Claude Piron

L'art du bonheur


J'ai été très heureusement surpris qu'on m'invite à parler du bonheur dans un colloque consacré à la prévention. Bien sûr, en voyant le programme, certains auront réagi en disant: «Ça va pas la tête? Le bonheur n'est pas un moyen! C'est un but!»


Et pourtant je persiste et signe. Le bonheur peut être un moyen de progresser vers le bien-être psychique, spirituel, mais aussi physique. Il a sa place dans l'arsenal des moyens préventifs.


Pour en favoriser l'émergence, il faut accepter que le bonheur absolu n'existe pas sur notre planète, parce que rien d'absolu n'y existe. Bien des gens ne croient pas au bonheur. En fait, ce qui n'existe pas, c'est le bonheur absolu. Le bonheur relatif existe. Il y a des gens plus heureux et des gens moins heureux, des familles plus heureuses et des familles moins heureuses, des moments plus heureux et des moments moins heureux. On peut agir pour que les moments de bonheur soient plus nombreux et de meilleure qualité. On peut ainsi atteindre un seuil à partir duquel le bonheur devient profond et stable. C'est de ce bonheur-là que j'espère vous donner le goût. Il ne consiste pas en l'élimination de la souffrance. Mais il est plus fort qu'elle. Il se situe à un niveau plus profond. Il prend la souffrance comme une maman prend dans ses bras le bébé qu'elle veut consoler. Il permet de la traverser dans des conditions optimales.


Un cadeau et une vocation


Le bonheur est un cadeau offert à chacun. Cadeau, ça veut dire gratuit et donc immérité. Mais il n'est pas livré à domicile. Il faut aller le chercher là où il est. Toutes les histoires où le héros recherche un trésor qu'il ne trouve qu'après mille aventures symbolisent cette quête. Le trésor est là, mais on ne l'atteint qu'au bout d'un itinéraire comportant toutes sortes de passages difficiles qu'il faut affronter avec persévérance.


Puisque le bonheur est un cadeau gratuit, on a tout à gagner à dissocier l'idée de bonheur de l'idée de mérite. Un cadeau n'est pas une récompense. Beaucoup de gens sont nettement moins heureux qu'ils ne pourraient l'être parce qu'ils se disent: «Je ne suis pas digne d'être heureux». Il y a là un sentiment de non-valeur, souvent de culpabilité, qui gâche l'atmosphère intérieure et ne fait de bien ni à l'intéressé, ni à son entourage. On ne devient jamais heureux parce qu'on en est digne. On le devient pour réaliser une vocation. Notre vocation d'êtres humains est d'être libres et heureux, et, de ce fait, de propager autour de nous la liberté et le bonheur. Quand on est malheureux, on se replie sur soi. En pleine déprime, on n'a plus de force. Par contre, quand on est heureux, on se sent plein de vigueur. Et cette énergie se met spontanément au service d'autrui et de la société, parce qu'il est dans la nature du bonheur de rayonner. Autrement dit, si nous avons la vocation d'être heureux, ce n'est pas pour notre petit bien-être individuel, c'est parce que c'est le chemin par lequel nous pouvons mettre notre créativité, nos talents, nos qualités au service du genre humain. Ce qui a pour effet d'augmenter notre propre bonheur.


La vie est dure


Cela dit, pour être heureux, il faut admettre que la vie est dure. C'est un fait accepté par la plupart des générations et la plupart des peuples. Mais notre société fait tout pour le nier. Quels que soient les progrès scientifiques et techniques, la vie est dure. Par essence. La vie professionnelle comporte d'innombrables soucis. Élever des enfants, c'est ardu. Former un couple harmonieux, ce n'est pas simple. Accepter son âge, accepter la souffrance, accepter la mort, c'est dur. La voie du bonheur passe par l'acceptation de cette réalité-là. Bien sûr, la vie n'est pas que dure, il peut même y avoir des périodes où tout baigne dans l'huile. Mais fondamentalement elle est dure. Notre planète est un lieu précaire et notre vie est précaire. On n'accède au bonheur que si l'on regarde la réalité en face, telle qu'elle est, pas telle que nous voudrions qu'elle soit. Une des règles fondamentales du bonheur profond et stable, c'est qu'on ne triche pas.


Quand on accepte la dureté de l'existence, on accueille toutes les chances, toutes les petites joies comme autant de cadeaux. Si l'on part du principe que la vie est facile, chaque fois que se présente un pépin, ou un effort à faire, on est mécontent, on a l'impression qu'on n'a pas ce à quoi on a droit. Et quand des choses chouettes se présentent, on les considère comme allant de soi. Au lieu d'en jouir, on est blasé. On se prive ainsi de l'émerveillement, qui est un des ingrédients du bonheur. Cette attitude revient à semer en soi de l'antibonheur. La vie nous apporte constamment des graines de bonheur et des graines d'antibonheur. Selon que nous semons dans notre âme (et dans notre entourage) ces graines-là ou ces graines-ci, nous récolterons (ou nous répandrons autour de nous) du bien-être ou du mal-être.


