Claude Piron

Et si l'on prenait les handicaps linguistiques au sérieux?


La situation: plus attristante qu'on ne le dit
Divers seuils de capacité linguistique
L'effet des sous-programmes inhibiteurs
Une solution à portée de la main
Multiplication contre addition
Pourquoi ne pas reprendre une ancienne proposition, parfaitement raisonnable?


La situation: plus attristante qu'on ne le dit


Un centre pour «requérants d'asile». Face aux regards poignants de ces emmurés linguistiques, qu'il est douloureux de vivre l'impuissance! Les énoncés se heurtent au mur impénétrable de Babel. Certes, le mur, transparent, permet le contact des yeux et la lecture des visages. Mais cela n'enlève rien à sa dureté. Seul passe un message désespéré: «J'ai besoin de m'expliquer! N'y a-t-il donc personne pour me comprendre?» Quelle ironie, quand cet appel s'adresse à un polyglotte! Ici, c'est le kurde, l'amharique, le tamoul, l'albanais qu'il faudrait savoir. Mais le sort des emmurés linguistiques ne suscite guère de compassion. Il fait l'objet d'un tabou qui recouvre pudiquement la souffrance des uns et la paralysie mentale des autres. Bien des aspects du problème des langues sont dans le même cas, de sorte que toute la perception du sujet s'en trouve faussée. Voyons cela de plus près.


Première constatation: notre société traite les victimes en coupables. «Si ces gens ne savent pas s'expliquer, c'est de leur faute». Que les autorités politiques, les instances internationales, les forgeurs d'opinion puissent avoir une quelconque responsabilité dans les handicaps linguistiques, personne ne semble le soupçonner. D'ailleurs, ce handicap n'est jamais nommé, la notion n'existe pas; la chose n'est donc pas perçue.


Elle est pourtant quotidienne, et multiforme. Directeur d'entreprise manquant une bonne affaire parce que la négociation exige une maîtrise linguistique qui lui fait défaut. Étranger incapable de défendre ses droits et sa dignité, faute de bien manier la langue. Voyageur angoissé de ne pas se faire comprendre d'un médecin local. Congressiste irrité par une interprétation simultanée incompréhensible... N'est-il pas pathétique, cet aveu d'une Indienne Hopi dans un paysage saccagé par une exploitation minière: «Si nous avions mieux su l'anglais, nous n'aurions pas signé ce contrat» (1)? Souffrances, injustices, frustrations dues au handicap linguistique sont de plus en plus nombreuses. Mais elles passent pour une fatalité contre laquelle nul ne peut rien. Et comme l'impuissance est difficile à vivre, on minimise le problème en invoquant des solutions bidons: anglais, traducteurs, électronique...


D'où une deuxième constatation: des clichés protecteurs nous aident à ignorer les milliards de cas concrets de handicap linguistique douloureux. «Avec l'anglais on se débrouille partout dans le monde», dit-on communément, ou, pour démontrer que les solutions sont faciles, on cite un exemple bien connu: «Regardez la Suisse! C'est un pays plurilingue où il n'y a pas de problème de langue». Mais ni l'une ni l'autre de ces assertions ne résiste à l'étude des faits. Témoin le cas suivant, représentatif. Deux jeunes orthopédistes suisses travaillaient à Saïda (Liban) lorsqu'ils ont été pris comme otages. Ils sont restés ensemble durant leurs 300 jours de captivité. Hélas, l'un était francophone, l'autre Suisse allemand. «Notre grande souffrance», dira le premier à sa libération, «a été l'impossibilité de dialoguer. Il a fallu qu'un gardien nous procure un dictionnaire français-allemand pour que nous arrivions peu à peu à communiquer tant bien que mal».


