Claude Piron

Un progrès tout à fait normal


       On peut aborder le problème des langues dans le monde à partir de points de vue très différents: politique, linguistique, financier et économique, etc. Je vais l'aborder, probablement par déformation professionnelle, du point de vue psychologique dont l'importance, à mon avis, n'est pas justement évaluée.


Les espérantistes se plaignent souvent de ce que le monde ne comprend pas leur point de vue, que l'espéranto ne les intéresse pas, ou que notre affaire ne progresse pas assez vite. Ils en mettent facilement la faute les uns sur les autres. À mon avis, ces sentiments négatifs ne se justifient pas lorsqu'on considère le côté psychologique de la situation. Autrement dit, d'après moi, l'espéranto progresse tout normalement, même lorsqu'il recule durant une décennie; et de plus, la prise de conscience au sujet du problème des langues dans le monde avance à un rythme normal, c'est-à-dire, au rythme de l'histoire.


Nous réagissons comme des enfants


L'idée, répandue dans le monde de l'espéranto, que l'affaire ne progresse pas de façon assez rapide, vient de l'une des parties les plus importantes du psychisme humain, à savoir le désir. Nous désirons que l'espéranto progresse, et nous réagissons à ce désir comme des petits enfants: nous ne voulons pas voir l'ampleur des obstacles qui dressent une barrière entre notre désir et sa réalisation. Nous ressentons donc de la frustration. Lorsque nous ressentons de la frustration, au lieu de faire face au fait que nous avons manqué de réalisme depuis le début, et que, conséquemment, la cause de l'échec se trouve en nous, nous cherchons de coupables ailleurs: le monde en général, que ne fait pas attention à nous, ou ces maladroits du monde de l'espéranto, qui n'agissent ni avec efficacité ni avec à-propos. Ce qui est enfantin; mais en disant cela je ne critique pas; je signale seulement une caractéristique du fonctionnement normal du psychisme humain: lorsqu'un fort désir apparait, nous sommes portés à réagir de façon enfantine. Manquer de patience à propos des progrès de l'espéranto, chercher des coupables, c'est tout à fait normal et naturel. Dans la plupart des domaines, c'est ainsi que réagissent des adultes normaux: nous ne sommes mûrs que dans quelques aspects de notre vie. En plusieurs domaines, tels la politique, la métaphysique, les relations humaines, nous réagissons encore comme des petits enfants.


Incompréhension de la société


Lorsque j'ai dit que le monde ne nous comprend pas, j'ai encore touché un aspect psychologique de la situation. Pourquoi le monde ne nous comprend-il pas? Parce que la société ne comprend pas la situation linguistique en général. Pourquoi? Pour plusieurs raisons. Exemple, parce que les relations entre les langues est un problème compliqué, et qu'il n'est pas facile de comprendre quelque chose de compliqué. Lorsqu'on se trouve devant un problème compliqué, la façon naturelle de l'aborder est de la simplifier. En conséquence, la société a généralement une image très simplifiée de la situation lingüistique dans le monde. Une image schématique seulement.


Une peur inconsciente


Une autre cause psychologique, qui fait que la société ne comprend pas le problème linguistique, est la peur. Probablement, vous trouverez cela surprenant. Au fait, si vous dites à un politicien, à un linguiste, ou à quiconque vous rencontrerez au hasard dans la rue, que l'une des causes qui font que l'on ne résout pas le problème des langues, c'est la peur, il vous regardera comme si vous étiez fou. D'abord, parce que pour cette personne, le problème n'existe simplement pas: l'anglais est là, ou les traducteurs. Et ensuite, si jamais il y avait là un problème, c'est clair qu'il n'a rien à voir avec la peur. Personne n'a peur des langues. Qu'est-ce que cette folie?, vous dirait-on.


Mais beaucoup de peurs sont inconscientes. Nous ne les ressentons pas (cequi est une bonne affaire, car sans cela il serait impossible de vivre en paix). Il reste cependant le fait que ces peurs causent beaucoup de mauvais plis, de fausses routes dans notre façon de comprendre la réalité.


Pourquoi la langue évoque-t-elle la peur? Encore une fois, il y a plusieurs raisons. Par exemple, notre langue fait partie de notre identité. Un jour de notre enfance, nous prenons conscience de la langue parlée par notre entourage, et de ce que cette langue nous définit en relation avec le reste du monde. J'appartiens à un groupe humain défini par la langue qu'il parle. Donc, au fond de mon psychisme, ma langue, c'est moi. L'usage si répandu des dialectes allemands de la Suisse est une manière de dire: voilà ce que nous sommes, nous ne sommes pas Allemands. Ou bien, remarquez comment réagissent les Flamands ou les Catalans: si l'on persécute ou l'on critique ma langue, c'est moi que l'on critique ou l'on persécute.