Le bonheur est comme un arbre, solidement planté dans le sol. Le sol, c'est fait en grande partie de feuilles pourries et autres produits de décomposition, cela salit, et cela grouille de vers de terre et d'autres petites bêtes peu ragoûtantes. Mais il embrasse l'arbre et en assure la stabilité. Il le nourrit de ses apports. Nous aussi avons au niveau des instincts un côté animal pas bien glorieux, mais c'est là que sont les sources de notre énergie, les motivations profondes de nos actes, nos germes de bonheur. Si, comme un arbre, à partir de ces racines nous visons le ciel, nous nous déploierons et nous porterons du fruit, ce qui nous rendra plus heureux. Notre désir d'aller bien, d'aller le mieux possible, puise son énergie dans notre animalité instinctive, qui est égoïste au départ, mais si on va à fond dans ce désir, on découvre qu'on ne peut pas être heureux tout seul. Il se produit alors un retournement de l'égoïsme en productivité et en générosité.


Relations et sentiments


Considérer l'autre, c'est tenir compte du fait qu'il est unique. Depuis quinze milliards d'années que l'univers existe, il n'y a jamais eu personne qui soit comme vous, comme moi. Personne n'a vos empreintes digitales, votre voix, votre visage. Par conséquent, votre bonheur sera différent du mien. Ce qui vous rend heureux n'est pas ce qui me rend heureux. Nous sommes tous différents, mais nous sommes tous égaux en dignité. Très souvent, au lieu de se voir objectivement, sur le même plan qu'autrui, sur un plan horizontal, on invente un axe vertical et on se situe dessus. Le bonheur profond et stable exige qu'on sorte du monde de la comparaison avec autrui, qu'on remplace l'axe vertical par un plan horizontal et qu'on se dise qu'on n'a jamais le moyen de juger un être humain, trop complexe pour se prêter à une vision correcte. Il est donc nuisible de se demander si, par rapport aux autres, on est plus ceci ou moins cela. Acceptons une fois pour toutes que chacun est unique, donc différent, et qu'un mot comme normal n'a tout simplement pas de sens. Ce n'est pas un mot qui décrit une réalité, c'est une arme pour humilier ou exclure l'autre et se sentir supérieur, ou pour se rabaisser et s'exclure soi-même et se sentir inférieur.


Chacun de nous est comme une pièce d'un puzzle, avec son arrangement unique de caps et de golfes. Mais nombreux sont ceux qui n'acceptent pas cette forme. Ils voudraient être ronds, parfaits, sans voir que si toutes les pièces étaient rondes, elles ne s'emboîteraient pas. Bien des gens se privent de bonheur parce que dès qu'un autre est plus fort, plus beau, plus intelligent, plus riche, ils vivent cela comme un manque. C'est une séquelle de la pensée binaire de l'enfant petit, à base de tout ou rien. «Si je n'ai pas tout, je n'ai rien». Ils ne voient pas la richesse de leur être. Ils mettent leur envie dans ce qu'ils n'ont pas, au lieu de mettre leur dignité dans ce qu'ils sont.


On peut avoir la même perception des écoles psys. Elles aussi sont complémentaires et s'emboîtent comme les pièces d'un puzzle. Chaque auteur a apporté énormément, Freud en révélant, entre mille autres choses, les rouages de l'inconscient; Jung les archétypes; Adler le rôle des sentiments de non-valeur; Rogers l'art de l'écoute; l'école systémique les mécanismes interpersonnels; la bioénergie le passage par le mouvement du corps; Caycedo la sophrologie; l'hypnose éricksonienne la mise en valeur des ressources cachées. Chaque école est complémentaire des autres, et la prétention de certaines à l'unique vérité est un résidu de la pensée enfantine binaire et des jalousies fraternelles de l'enfance.


Nous sommes dans une situation d'interdépendance. C'est pourquoi le bonheur est affaire de relations. Il implique une attention particulière au climat des relations avec autrui. Or, ce climat dépend des sentiments.


Nous ne sommes pas en prise directe sur nos sentiments. On ne peut pas aimer à volonté ou, quand on est profondément triste, mettre de la joie en soi par simple décision. Mais on peut agir indirectement. Les sentiments sont comme un feu. Avec une toute petite flamme, vous pouvez faire une magnifique flambée si vous appliquez les lois qui régissent le feu, c'est-à-dire si vous prenez soin de commencer par rajouter des brindilles et du tout petit bois, de le disposer de façon que la flamme puisse aller vers le haut, d'assurer le passage de l'air puis de charger peu à peu avec du bois plus épais. Un sentiment, c'est la même chose. On ne le crée pas du néant, mais on peut le nourrir ou le laisser dépérir.