Troisième constatation: les distorsions ont un impact affectif, au point que bien des gens n'arrivent plus à se situer objectivement dès qu'il s'agit de langues. «VOUS N'AVEZ PLUS D'EXCUSE SI VOUS NE SAVEZ PAS L'ANGLAIS» hurle une affiche à Mondolingua, Salon des Langues et des Cultures. L'idée que savoir l'anglais est la norme est présentée comme incontestable, avec son corollaire, non explicité: savoir l'anglais est possible. Les auteurs de l'affiche jouent sur la peur d'être hors-norme: elle inhibe la mise en doute, à laquelle le ton autoritaire de la formule ne laisse de toute façon guère de place. Bien sûr, à lui seul, ce slogan aurait peu d'effet. Mais le même message est ressassé sur tous les tons. La perception répétée de titres comme L'anglais sans peine, Le turc en six semaines, Le russe est une langue facile (sic!) fausse le jugement: les apprentissages linguistiques sont présentés comme tout simples. Du coup, les personnes peu expertes en langues se mettent sur la défensive. Elles vivent comme un défaut la condition naturelle de l'être humain. «Excusez-moi, je parle mal l'anglais», «Dites-lui de m'excuser, mais je n'ai réussi à apprendre aucune langue étrangère». On s'excuse d'être normal! N'est-ce pas un comble?


Certes, le mot «normal» est piégé et il est sage de s'en méfier. Tout de même, il est ici justifié. «Il ressort d'une enquête récente que "la proportion de personnes capables de comprendre correctement l'anglais [dans l'Europe des Douze] se situe sensiblement en-dessous de nos prévisions les plus pessimistes puisqu'elle se limite à quelque 6% de la population" (2) ; or, (...) la proportion de personnes capables d'utiliser activement la langue est bien plus faible encore.» (3) Si notre cas est celui de 94% de la population, le moins qu'on puisse dire est que nous nous situons, statistiquement parlant, dans la norme.


Divers seuils de capacité linguistique


Comment se fait-il que la maîtrise de la langue étrangère la plus populaire soit si rare? Une autre approche statistique, l'étude du nombre d'heures nécessaires pour savoir une langue, nous fournira un début de réponse.


Commençons par Sylvain, six ans. Ses énoncés comprennent une abondance de formes telles que: «si j'aurais», «vous disez», «des journals», «il s'asseye», «une chevale» (jument). Il a pourtant vécu dans «l'immersion totale» - comme dit le jargon des séjours linguistiques - pendant plus de 20.000 heures. Cas spécial? Pas du tout. Chez un petit Américain du même âge, nous relevons des formes telles que «I comed» (au lieu de I came), «foots» (au lieu de feet), «it's mines» (au lieu de it's mine), «when he'll go» (au lieu de «when he goes»). Vingt mille heures n'ont pas suffi pour lui apprendre le bon usage.


Patricia est étudiante d'anglais. D'une année passée dans une université britannique elle rentre profondément déçue: «Je ne serai jamais à égalité avec les Anglo-Saxons. La dernière fois que j'ai fait un exposé, le professeur a relevé une soixantaine de fautes.» Quand nous additionnons ensemble ses heures de cours, d'étude personnelle, de pratique, d'immersion totale dans la vie quotidienne, nous aboutissons à 4152.


M. H., Suisse allemand, est cadre dans une banque. Il sait s'exprimer en français, mais ... «On était de l'opinion que c'était nécessaire à faire baisser les nouvelles taux hypothécaires», dit-il par exemple, et le reste est à l'avenant. Si l'on additionne tous ses moments d'étude et de pratique de notre langue, y compris un stage d'un an dans la partie francophone de la Suisse, on obtient un total de 9602 heures.


Voici un groupe de sept personnes haut placées dans des multinationales: un Français, un Italien, un Suédois, un Argentin... Tous s'expriment dans un anglais parfait. L'enquête révèle qu'ils ont tous fait entre trois et six années universitaires dans un pays anglo-saxon, la plupart dans des «Business Schools». Pour celui dont les études ont été les plus courtes, le nombre d'heures de contact avec l'anglais, depuis l'enfance, s'élève à 15.300. La moyenne est d'environ 17.000.