Beaucoup de gens pensent que l'espéranto est une futilité, parce qu'ils le perçoivent comme une langue sans peuple déterminé; donc, comme quelque chose qui a plus d'artifice que d'humain, comme une langue qui, comparée aux vraies langues, serait comme un robot par rapport à une vraie personne. Et cela fait peur. On craint que ce robot, duquel on dit qu'il a l'ambition de l'universel, se mette à marcher contre toutes les langues, contre tous les peuples, contre tout ce qui est individuel et vivant, et qu'en passant il écrase tout. Peut-être que tout ceci n'est pour vous que pure imagination. Mais c'est la vérité. La méthode de psychologie appelée échange clinique, par laquelle on explore quelles idées ou images s'associent entre elles si l'on demande à une personne de dire ce qui lui passe par la tête à partir d'un mot, dans notre cas "espéranto", révèle l'existence de cette peur inconsciente chez beaucoup de gens.


Identification à la langue internationale


L'un des problèmes des espérantistes vient de ce que l'espéranto a une caractéristique qui le distingue de toutes les autres langues étrangères, à savoir, qu'il favorise l'identification en tant qu'espérantiste. Un Suédois qui parle en anglais avec un Coréen et un Brésilien se perçoit simplement en tant que Suédois qui se sert de l'anglais: il ne se perçoit pas comme anglophone. Par contre, un Suédois qui parle en espéranto avec un Coréen et un Brésilien se perçoit comme espérantiste et sent que les autres deux sont aussi espérantistes, et que tous trois appartiennent à une aire culturelle différente. Même si l'on domine l'anglais, le non anglophone ne sent pas que cela lui donne une identité anglo-saxonne. Avec l'espéranto, il arrive le contraire. Pourquoi?


Comme il arrive habituellement dans le domaine que nous visitons aujourd'hui, les facteurs en jeu sont plusieurs et complexes, mais probablement le plus important, c'est que l'espéranto s'intègre dans le psychisme humain à un niveau plus profond que toute autre langue étrangère. Non pas tout de suite; pas chez le débutant, mais chez celui que Janton appelle l'espérantiste mûr, la personne avec assez d'expérience de la langue pour se sentir chez lui chez elle. Pourquoi l'espéranto se situe plus profondément dans le psychisme? Parce que, plus que toute autre langue, il suit le mouvement naturel du cerveau humain qui veut s'exprimer.


Notre plus fondamentale tendance, lorsque nous apprenons une langue, c'est de généraliser les traits de cette langue: tous les enfants francophones disent des chevals au lieu de "des chevaux", ou vous faisez au lieu de "vous faites"; tous les enfants anglophones expriment le concept "pieds" par  foots avant d'acquérir la forme correcte "feet"; ou le concept "il vint" par he comed avant d'acquérir la forme correcte "he came". En espéranto de tels erreurs ne sont pas possibles: donc, l'on se sent vite en sécurité dans l'usage de la langue. De plus, on est beaucoup plus libre en espéranto que dans les autres langues. Ceci vaut pour la façon de placer les mots les uns à côté des autres. En anglais, vous devez dire, mot à mot, il aide moi; en français, il m'aide; en allemand, il aide à moi. Ces trois langues possèdent une structure obligatoire, et seulement une. En espéranto vous pouvez librement choisir n'importe laquelle des trois. Il arrive la même chose pour le choix de la fonction des mots dans la phrase. Le plus souvent, vous pouvez décider d'exprimer une idée au moyen d'un adjectif, d'un adverbe, d'un verbe ou d'un substantif; par exemple, pour dire "je suis venu en train" vous pouvez dire mi venis trajne, mi venis per trajno, mi trajnis (je suis venu"trainement", "par train", j'ai "trainé"). Aucune de ces formes n'est obligatoire. Peu d'idiomes disposent des possibilités qui permettent une telle liberté, et, s'ils en disposent, très souvent on n'a pas le droit de s'en servir. De plus, le milieu espérantiste est très tolérant au sujet des fautes grammaticales et de vocabulaire, à un point impossible de trouver dans les autres langues. L'oubli de l'accusatif ou son emploi fautif est considéré, pratiquement, comme normal, probablement parce qu'il ne gène presque jamais la compréhension. Seulement quelques pédants font un drame de tels erreurs: mais ils n'appartiennent pas au milieu espérantiste (Attention: ne comprenez pas cette remarque sur les fautes de grammaire comme des recommandations: je me place au point de vue du simple observateur!). Autrement dit: il n'y a pas de relation entre un usage parfait de la langue et le sentiment d'identification. On peut se sentir espérantiste même si parfois on laisse tomber l'accusatif.