Un sentiment n'est pas quelque chose qu'on a. On dit: «J'ai confiance en X, je n'ai plus d'espoir». Le langage nous piège. Un sentiment, c'est quelque chose qu'on est. Une façon d'être, de vibrer. Nourrir en soi un sentiment négatif, c'est augmenter dans son être la part du négatif. Si vous méprisez, si vous vous dites tout le temps: «Jules, quel imbécile!», cela ne fait rien à Jules. Par contre, cela vous fait du mal à vous. Le mépris est un poison. Chaque fois que vous renforcez votre mépris envers Jules, vous augmentez en vous la dose de poison, d'antibonheur.


Si on vise le bonheur profond et stable, celui qui favorise la santé, il faut donc prêter attention à l'atmosphère des relations, se demander comment on parle à son conjoint, à ses enfants, à ses collègues..., comment on les regarde. Est-ce que je leur adresse un regard d'affection, de sympathie, de solidarité, de respect? Si oui, je sème en moi des germes de bonheur que je n'ai qu'à nourrir jusqu'à ce que les sentiments correspondants occupent toute mon âme, ne laissant plus de place au mépris, à l'angoisse et aux autres sentiments négatifs.


On nourrit un sentiment de mille manières, notamment en se parlant. Admettons que quelqu'un vous ait fait un coup vache. Si vous vous répétez constamment «J'ai envie de l'étrangler», vous entretenez la rogne. Et si, au volant de votre voiture, vous vous fantasmez en train de vous jeter sur lui, de lui faire mordre la poussière et de le piétiner en savourant une vengeance triomphante, vous cultivez également votre rogne, cette fois par des images. Mais attention! Laisser venir des profondeurs de votre animalité ces phrases et ces images, c'est très bien dans les quelques jours qui suivent la vacherie qu'il vous a faite. A ce stade-là, ce n'est pas nourrir le sentiment, c'est lui donner un exutoire, c'est aussi découvrir l'ampleur de votre haine, de votre sentiment d'avoir été eu, de votre désir de faire quelque chose pour rétablir la justice ou compenser l'humiliation. Mais au bout de quelques jours, l'antidote devient poison. Connaître la réaction négative dans toute son ampleur est un bien, l'entretenir est un mal. Si vous nourrissez votre rogne, vous vous ferez du mal à vous-même sans que celui qui en est la cause en souffre le moins du monde.


Liens de cause à effet


On ne triche pas avec la réalité. Il y a un rapport étroit entre bonheur et respect du réel. Et la réalité, c'est qu'il existe des mécanismes psychologiques: si on met en œuvre telle cause on obtiendra tel effet. Ces lois sont implacables. Qu'elles vous plaisent ou non, que vous y croyiez ou non, elles agissent. Nous sommes constamment placés devant des bifurcations: si on prend le sentiez A on va vers plus de bonheur, si on prend le sentier B on va vers moins de bonheur. Malheureusement, ces choix, la plupart ne les remarquent pas et prennent leurs décisions inconsciemment, sans penser qu'elles s'inscrivent dans un système cohérent, le psychisme, régi par des lois causales qui font que toute option a des conséquences.


Une patiente m'a récemment raconté un de ces choix. Elle habite un village de montagne qui était très enneigé. Elle revenait en train après être allée voir un médecin au sujet d'un problème qui l'handicapait passablement pour marcher. Son mari avait promis d'aller la chercher à la gare en voiture. Elle arrive à la gare, pas de mari. Elle se met, dans sa tête, à l'agonir d'injures: «Ça, c'est bien toi. Tu promets, puis tu oublies, tu ne tiens jamais tes engagements. T'es vraiment salaud!» Mais après avoir ainsi joué la scène de ménage dans sa tête, elle repense aux effets des choix. Elle se dit: «Si je lui parle comme ça, quelle sera la conséquence? Il sera furieux contre lui-même parce qu'une fois de plus il se sentira dans la peau du gamin qui a oublié ce qu'il aurait dû faire. Et il sera furieux contre moi parce que c'est moi qui lui mettrai le nez dans son caca. De toute façon, je dois rentrer à pied. Ça va me faire mal et je ne peux marcher que lentement. Je peux râler contre cette situation, ou profiter de ma lenteur pour mettre en moi du calme. Un rythme lent favorise le calme. Peut-être que j'arriverai à retrouver la paix intérieure en appliquant les règles qu'on m'a apprises: penser à un paysage serein, m'imprégner de son atmosphère en respirant lentement et profondément. Si j'arrive à ce calme, quand je serai à la maison, je pourrai lui parler tranquillement. Qu'est-ce que je pourrais lui dire, pour que les conséquences soient bonnes?»