En fait, on peut distinguer plusieurs seuils de capacité linguistique. Pour pouvoir se débrouiller dans les situations courantes, il faut avoir eu entre 1500 et 2000 heures de contact avec la langue, mais à ce stade une bonne partie des énoncés reste encore fermée à l'intéressé. (Lors d'un test sur des jeunes de ce niveau, 10 titres sur 30, dans le magazine Time, n'ont pas été compris). Un autre seuil se situe aux environs de 12.000 heures. Entre 2000 et 12.000 heures, la personne peut s'exprimer couramment, mais elle ne possède pas à fond la langue correcte. Par exemple, un spécialiste ne peut écrire un article sans se faire relire par un «natif» (qui trouve en moyenne trois corrections à faire par page). Au-dessus de 12.000 heures, l'intéressé peut être considéré comme possédant l'idiome, du moins s'il est doué, ou s'il a attaché une grande importance à l'apprentissage linguistique. Nombreuses sont tout de même les personnes qui, après une vie passée parmi les Anglo-Saxons, n'arrivent pas à faire les distinctions phonémiques que comporte la série but, bat, bet, bit, beat. Et le cas de cet Italien qui, depuis 20 ans en France, dit toujours il fallerait, profondité et c'est chaud (pour «il fait chaud») n'a rien d'exceptionnel.


L'effet des sous-programmes inhibiteurs


Pourquoi tant d'heures ne confèrent-elles pas la maîtrise d'une langue? Parce que nos idiomes représentent un enchevêtrement complexe de programmes, au sens informatique, dont le déroulement est constamment inhibé par des centaines de milliers, voire des millions, de sous-programmes non moins complexes. Ce fait, notre société n'ose pas le regarder en face. De même qu'elle minimise la fréquence des situations de handicap linguistique, de même elle minimise la difficulté des langues.


Elle a à cela une excuse: l'apprentissage de la langue maternelle se fait inconsciemment, à un âge où rien ne nous permet de soupçonner l'ampleur du travail qu'effectuent nos neurones. La verbalisation suit en effet des chemins neuropsychologiques innés qu'il faut sans cesse bloquer pour s'exprimer correctement. Le jeu spontané du cerveau conduit à irrésolvable. Mais il faut barrer ce chemin et installer la déviation qui mène à insoluble. Si nous disons imprenable et concevable, mais pas comprenable ou percevable, c'est parce que l'histoire d'une langue est celle d'une lutte entre pentes psycholinguistiques et correction philologique. Malheureusement, ce n'est pas toujours le même camp qui gagne, d'où une quantité d'incohérences qui multiplient le nombre de réflexes antinaturels à mettre en place. Une fois intégrés en hiver, j'y pense et biologiste, il faut inhiber en printemps, je lui pense et psychologiste. Le flux nerveux ne peut suivre son mouvement naturel, qui le porte à exprimer les concepts parallèles par des formes parallèles: barrages et sens interdits lui imposent d'innombrables détours.


Reprenons la phrase du banquier: «On était de l'opinion que c'était nécessaire à faire baisser les nouvelles taux hypothécaires». Pour pouvoir rendre cette idée en français normal, son système nerveux aurait dû incorporer à titre de réflexes les points suivants:


1) bien que opinion et avis soient synonymes, on dit normalement: être d'avis (on ne dit ni être de l'opinion, ni être de l'avis, sauf dans l'expression être de l'avis de tel ou tel);


2) on dit c'est nécessaire lorsque l'acte jugé nécessaire vient d'être précisé, mais il faut dire il est nécessaire lorsqu'il est énoncé après l'adjectif;


3) il est nécessaire est correct, mais dans une phrase de ce genre on utilise généralement le verbe falloir;


4) l'imparfait de falloir ne se forme pas comme celui de voir ou d'asseoir: on dit fallait.


5) bien qu'on dise nécessaire à coudre ou nécessaire à une bonne gestion, on dit il est nécessaire de devant un infinitif quand nécessaire est adjectif;


6) il est nécessaire exige un de, mais il faut est suivi du verbe sans préposition;


7) le mot taux est masculin.