Tout ceci, en plus de la possibilité de fabriquer des mots à volonté (ce qu'on n'a pas le droit de faire dans plusieurs langues), produit une ambiance de liberté qui place notre idiome dans une couche plus profonde du psychisme, plus proche de son centre, de sa base instinctive. Il est plus facile d'être spontané en espéranto qu'en français, par exemple, car on doit respecter moins de défenses arbitraires. En espéranto on se sent soi-même plus facilement. À cause de toutes ces caractéristiques, l' espéranto se fixe plus profondément dans le psychisme que toutes les autres langues étrangères, et l'on est plus enclin à s'y identifier. Mais les gens qui n'appartiennent pas au monde de l'espéranto ne peuvent le comprendre. Ils ne comprennent pas cette identification. C'est pourquoi la conduite de beaucoup d'espérantistes leur parait folle, ou, au moins, bizarre. En raison de ce sentiment d'identification, l'espérantiste a tendance à se sentir attaqué lorsqu'on critique sa langue, ou même l'idée d'une langue internationale. Attaquer sa langue, c'est l'attaquer lui-même, et sa réaction naturelle, c'est de contrattaquer, parfois très âprement. Mais celui qui n'est pas espérantiste ne comprend pas. Il voit dans cette réaction normale trop d'intensité, un sentiment trop fort, preuve d'une sorte de fanatisme qui est la seule explication possible d'une réaction si disproportionnée.


Deux catégories


D'après moi, les espérantistes appartiennent à deux catégories psychologiques.


D'un côté, il y a des gens qui ne se sont pas bien adaptés à la vie collective, qui se sentent en dehors des changements de la mode, de la société, des façons d'agir et des idées en cours; des gens qui se sont habitués au fait d'être différents de la majorité ou qui s'en sentent rejetés. Il n'est pas facile d'assumer la solitude fondamentale de la vie humaine. C'est pourquoi des gens qui se sentent différents de la majorité sont portés à se mettre ensemble, à créer une communauté de leurs semblables, avec qui ils se sentent bien. Alors ils se réunissent et se redisent les uns aux autres combien ils ont raison, et combien le monde extérieur a tort: ce qui est tout à fait normal et humain. L'espéranto a déjà offert à beaucoup de monde pas très bien adapté à la société un lieu où trouver des semblables également pas très bien adaptés, auprès de qui il était possible de trouver les consolations et les appuis nécessaires pour rendre la vie plus supportable. Ceci fut spécialement vrai pendant la période après laquelle les premiers espoirs de l'acceptation immédiate de l'espéranto s'avérèrent vains, et avant que l'argumentation favorable devienne suffisamment forte et basée sur des faits; en d'autre smots, entre la première guerre mondiale et les années 1970-'80. Une grande partie des espérantistes, à cette époque, était formée de névrosés, c'est-à-dire, de gens avec des problèmes psychiques plus nombreux ou plus graves que ceux que l'on trouve chez les gens ordinaires.


Envers ces névrosés, envers ces gens estropiés par leurs problèmes psychiques, nous avons une dette énorme, car, sans eux, la langue espéranto serait simplement morte. Il est naïf et injuste de les regarder de haut, comme sont portés à le faire quelques partisans du manifeste de Rauma (1). Compte tenu des circonstances historiques dans lesquelles ils vivaient, ces "étoiles-vertes" un peu sectaires étaient nécessaires pour que la langue se développe. Les gens normaux ne pouvaient pas s'intéresser à l'espéranto, l'utiliser, ni, en conséquence, le faire vivre. Si l'espéranto n'avait pas été utilisé constamment, si personne n'avait rien écrit en espéranto, s'il n'avait pas été utilisé pour correspondre, pour des réunions, pour des congrès, même si l'assistance était composée principalement de types bizarres, il n'aurait jamais pu développer son potentiel linguistique et littéraire, il n'aurait jamais pu s'enrichir, il n'aurait pu conduire peu à peu à une plus profonde analyse du problème mondial des langues. Je suis convaincu de ce que, après quelques siècles, les historiens penseront que ces hommes avaient rendu un énorme service à l'humanité, maintenant la langue en vie et la faisant progresser, même si leurs motifs étaient dus en partie à quelque pathologie psychique.


