Claude Piron

Espéranto : l’image et la réalité


4. L’espéranto, langue européenne ?


"Pourquoi les Japonais et les Chinois chercheraient-ils à s’exprimer dans une langue comme l’espéranto, puisqu’elle est indo-européenne".(1)
"L’espéranto (...) est une langue européenne de par ses structures".(2)


De telles affirmations sont fréquentes. En ce qui concerne la première, il est intéressant de constater que l’auteur, certainement de très bonne foi, n’imagine pas qu’il puisse y avoir une vérification à faire. S’il avait étudié les faits, il aurait formulé sa question autrement : "Pourquoi tant de Japonais et de Chinois utilisent-ils l’espéranto, alors que c’est une langue apparemment indo-européenne ?".


En effet, la Chine est actuellement le pays où la demande de cours d’espéranto est la plus forte (3) (4), et la vigueur de la collectivité espérantophone au Japon frappe tous ceux qui lisent les périodiques publiés en espéranto dans ce pays (5). La revue Gengo, l’une des publications de linguistique les plus prestigieuses du Japon, a consacré à l’espéranto la majeure partie de son numéro d’octobre 1983 (20 articles) (6). Ces articles confirment, si besoin était, l’importance de l’implantation de l’espéranto au Japon (7).


Les deux citations reproduites ci-dessus classent l’espéranto parmi les langues indo-européennes. De même, bien des linguistes qui mentionnent incidemment l’espéranto le décrivent comme flexionnel et analytique. Ces qualificatifs ne correspondent pas à la réalité.


Certes, le lexique de l’espéranto est d’origine européenne et sa phonologie évoque un dialecte italien mâtiné de serbo-croate. Mais l’espéranto repose sur deux principes structurels étrangers aux langues occidentales. Le premier – l’invariabilité absolue des monèmes – ne se retrouve que dans les langues isolantes et dans quelques langues agglutinantes (mais non dans la majorité de celles-ci, où la loi de l’harmonie vocalique introduit des variations dans les monèmes grammaticaux). Le deuxième – l’analyse grammaticale immédiatement perceptible – accompagne souvent un indice élevé d’agglutination et ne se présente avec la même rigueur dans aucune langue flexionnelle, donc dans aucune langue indo-européenne.


On voit qu’il faudrait introduire d’importantes nuances pour ne pas trahir la vérité lorsqu’on présente l’espéranto comme une langue européenne. Il en est de même lorsqu’on qualifie cette langue d’ "analytique". L’un des traits les plus étonnants de l’espéranto est que les énoncés synthétiques y sont aussi fréquents que les énoncés analytiques. Par exemple, l’idée "j’irai au congrès en voiture" peut s’exprimer soit sur le mode analytique : mi iros al la kongreso per aŭto, soit sur le mode synthétique : kongresen mi aŭtos ou mi alkongresos aŭte.


L’étude des textes montre que les formes synthétiques sont très courantes même lorsqu'elles n'existent pas dans la langue maternelle de l'auteur. Le slogan de la Jeunesse espérantophone italienne Kie paski ? Italuje !, "Où passer les fêtes de Pâques ? En Italie !", lancé il y a quelques années, notamment sous forme d’autocollants, a une formulation plus synthétique que sa traduction latine, alors que le latin est souvent cité comme exemple typique de langue synthétique.


Cet exemple, comme celui de jeskaze mentionné ci-dessus, montre bien l’écart structurel qui sépare l’espéranto des langues indo-européennes modernes. Des formes verbales comme videblas, "peut être vu", rimarkindas, "il vaut la peine de remarquer", ou seriozemi, "avoir tendance à se montrer sérieux", sont plus proches des formes turques que de leurs traductions dans les langues d’Europe occidentale auxquelles l’image courante assimile à tort l’espéranto.


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1. Malherbe, Michel. Les langages de l’humanité (Paris : Seghers, 1983), p. 368
2. Silvestri, Gianfranco. "Une huitième langue pour les Communautés", Courrier du Personnel (Bruxelles : Commission des Communautés européennes), 1984, n° 452, p. 86.
3. Espéranto-Informations, 1984 (août-sept.), 397, p 1. Sur la popularité de l’espéranto dans ce pays, voir : Parks, Michael. "Chinese are learning the lingvo", International Herald Tribune, 7 mars 1984
4. Pirlot, Germain. Oficiala Situacio de la Esperanto-Instruado en la mondo, 2004. À demander à l'auteur: gepir.apro(arobase)pandora.be.
5. Voir p.ex. La Revuo Orienta et Oomoto. Le fait que l’espéranto convient bien comme moyen d’expression aux Japonais est attesté par leurs résultats aux concours littéraires de l’Association universelle d’espéranto : les Japonais représentent 9% des candidats primés entre 1961 et 1975, alors qu’ils ne constituaient que 3,7% des membres de l’Association (Verloren van Themaat, W.A. "Kulturo en Esperanto", Planlingvistiko, 3, 1984, 11, p. 10).
6. Les titres suivants peuvent donner une idée des sujets traités :
Izumi Yukio, "Terminologie des domaines de pointe en espéranto"
Waseda Mika, "Évolution linguistique de l’espéranto"
Umesao Tado, "L’esprit de l’espéranto"
Simizu Kooiti, "Potentiel évolutif de l’espéranto"
Matumoto Kiyoti, "L’enseignement de l’espéranto dans les écoles japonaises"
7. Umeda Yosimi. "Les progrès de l’espéranto au Japon", Gengo, 1983, 12, 10 (oct.), p. 14 (en japonais).


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