Pour cette phrase de seize mots, il y avait sept sous-programmes à consulter.


À ces contraintes s'ajoutent l'immensité des vocabulaires et les nombreux cas où le sens de plusieurs mots pris ensemble diffère de la somme de leurs significations. Pour comprendre j'en ai assez, il lui en veut ou syndicat d'initiative, il ne sert à rien de connaître le sens de en, avoir, assez, vouloir, syndicat et initiative. Il faut apprendre ces expressions comme autant d'éléments nouveaux. L'anglais est une langue particulièrement lente à conquérir à cet égard. Demandez à dix jeunes qui ont fait six ans d'anglais comment ils exprimeraient l'idée «je vous raccompagne (jusqu'à la porte)». Vous obtiendrez plus de formules comme I go with you, I accompany you, I walk with you que la forme réelle I'll see you out. Le fait que, dans la situation évoquée ici, le verbe soit toujours au futur en anglais, mais jamais en français, nous révèle un autre aspect de la difficulté des langues. Si vous avez appris à conduire une Citroën, vous vous adapterez sans peine à une Toyota: le transfert d'apprentissage sera très rapide. Rien de tel en matière linguistique. Ce n'est pas parce qu'on sent la différence entre il allait, il alla, il est allé qu'on sait employer correctement he was going, he used to go, he went, he has gone. Pas étonnant, dès lors, qu'on n'arrive guère à posséder réellement une langue étrangère même après des années d'étude et de pratique. La mot de George Steiner sur l'anglais des étrangers exprime bien la réalité: «So much that is being said is correct, so little is right» («Ils forment tant de phrases correctes, mais si peu qui sonnent juste»). (4)


Il est vain d'imaginer que le programme LINGUA apportera une solution. Politiciens et éditorialistes continueront à faire l'apologie de la diversité culturelle et de l'étude des langues. Mais en pratique, les contraintes de la réalité acculeront les jeunes à privilégier l'anglais à plus de 90%... et, dans la même proportion, à ne jamais le posséder vraiment. Quant aux handicapés linguistiques extra-occidentaux, ils sont totalement exclus de ces programmes, comme ils sont ignorés des médias.


Une solution à portée de la main


L'inertie de la société face aux difficultés linguistiques est d'autant plus regrettable qu'une solution intéressante se trouve à portée de la main. Las! Une résistance psychologique d'une rare puissance (5) empêche nos contemporains de l'étudier sereinement.


Pour surmonter les barrières linguistiques, les hommes utilisent divers moyens, qui varient selon la situation et leurs compétences: gestes et baragouinage, anglais, langue locale plus ou moins déformée, interprétation simultanée, espéranto, etc. Si l'on prend la peine de comparer ces formules dans la pratique, on s'aperçoit que l'une d'elles - l'espéranto - présente une incontestable supériorité. Et si l'on s'attelle à l'analyse des causes, on comprend pourquoi il en est ainsi.


Malheureusement, cette supériorité, facile à vérifier, est peu connue: la désinformation qui sévit au sujet de la langue de Zamenhof depuis le début du siècle a bien atteint son but. Elle s'entretient par simple répétition, politiciens, journalistes, professeurs diffusant les erreurs qu'on leur a inculquées sans soupçonner qu'ils ont été trompés. C'est ainsi qu'on déclare l'espéranto pauvre, alors que, du fait de sa combinatoire illimitée, il apparaît à l'examen doté d'une richesse étonnante, dont sa poésie, en particulier, tire un remarquable parti. On le présente comme l'oeuvre d'un seul homme, alors que l'analyse diachronique le révèle comme le fruit d'un siècle d'interactions entre personnes des cultures les plus distantes. On laisse entendre qu'il veut remplacer les autres langues, alors que ses usagers ne le conçoivent que comme truchement entre gens aux parlers différents. On le présente comme un projet, alors qu'il est la langue professionnelle de divers employés, la langue quotidienne de bien des couples binationaux, la langue maternelle d'un certain nombre d'enfants. On le dit en déclin, alors qu'il n'a jamais cessé de se propager, couvrant de plus en plus notre planète de réseaux peu voyants, mais solides, d'amitiés et de solidarités interculturelles, et que sa diffusion sur l'Internet croît à une vitesse vertigineuse. On lui refuse le statut de langue parlée, alors que, depuis 1986, il ne se passe plus un seul jour sans qu'il soit, quelque part dans le monde, la langue d'un congrès, d'une session, d'une réunion internationale (6). On le déclare rigide, alors qu'il est plus souple qu'aucune langue occidentale. On lui reproche une prétendue froideur, alors qu'il frappe l'observateur par son expressivité chaleureuse dans les relations affectives et les moments chargés d'émotion.