À côté de ces névrosés, de ces types bizarres dont je viens de parler, l'espéranto attira des gens qui avaient une personnalité extraordinairement forte. Une personne en totale santé psychique peut adhérer à un groupe totalement hors norme seulement si elle a une personnalité tellement forte, qu'elle puisse faire face à la masse et baser son point de vue sur des fondements clairs, sérieux, prouvés, qui lui permettent de sentir qu'elle a raison, et pourtant demeurer sans arrogance. Heureusement, il se trouva suffisamment de telles personnes dans le monde de l'espéranto depuis le début. L'un d'eux, par exemple, fut Edmond Privat (2). Nous avons une grande dette envers eux aussi, car ils aidèrent beaucoup à faire progresser l'affaire, et à montrer peu à peu, en divers milieux, que les espérantistes ne sont pas que des fanatiques bizarres.


Et, évidemment, les deux catégories ont une intersection, à savoir, ces gens avec des traits névrotiques plus nombreux ou plus graves que l'homme moyen, mais aussi avec une personnalité plus forte (fortifiée souvent précisément par l'obligation continuelle de s'exercer à vivre dans un milieu avec lequel on ne se sent pas en conformité ou tout à fait adapté).


Le paradoxe: qu'est-ce que la santé mentale?


Nous nous trouvons donc devant un paradoxe: pendant longtemps, le monde de l'espéranto a été composé en grande partie de gens affectés de pathologies psychiques, mais qui avaient une position tout à fait saine mentalement quant à la communication linguistique; pendant que le reste de la société était formé par des gens probablement plus normaux psychiquement, mais qui avaient une attitude par rapport à ce problème totalement névrosée, pathologique, et, j'irais jusqu'a dire, démente.


Qu'est-ce qui permet d'avancer une assertion aussi drastique? Eh bien, le fait que la société présente tous les symptômes psychopathologiques en relation avec la communication linguistique. Lorsqu'un besoin se fait sentir, que fait une personne normale? Elle agit de façon à satisfaire le besoin par les moyens le plus efficaces, le plus agréables et le plus rapides. Imaginez quelqu'un qui a faim. Il a dans sa poche un portefeuille plein de billets. Il se trouve dans un quartier de boutiques et de restaurants. S'il est normal, il entrera quelque part pour se faire servir à manger ou pour acheter quelque chose qui satisfera sa faim. Que penseriez-vous d'un homme qui, au lieu de faire cela, s'en va à la gare, achète un billet de train pour un lieu distant de 300 km, et qui de là marche encore longtemps à travers champs jusqu'à ce qu'il atteint un petit restaurant, qui n'offre qu'une nourriture douteuse? Que penseriez-vous d'un tel homme, qui, à cause de son étrange façon d'approcher le problème, a faim pendant des heures, reçoit à la fin quelque chose qui ne le satisfait pas, et le tout lui coûte cent fois le prix normal? Chacun qualifiera une telle conduite de névrosée, de pathologique. Pourquoi agir de façon si compliquée, sans aucun avantage pour qui que ce soit, alors qu'il était possible de résoudre le problème de sa faim de façon facile et simple? Dans le domaine de la communication linguistique, les espérantistes agissent comme le premier; le reste du monde comme le second.


La résistance confirme le diagnostique


Mais, malgré tout, vous vous demandez peut-être si la conduite que nous avons décrite est réellement pathologique, et avez besoin que l'on vous confirme le diagnostique. Or, nous savons que l'une des caractéristiques de ce genre de pathologies est la résistance. La personne qui présente de tels traits pathologiques fait tout ce qu'elle peut pour ne pas se rendre consciente qu'elle n'agit pas de façon saine, qu'elle pourrait agir autrement, de façon plus agréable et efficace. Parfois, l'intéressé reconnaît quand même que sa conduite n'est pas normale, mais il dit «oui, je sais que j'agis de façon bizarre, anormale, même pathologique, mais je ne puis agir autrement». Ce refus d'accepter qu'une conduite est anormale, ou l'impossibilité de la changer, on le nomme résistance.


