse http://www.eventoj.hu/kalendaro.htm. L’un des meilleurs moyens d’apprécier en linguiste ou en psychologue l’espéranto tel qu’il se parle est de suivre le congrès annuel de l’Organisation mondiale de la Jeunesse espérantophone (TEJO, informations: oficejo(arobase)tejo.nl.
2. Loeventhal, Madeleine. "Une langue sans peuple", Cités Unies, 1984 (juil.), 114, p .9.
3. Nivette, Jos. "Le choix d’une deuxième langue dans une Europe unie" in Langues et coopération européenne (Paris : CLREEL, 1979), p. 17.
4. Par exemple ceux qui sont organisés par l'Académie internationale des sciences (http://www.ais-sanmarino.org/). Pour ce qui est des autres réunions, on en trouvera une liste à l'adresse http://www.eventoj.hu/kalendaro.htm.
5. Comme le dit un linguiste italien, l’espéranto est une langue qui fonctionne : Bausani, Alessandro, "L’esperanto : unua lingua che funziona", Affari sociali internazionali, 1981, 1, reproduit in L’esperanto (Pisa : Edistudio, 1982, quaderni k-10), pp. 32-36. On notera qu'en 2004, l'Institut de linguistique de l'Académie hongroise des sciences a déclaré que, pour l'application de la législation relative à l'enseignement, l'espéranto devait être reconnu comme "langue vivante".
6. http://www.pasportaservo.org/
7. Le lecteur qui voudrait se faire une idée de ce que représente un voyage où l’on se met, à chaque étape, en rapport avec les espérantophones locaux lira avec intérêt le récit, traduit en anglais, du tour du monde d’un jeune Japonais Deguti Kiotaro, My travels in Esperanto-land (Kameoka : Oomoto, 1973). Voir également: Maryvonne et Bruno Robineau Et leur vie, c'est la terre – Huit ans de nomadisme autour du monde (Nantes: Opéra, 1995).
8. Varsovie et Pékin émettent plusieurs fois par jour en espéranto, Rome, Zagreb, Radio Vatican et d'autres émetteurs une ou plusieurs fois par semaine. Renseignements sur les programmes radiophoniques en espéranto: http://esperanto-panorama.net/franca/radio.htm et http://osiek.org/aera/.


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