L'auteur du présent article peut témoigner. Son vécu lui permet de comparer, par exemple, la communication avec un réfugié albanais du Kosovo selon qu'elle s'effectue par l'entremise d'un interprète ou en espéranto. Il connaît le type d'échanges oraux et écrits auxquels se livrent les organisations interétatiques, pour y avoir travaillé comme traducteur, interprète et rédacteur de comptes rendus; et il connaît, pour collaborer à leurs activités, le type de communication pratiquée dans les associations espérantophones. Dans tous ces cas, il n'y a aucune différence quant à la complexité des contenus. Mais ce qui est pénible et coûte des milliards d'un côté (7) est agréable et ne coûte pas un sou de l'autre, pour une communication bien plus fluide et précise, de surcroît libre de discrimination.


Les organisations mondiales sont en effet discriminatoires: le Wallon peut parler sa langue maternelle, le Flamand pas. Dans les associations espérantophones, non seulement tout le monde est sur le même pied au moment où la communication se déroule, mais la discrimination a été très réduite lors de l'acquisition de l'outil linguistique. Pour pouvoir siéger à l'ONU, un Laotien, un Éthiopien, un Japonais ont dû manier la langue choisie pendant une dizaine de milliers d'heures, dont environ 3000 heures d'étude linguistique intensive. En moyenne, les personnes de ces pays atteignent le même niveau en 210 heures dans le cas de l'espéranto. Différence (sans compter les 7000 heures de pratique indispensables dans le cas des langues occidentales): près de 70 semaines de 40 heures: près de 17 mois de travail à plein temps. Un spécialiste pressenti pour une négociation peut être très fort dans sa branche, mais peu doué en langues; faut-il qu'il cède sa place à un expert moins compétent, mais brillant dans l'une des langues du club? Ce dilemme est épargné aux États privilégiés, dont les délégués ont pu consacrer à d'autres branches les heures investies dans les langues par leurs collègues. Le monde de l'espéranto ignore ces injustices.


Multiplication contre addition


Pour comprendre le décalage entre la solution «ONU» et la solution «espéranto», il faut savoir que ce dernier fait l'économie de tous les sous-programmes qui, dans nos langues, inhibent le jeu spontané des lois psycholinguistiques. L'espérantophone se sent donc libre, naturel, car il n'a pratiquement pas de réflexes conditionnés à opposer à ses réflexes innés. Il manie la langue de façon créative, grâce à un petit nombre de repères d'une rigueur absolue.


L'étranger qui dit «vous musiquez bellement» se rend peut-être ridicule, ce qui fausse la relation humaine, mais il ne fait qu'appliquer avec rigueur les structures de notre langue qu'il a assimilées. En espéranto, il a le droit de dire «vi muzikas bele». La liberté de faire du concept «musique» un verbe résulte de la rigueur de la terminaison -as: celle-ci indique toujours, et exclusivement, un indicatif présent. La terminaison -e a la même rigueur, d'où le droit de l'appliquer chaque fois qu'on veut indiquer la manière, le moyen, la circonstance. En espéranto, toute structure linguistique est généralisable à l'infini.