Maintenant, il est intéressant d'observer que la manière dont la communication linguistique est organisée dans notre monde, a tous les caractères de la conduite pathologique. L'espéranto existe. Il offre la possibilité de communiquer de façon beaucoup moins coûteuse que l'interprétation simultanée, beaucoup plus exacte que l'anglais, beaucoup plus aisée que n'importe quelle autre langue, et avec beaucoup moins d'investissement en temps, argent et énergie de la part des interlocuteurs et de la part de l'État. En d'autres mots, l'espéranto est le plus court chemin pour combler le besoin. Mais, à la place, la société choisit la manière la plus compliquée et la plus chère. On oblige des millions d'enfants à étudier pendant des années et des années des langues étrangères tellement difficiles que, en moyenne, seulement un enfant sur cent, en Europe, et un sur mille, en Asie, réussit à s'en servir à la fin de ses études. Et, après avoir investi tant de travail, d'énergie nerveuse, de temps et d'argent dans l'enseignement des langues, il faut se rendre à l'évidence que l'on n'a pas résolu le problème des inégalités, que l'on s'est attaqué aux problèmes des barrières linguistiques de façon tellement absurde, qu'il faut recommencer et investir encore des millions et des millions de dollars pour rendre disponibles des traductions dans des dizaines de langues et pour s'occuper des interprétations simultanées, sans quoi les interlocuteurs ne pourront pas se comprendre. C'est de la folie. C'est de la folie que de dépenser son temps, son argent, son travail, de façon aussi absurde et inefficace, lorsqu'il est possible de l'éviter. Ne serait-ce que pour cela, la société agit de façon pathologique. Mais ce qui confirme qu'il s'agit d'une authentique pathologie, c'est le fait que, si vous attirez l'attention des journalistes, des décideurs, des notables, des responsables de la vie scolaire, que vous essayez de les faire voir que le système est fou, et qu'il existe une façon de communiquer mentalement saine et beaucoup plus facile, alors vous provoquez la résistance. On se refusera à prendre en considération vos remarques, à étudier l'affaire, on écartera du revers de la main témoignages et preuves, plutôt que de s'en occuper.


Ce mot, "plutôt", est important, car il est la preuve que le diagnostique est correct: il atteste la résistance. Les responsables de la société préfèrent ne pas savoir qu'il existe une autre manière de communiquer entre les peuples, que celle qu'ils imposent aux milliards de Terriens. Ils ont peur d'affronter la vérité. Et, puisqu'ils ne veulent pas voir qu'ils ont peur, ce qui est une autre preuve de névrose, du caractère pathologique de leur conduite, ils se servent de n'importe quel prétexte pour ne pas ouvrir le dossier. Les notables, donc, rejettent sans savoir qu'ils rejettent; ils ont peur sans savoir qu'ils ont peur; ils sont cause d'embarras, d'injustice, de frustration; d'efforts, d'impôts et de dépenses inutiles; de complications de toute espèce, et d'une quantité considérable de souffrances (je pense, entre autres, aux réfugiés, pour qui le manque de communication linguistique est souvent la cause de souffrances très concrètes): et ils en sont la cause sans savoir qu'ils en sont la cause. Il s'agit d'une psychopathologie sociale vraiment grave. Mais cela, très peu de gens le remarquent et le comprennent.


Un tabou


Le fait est qu'un tabou pèse sur tout le domaine de la communication linguistique entre les peuples et les États. Si vous étudiez les documents produits dans la matière, vous constaterez que beaucoup plus de 99% se présentent comme si l'espéranto n'existait pas, comme si l'homme n'avait d'autre expérience sur la façon de communiquer internationalement que les habituelles traduction et interprétation ou l'emploi d'une langue nationale prestigieuse, telle l'anglais.


L'espéranto, c'est tabou. On l'a encore vu à Bruxelles, au Parlement européen, pendant la réunion de ce que l'on appelle la Commission institutionnelle, qui s'était occupée de la question sur la (non-)communication dans l'Union européenne. Ce qui prouve que l'espéranto est tabou, c'est le refus de comparer. En sciences, lorsqu'on veut déterminer la valeur de quelque chose, on le compare toujours avec un témoin. Avant de lancer un nouveau médicament, on compare son efficacité avec une autre substance déjà connue. Et, lorsqu'on a décidé d'entreprendre un quelconque grand travail, par exemple, construire un nouveau stade, qu'est-ce qu'on fait? On publie un appel d'offres. On propose aux différentes compagnies de soumettre un projet, et l'on compare les différentes offres pour choisir la plus raisonnable par rapport aux coûts et aux critères à considérer. Ceci est la procédure normale. Au fait, il existe toute une méthode scientifique sur l'art de décider en choisissant la bonne manière d'atteindre un but déterminé. On nomme cette méthode scientifique recherche opérationnelle. Elle est née, pendant la deuxième guerre mondiale, du besoin de trouver la meilleure façon possible de transporter marchandises et hommes le plus rapidement et avec le moindre risque possible. Or, si l'on applique la règle de la recherche opérationnelle au problème des langues, on constate que, de toutes les solutions observables actuellement dans la pratique, la meilleure pour atteindre le but est l'espéranto. Mais, pour trouver cela, il faut comparer les divers systèmes les uns avec les autres, donc, regarder objectivement, dans la pratique (sur le terrain, comme on dit), comment l'espéranto se présente comparativement aux gestes, au balbutiement dans un idiome mal connu, à l'usage de l'anglais, à la traduction de documents et à l'interprétation (simultanée ou après coup) des discours, à l'usage du latin, etc.