Les langues nationales s'acquièrent de façon additive, l'espéranto de façon multiplicative. Il y a la même différence qu'entre progression arithmétique et progression géométrique. La langue de Zamenhof se compose en effet d'«atomes» rigoureusement invariables (monèmes) qui se combinent entre eux à l'infini. Dans n'importe quelle langue occidentale, les mots santé, guérir, curatif, etc., doivent être appris séparément: le processus est additif. En espéranto, chaque nouvel élément multiplie le lexique préalablement acquis. Considérons les monèmes san, qui exprime le concept de «santé», et jun (prononcer: /youn/), qui correspond à la «jeunesse» , ainsi que cinq monèmes particulièrement multiplicateurs: -a (fonction adjective), -o (fonction substantive), -i (fonction infinitive), re (retour) et ig (causatif). Leur combinaison donnera sana, «bien portant», sano, «santé», resanigi, «guérir» («rendre de nouveau bien portant»), resanigo, «guérison», resaniga, «curatif», juna, «jeune», juno, «jeunesse», rejunigi, «rajeunir», rejunigo, «rajeunissement», etc. Un seul monème de plus, ebl, qui exprime la possibilité, accroîtra sensiblement votre vocabulaire. A côté de ebla, «possible» et eblo, «possibilité», vous formerez resanigebla ou sanigebla, «guérissable», et rejunigebla, «susceptible d'être rajeuni», pour ne rien dire d'ebligi, «rendre possible», «donner la possibilité».


Deux attitudes opposées, chacune légitime à son niveau, se présentent dans les apprentissages linguistiques. Dans le cas d'une langue nationale, c'est la soumission; pas question de vagabonder hors des chemins tracés: il m'aide est admis, il aide moi ou il aide à moi sont exclus. En anglais ou en allemand, on n'a pas davantage de choix, mais les structures imposées sont différentes: he helps me (il aide moi), er hilft mir (il aide à moi). Ces contraintes sont comparables aux usages et formes de politesse qu'il faut respecter si l'on ne veut pas choquer et qui donnent à chaque culture sa saveur irremplaçable. Mais ce qui a un sens dans le cadre d'une culture donnée n'en a plus au niveau interculturel. L'ordre des mots de la phrase néerlandaise ou allemande, qui contribue à donner à ces langues leur génie particulier, se mue en handicap dans la communication inter-peuples: il empêche l'étranger de s'exprimer avec la même aisance que le natif. Visant à faciliter au maximum le dialogue humain, l'espéranto ne pouvait imposer les habitudes d'un peuple déterminé; il a donc naturellement débouché sur une attitude opposée à la soumission: le libre choix. L'échange interhumain n'atteint son niveau le plus parfait que si l'énergie nerveuse, ou l'attention, se centre sur le contenu du message, pas sur des détails formels. Dans l'exemple précité, pour que le message passe, il faut et il suffit que le sujet soit distingué de l'objet et que le concept d'aide soit exprimé sous forme de verbe au présent. Ces points respectés, l'usager de l'espéranto est libre: li min helpas, li helpas min, li helpas al mi sont également corrects et fréquents. Le choix dépend de l'humeur du moment ou de l'effet stylistique recherché (rythme, par exemple). De même, pour exprimer l'idée «il ira en tram», l'espérantophone a une latitude sans équivalent ailleurs: li iros en tramo (en, «dans»); li iros per tramo (per, «au moyen de»); li trame iros (-e indique la manière, le moyen); li iros pertrame (redondance parfaitement admise), li tramos (-os, indicatif futur), etc.