Seulement une telle comparaison permet de conclure quel est le meilleur système. Mais, même si l'on trouve des milliers et des milliers de pages dans des documents sur la situation linguistique, que ce soit à l'ONU, à l'Union européenne ou dans les départements de linguistique des universités, les documents qui posent le problème sur la base d'une comparaison qui inclut l'espéranto sont moins nombreux que les doigts des mains. Et, puisque la comparaison des différentes possibilités est quelque chose tellement normale dans d'autres domaines, son exclusion dans celui de la communication linguistique internationale démontre qu'il s'agit bien d'un tabou.


D'où vient le tabou?


Pourquoi cette façon pathologique d'aborder le problème des langues? Il y a des causes politiques: l'idée que des individus n'appartenant pas à l'intelligentsia puissent communiquer sans entraves d'une nation à l'autre déplait à beaucoup d'États.


Il y a des causes sociales: cette même possibilité déplait aux couches privilégiées de la société. Des gens qui savent suffisamment bien l'anglais ou quelque autre langue importante, ont beaucoup d'avantages sur les gens que ne parlent que l'idiome local: on ne veut pas perdre ces avantages. Ceci apparait de façon plus claire au tiers monde.


Mais, dans mon opinion, les causes principales du tabou sont psychologiques. Le centre du problème est le poids, la charge émotive, le pathos du concept de "langue", son pouvoir de faire vibrer les fibres les plus intimes de notre âme. Nous pensons par concepts ou mots: mais mots ou concepts ne sont pas seulement l'affaire de l'intellect: ils ont aussi une certaine charge émotive et émotionnelle. Non pas tous, mais beaucoup. Si je dis guerre, argent, mère, sexe ou énergie atomique, quelque chose vibre profondément chez vous, même si, en général, vous n'êtes pas conscient. En d'autres mots, nous ne sommes pas indifférents envers une grande partie de nos concepts, principalement envers ceux en relation avec nos désirs, nos besoins, nos aspirations, nos plaisirs, nos souffrances, nos pouvoirs, etc.


Entre ces concepts à forte charge émotive se trouve celui de langue. Pourquoi? Parce que la langue évoque le fait de pouvoir se faire comprendre, et la possibilité d'être compris est un des désirs les plus profonds de chaque homme. Lorsqu'un souci me tourmente, lorsque je souffre, si je puis en parler à quelqu'un qui m'écoute et qui réagit avec compréhension, je me sens aidé, le souci ou la souffrance sont partagés et je ne me sens plus seul, je me sens mieux. Lorsqu'un bébé souffre et crie, très souvent, faute de comprendre, la réaction de l'adulte qui se trouve à côté manque son but ou ne vient simplement pas, à part son expression d'impuissance sur le visage. Mais, lorsque le petit a acquis sa langue, et peut dire "j'ai mal aux oreilles", la réaction de l'adulte est tout à fait autre. Alors la vie change, grâce à la vraie communication qui vient de s'établir. Cette communication étant le plus souvent une relation avec la mère, le concept de langue recueille les sentiments envers celle-ci dans son environnement émotif: ce qui explique que, dans la plupart des langues, on dit langue "maternelle", alors qu'il s'agit en fait de la langue parentale ou environnementale.


À vrai dire, l'acquisition d'une langue, qui est quelque chose de tout à fait banal, suit la voie normale de tout apprentissage. Il n'y a rien de plus mystique à maîtriser une langue qu'à apprendre la conduite automobile. Cependant, il y a une énorme différence entre les deux, à cause de l'âge de l'apprentissage. Lorsque nous apprenons à conduire, nous savons que nous apprenons, et nous savons aussi beaucoup sur l'art d'apprendre, car nous avons déjà fréquenté l'école pendant longtemps, et que nous avons appris beaucoup sur l'apprentissage. Par contre, lorsque nous acquérons la langue de nos parents, nous ne savons absolument pas que nous sommes en train d'apprendre, et la chose se présente alors à nous comme si c'était un miracle. Avant, nous ne pouvions pas communiquer clairement. Maintenant, nous pouvons nous exprimer. Voilà un miracle qui change entièrement la vie. À cause de ces circonstances qui accompagnent notre acquisition de la langue, apprenant sans savoir que nous apprenons, que le procès en cours est tout à fait banal, la langue devient quelque chose de sacré, de féerique, de fabuleux, de mythique: quelque chose qui se situe hors du champs de la raison. Quelque chose dont l'origine reste pour nous inconnue. Pour notre âme profonde, la langue est un don des dieux, un don supranaturel. Personne n'a le droit de la changer. Personne n'a le droit, librement et raisonnablement, de se mêler de quoi que ce soit concernant la langue.