Grâce à l'effet multiplicatif, joint à la cohérence absolue des structures grammaticales et à l'absence de contraintes formelles, l'élève moyen accède en un an à une capacité de communication supérieure à celle que lui confère, à nombre égal d'heures hebdomadaires, huit ans d'anglais. La fécondité d'une combinatoire illimitée est si vaste qu'on peut déjà exprimer une infinité d'idées à l'aide de quelques centaines de monèmes. Le magazine pour jeunes Kontakto publie dans chaque numéro des textes n'utilisant que 520 éléments fondamentaux. Or, les élèves d'espéranto qui découvrent ces articles et nouvelles sont souvent émerveillés de la variété des sujets, de la qualité du style, de l'expressivité des récits.


Pourquoi ne pas reprendre une ancienne proposition, parfaitement raisonnable?


Une année scolaire de 38 semaines de cinq jours, cela fait 190 jours. Pour que les élèves acquièrent cette base-là, il suffit de leur apprendre tantôt trois, tantôt deux monèmes par jour de classe. Qu'est-ce que cela représente pour des enfants, dont la logique est généralement implacable et la mémoire excellente? En deux minutes, l'enseignant a écrit ces monèmes au tableau et en a expliqué le sens. Ajoutons huit minutes pour familiariser la classe avec les structures et former des phrases qui entretiennent l'acquis, et le tour est joué. Si les États acceptaient d'organiser un enseignement coordonné de l'espéranto, comme le Secrétariat de la Société des Nations l'avait préconisé en 1922 au terme d'une étude fouillée (8), il suffirait de dix minutes par jour pendant une seule année scolaire pour modifier radicalement la communication linguistique dans le monde. L'expérience prouve qu'une fois la boule de neige lancée, les progrès sont très rapides. La pratique accroît sans grande peine le stock de monèmes, avec l'effet multiplicateur décrit ci-dessus. (9)


De nombreuses expériences (10) ont montré que l'espéranto était un tremplin idéal pour l'étude des langues, parce qu'il donne une forme concrète aux articulations grammaticales et sémantiques. Les élèves obtiendraient donc de meilleurs résultats dans la ou les autres langues qu'ils étudieraient pendant la suite de leur scolarité. Par ailleurs, l'anglais étant peu à peu détrôné comme moyen de communication, les autres idiomes retrouveraient dans l'enseignement une place correspondant à leur importance dans l'histoire culturelle du pays ou du monde.


Face aux montants astronomiques investis dans le multilinguisme, et à leur effet nul sur les frustrations et la souffrance liées aux handicaps linguistiques, a-t-on le droit d'écarter cette solution? Oui, si l'on propose autre chose. Mais ceux qui rejettent l'espéranto ne proposent jamais, pour le remplacer, que les palliatifs traditionnels, dont l'histoire a largement démontré la faible efficacité. Ces solutions, quelques milliards de fois plus coûteuses, n'ont pour bénéficiaires qu'un nombre limité de privilégiés, vont à l'encontre des buts proclamés (égalité, respect de la diversité culturelle...) et ignorent superbement toutes les victimes de la situation.


Le discours actuel sur la communication linguistique peut être condensé comme suit: «Eh oui, l'interprétation simultanée est coûteuse, le gros de la population du globe ne dispose pas d'un moyen agréable de communication interculturelle, la gestion linguistique de la planète est discriminatoire, l'anglais est réservé à une petite élite, tout cela est regrettable, mais que voulez-vous? On ne peut rien y changer». Ce discours ne correspond pas à la réalité. Le projet pilote «espéranto», mis en oeuvre depuis un siècle, démontre qu'il existe bel et bien une solution d'un rapport «qualité/prix» tout à fait intéressant. Certes, il serait absurde de s'y précipiter tête baissée. Mais il n'est pas moins absurde de refuser de soumettre cette formule à une étude comparative, sur le terrain. Quand il y a souffrance, tous les remèdes connus méritent d'être testés. Seulement, voilà: qui acceptera de voir que le handicap linguistique est une réalité fréquente, et douloureuse?