Regardez combien les réactions sont émotives, lorsque quelqu'un propose de changer l'orthographe. Examinez attentivement les arguments, et vous constaterez que rien de vraiment rationnel n'y intervient: il s'agit simplement d'émotions, de ces émotions que fait vibrer le concept de langue.


Un message autoritaire caché


Ce sentiment central au sujet de la langue comme quelque chose de mythique, reçue des dieux, donc sacrée et d'intouchable, est le noyau de l'aura émotionnel du concept de langue. À ce noyau s'ajoute le fait que le concept de langue évoque les toutes premières relations avec la famille, principalement avec la mère. Mais, à ces deux couches s'ajoute une troisième: la relation avec l'autorité. Dans la transmission de la langue aux enfants, il y a un message caché, que l'on n'explique pratiquement jamais. Et ce message est terriblement dictatorial.


En fait, il décrète la situation dans la société de l'enfant par rapport à l'adulte. Lorsque l'enfant parle incorrectement, on le corrige, au moins dès qu'il fréquente l'école. Si l'on ne le corrige pas, on rit de lui, on s'en moque ou on sourit de façon significative. Quelle que soit la réaction, on fait sentir au petit que, lorsqu'il emploie telle ou telle expression, différente de celle admise par la grammaire ou le vocabulaire, il se trouve en dehors de la norme. Si un petit francophone dit plus bon, on lui dit: "on ne dit pas ça, on dit meilleur". En allemand, on n'a pas le droit de dire mehr gut ou güter, mais probablement, les enfants emploient ces formes. Alors, on les corrige: "Non, on dit besser".


Que signifie cela pour les profondeurs du psychisme? La transmission d'un message caché: "Ne te fie pas à ta tendance spontanée, naturelle, qui te fait généraliser tel trait de ta langue que tu as remarqué. Ne te fie pas à ta logique. Ne te fie pas à ta raison. Ne te fie pas à tes réflexes ni à ton instinct. Ne te fie pas à toi-même. Obéis-nous, même si notre système est absolument irrationnel et arbitraire".


Pour les enfants, la langue est essentiellement un outil de communication. Le premier échelon dans leur pensée est donc: "Si l'on me comprend, tout est en ordre. La langue est faite pour que nous nous comprenions". Mais la réaction du milieu envoie continuellement un autre message: "La langue n'a pas été faite pour se comprendre. La langue est un domaine où on apprend à se conformer aux demandes arbitraires et inexplicables des grandes personnes". Il y a des tabous dans la langue que nul ne peut justifier. Si un enfant qui veut dire "il est venu" dit er kommte, il a venu, he comed, on lui fait remarquer qu'il devrait dire er kam, il est venu, he came. Alors, s'il demande pourquoi, il est impossible de lui donner une réponse rationnelle. On ne peut que lui dire "Parce que c'est comme ça". Et cela sous-entend que la langue est une entité soumise à des règles incompréhensibles, jamais expliquées, ayant ses racines dans les temps anciens. Le respect dû aux ancêtres ou aux dieux qui firent don de la langue a plus d'importance que la logique, la raison, les tendances spontanées instinctives; donc, que la nature humaine individuelle.


L'espéranto sabote tout cela. Il est né il n'y a pas très longtemps, ce qui est un sacrilège. Une langue n'a pas le droit d'être jeune. La langue est quelque chose de saint, un don des ancêtres ou des dieux: elle n'a pas le droit de naitre maintenant. Et l'on dit de plus, que cette langue n'a pas d'exceptions, ce qui constitue un crime! Si l'on peut suivre sa nature, sa logique, pour s'exprimer, que restera-t-il de l'autorité des ancêtres? Voilà pourquoi l'espéranto cause des craintes épouvantables dans les profondeurs du psychisme. Il risque de ruiner la caractère mythique, sacré, féerique, de notre langue maternelle. Il la relativise, malgré que nos besoins émotifs veulent qu'elle soit un absolu. Alors, il faut arrêter l'expansion de l'espéranto par tous les moyens, pour ne pas que l'on se renseigne à son sujet: on risquerait, en se rendant compte de ce que la langue n'est pas ce que l'on croit, de miner la base des relations sociales. Le sujet est trop émotif pour que l'on accepte d'étudier les réactions qu'il suscite de façon tranquille, objective et scientifique.