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NOTES
1. Cité par Jean-Claude Buffle, «Indiens américains: les guerres de 1991», L'Hebdo, 7 mars 1991, p. 31.
2. Udo Van de Sandt, «Access: an Exclusive Study of Lintas Worldwide» (Rapport d'enquête sur la connaissance de l'anglais), Initiative (Lintas Worldwide Media News Bulletin), Londres: Lintas Worldwide, 1989, janvier, pp. 1-2.
3. Mark Fettes, «Europe's Babylon: Towards a single European Language?» History of European Ideas, 1991, 13, n° 3, pp. 201-202.
4. George Steiner, After Babel (Oxford: Oxford University Press, 1975), p. 470.
5. Claude Piron, «Un cas étonnant de masochisme social», Action et Pensée, 1991, sept., 19, pp. 51-79, article reproduit dans Communication linguistique: à la recherche d'une dimension mondiale (Paris: SAT, 1992), pp. 27-55. [SAT: 67 avenue Gambetta, F-75020 Paris].
6. Une liste non exhaustive de ces manifestations paraît chaque année dans Heroldo de Esperanto aux environs du 20 mars. On la trouve aussi à l'adresse http://www.eventoj.hu/kalendaro.htm.
7. A l'Union européenne, le coût du mot écrit revient à 0,36 dollar des États-Unis; il a doublé en dix ans. Or, on y traduit 3.150.000 mots par jour (Roman Rollnick «Word mountains are costing us a fortune», The European, 20-22 décembre 1991, p. 6.) Pour chaque mot écrit dans cette institution, on pourrait sauver trois enfants condamnés à mourir de maladie diarrhéique faute d'un sachet de TRO - traitement par réhydratation orale - coûtant 0,12 US$ (Appel lancé par l'UNICEF dans Time le 20 novembre 1990, p. 15). Le coût des services linguistiques de la Communauté europénne s'est élevé, en 1989, à 1,4 milliard d'ECU (von Baratta et Claus, Internationale Organisationen, Francfort s/M: Fischer, 1991, p. 146). A l'ONU, la traduction d'un document de 25 pages A4 revenait en 1978 à 19.936 US$ (Evaluation of the Translation Process in the United Nations System, Genève: Corps commun d'inspection, Palais des Nations, 1980, document JIU/REP/80/7, tableau 7 de l'annexe). D'après Médecins sans Frontières, on peut sauver pour 0,75 US$ la vie d'un enfant somali appelé à mourir de faim (Radio Suisse Romande, 25 juin 1992, 8 h 03).
8. Société des Nations, L'espéranto comme langue auxiliaire internationale (Genève: SDN, 1922). Il est significatif que les États qui ont patronné le projet étaient essentiellement la Chine, l'Inde, l'Iran (Perse), le Japon, et, en Europe, les pays bilingues: Belgique, Finlande, Roumanie, Tchécoslovaquie. Le projet, qui n'a jamais fait l'objet d'un vote négatif, a été mis sur une voie de garage par les manoeuvres procédurières des grandes puissances, surtout de la France.
9. Il existe des romans et des recueils de nouvelles qui, partant des 400 ou 500 monèmes les plus fréquents, élargissent insensiblement le lexique. Si, dans un passage de 100 mots, le lecteur en comprend immédiatement 98, le contexte le porte tellement qu'il devine le sens des deux mots rencontrés pour la première fois. Il suffit de les revoir à plusieurs reprises dans les pages suivantes pour qu'ils s'inscrivent définitivement dans la mémoire. Les ouvrages en question sont conçus selon ce système. L'élève est pris par le suspense de l'histoire, il veut savoir comment elle finit et le contexte le dispense presque entièrement de consulter le dictionnaire. Quand il arrive à la fin, il a acquis, sans effort, 500 monèmes de plus. Son vocabulaire, à ce moment-là, équivaut à quelque 8000 mots français. A titre de comparaison, le latin a atteint son apogée culturelle au temps de Cicéron, époque où le vocabulaire était, paraît-il, limité à 2500 mots.
10. Importante bibliographie dans: Till Dahlenburg, «Die internationale Sprache Esperanto als Unterrichtsgegenstand», Der Esperantist, 1983, n° 119-120.