Le monstre


De plus, on prend l'espéranto pour un monstre, puisqu'on dit qu'il a été créé par un seul homme. Autrement dit, il a un père, mais pas de mère: il est le résultat monstrueux d'un solitaire pervers. Cette idée est véhiculée par les définitions que l'on trouve dans les dictionnaires, les encyclopédies, les livres qui traitent des langues ou même sur des renseignements provenant d'espérantistes, selon lesquels l'espéranto fut créé par Zamenhof en 1887. En réalité, l'espéranto ne fut pas créé en 1887. En 1887 apparut la semence d'une langue qui, durant beaucoup d'années avait grandi et s'était transformée dans la tête et sur les cahiers de Zamenhof. Après ce long processus, que l'on peut comparer à celui de la plante qui produit sa semence, le projet fut publié, ce qui veut dire qu'on jeta le grain en terre. Et cette terre est la mère de l'espéranto: elle est la communauté de ces premiers idéalistes au grand cœur, qui reçurent la semence et lui fournirent le milieu dans lequel elle pu croitre, se transformer et se procurer les moyens de vivre indépendamment des individus.


L'espéranto, tel qu'il est aujourd'hui, n'est pas l'œuvre de Zamenhof: il est la langue développée à partir du projet de Zamenhof par des gens extrêmement différents les uns des autres pendant un siècle d'usage constant. Il est la langue développée tout naturellement par l'usage parlé, par la littérature, par l'alternance de propositions et de contrepropositions le plus souvent inconscientes. Il n'est pas un monstre produit par un seul individu: il a, c'est vrai, un père, et un père certainement admirable, un père qui réussit à le doter d'une incroyable capacité d'adaptation à la vie; mais il a aussi une mère, qui s'occupait de lui avec amour et qui, beaucoup plus que son père seul n'aurait pu le faire, le faisait vivre.


Les faits sont plus entêtés que les mots


Vous voyez que les aspects psychologiques de l'espéranto et du problème des langues est beaucoup plus compliqué qu'on l'aurait imaginé à prime abord. Il y a dans le psychisme de beaucoup d'individus une terrible résistance à l'idée même de langue internationale. À cause de cette résistance, pas grand monde dans l'élite politique, sociale et intellectuelle accepte d'examiner l'affaire avec sérieux. Et pourtant, l'espéranto avancera. Des cas semblables de résistance à ce qui est meilleur, plus opportun, plus démocratique, abondent dans l'histoire. L'exemple le plus typique est la résistance, en Europe, aux chiffres arabes ou indiennes que nous utilisons actuellement: l'élite intellectuelle (et non seulement l'élite) les considéra comme un sacrilège contre les chiffres romains en usage alors.


Je suis convaincu que l'espéranto sera généralement accepté un jour. La pathologie ne peut être éternellement plus forte que les forces de la santé qui agissent, elles aussi, dans la société. Il y a parmi ces forces, par exemple, une compréhension grandissante du phénomène espéranto de la part des linguistes et d'autres personnes. Et il y a aussi les exigences de la réalité. Comme disait Lincoln, on peut cacher la vérité à quelques gens pendant quelque temps, mais on ne peut la cacher à tout le monde tout le temps. L'espéranto, lorsqu'on le compare aux autres moyens de communication entre les peuples, est objectivement pour chacun des critères, et avec un énorme avantage, la meilleure solution. Les faits sont plus têtus que les idées.


Oui, la résistance est là pour durer, et elle sera certainement acharnée, ne serait-ce que parce que l'on ne perçoit que ce à quoi l'on se sent prêt; cela explique que, actuellement, beaucoup de gens n'entendent pas ce que vous dites sur l'espéranto: leur esprit n'est pas prêt, et vos phrases passent à côté sans y entrer. Oui, la résistance sera encore forte. Mais, croyez-moi, elle ne réussira pas. Les faits vaincront. La vérité vaincra. L'espéranto vaincra.


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1. "Le Manifeste de Rauma", publié pendant le Congrès international de TEJO (Organisation de la jeunesse espérantiste mondiale) à Rauma (Finlande) en 1980, est à l'origine de la tendance dite "raumisme", qui considère l'espéranto plus comme langue culturelle transnationale que comme langue auxiliaire internationale; plus comme langue de communication alternative que comme langue de communication entre les peuples. L' "espérantisme" serait donc l'appartenance à une diaspora linguistique et culturelle librement choisie et consciente de son identité, plutôt que l'espoir de voir un jour la victoire finale de la langue neutre internationale sur les langues colonialistes ("finvainquisme").
2. Edmond Privat (1889-1962). Suisse. Professeur, auteur et journaliste. Président de l'Association universelle d'espéranto et rédacteur de la revue "Esperanto". Apprit la langue à l'âge de 14 ans; à 15 ans il la parlait couramment, et assista au 1er Congrès universel à Boulogne-sur-Mer, où on le surnomma "la 8e merveille du monde".