En prenant les choses comme ça, elle s'est donné le temps de s'apaiser et de réfléchir à ce qu'elle allait dire pour que tout se passe au mieux, sans tricher. Arrivée chez elle, elle lui a dit: «J'ai été déçue à la gare. Je m'attendais à ce que tu sois là comme tu l'avais dit, et tu n'y étais pas. Tu m'as manqué. J'aime bien quand tu viens m'attendre, ça me rappelle quand on était fiancés. C'est triste que tu ne sois pas venu. Et ça m'a obligé à faire cette marche douloureuse. Tu sais, je me suis sentie très agressive envers toi. J'avais vraiment envie de te faire une scène.»


Elle lui a dit ce qu'elle avait ressenti, sereinement, sans cacher sa déception, mais sans s'emporter et sans le culpabiliser. Il a écouté, tout penaud, surpris, aussi, parce qu'il n'avait pas l'habitude qu'elle lui parle sur un ton aussi sympathique quand il était dans son tort. Depuis, il s'efforce d'être attentif à ce dont elle a besoin.


Cette femme a appliqué une des lois causales qui mènent vers le bonheur. Elle a compris qu'elle avait le choix entre plusieurs attitudes, et que toutes n'aboutissaient pas aux mêmes conséquences. Quand elle m'a raconté l'histoire, elle m'a dit: «Si j'avais fait une scène, j'aurais eu la soirée complètement gâchée. Là, on a eu une soirée toute paisible, ce qui m'a fait beaucoup de bien après la journée fatigante que j'avais eue».


Ces liens de cause à effet sont des lois au même titre que les lois physiques ou chimiques. Elles sont tout aussi implacables. C'est parce qu'elles sont implacables qu'on peut se rendre heureux.


La loi de la gravitation fait que lorsqu'on saute, on retombe. C'est une loi implacable. Dans un mythe grec bien connu, le nommé Icare en avait assez de ne pas pouvoir se libérer de l'attraction terrestre. Il voulait s'envoler. Il s'est fabriqué des ailes qu'il a attachées avec de la cire. Seulement, la cire a fondu au soleil et il s'est écrasé par terre. Voilà ce qui arrive quand on ne tient pas compte des lois du réel.


Mais en 1969, on a marché sur la lune. L'homme s'est libéré de l'attraction terrestre. Comment a-t-il fait? Il a admis que l'univers était régi par des lois implacables, il a humblement étudié ces liens de cause à effet, dans le détail, et il a opposé des lois chimiques et physiques à la loi astronomique de la gravitation, en appliquant des lois mathématiques implacables elles aussi. Comme ces lois sont d'une rigueur absolue, on n'est pas dans le n'importe-quoi, on est dans le solide, le fiable. Les lois psychologiques sont du même ordre. En en jouant on peut se libérer de toutes sortes de contraintes comme l'homme s'est libéré de la pesanteur en jouant des lois scientifiques.


Relations de tous ordres


Je vous ai dit que le bonheur était en grande partie lié à l'atmosphère des relations. Il faut que je précise que quand je dis relations je ne me limite pas aux relations avec autrui. Il y a aussi la relation avec les choses, la relation avec la transcendance et la relation avec soi.

Avec les choses. Semer des graines de bonheur en soi, c'est nourrir les sentiments «émerveillement» et «reconnaissance». Si vous vous entraînez à repérer le beau, ou ce qui marche bien, et que vous vous dites chaque fois: «Comme c'est beau!» ou «Quelle chance j'ai que ça marche bien!», vous créerez petit à petit en vous une atmosphère paradisiaque, parce que le paradis, c'est un état chatoyant fait d'émerveillement et de reconnaissance.


La relation avec la transcendance peut s'inscrire dans le même registre. Que vous croyiez ou non à un Dieu, à un dieu personnel ou à un dieu abstrait, ou à pas de dieu du tout, peu importe. L'honnêteté intellectuelle vous accule à reconnaître que vous n'êtes pas le créateur du monde et que la plus grande partie de ce qui existe est pour vous mystère. La relation de notre société au mystère, souvent, consiste à le nier, sinon en paroles, du moins en attitude. Elle fait comme si on savait tout ce qu'il y a à savoir. C'est une négation du mystère qui suscite un sentiment de supériorité et de rejet, lequel isole de tout l'inconnu qui est en nous et autour de nous. Ces sentiments sont de l'antibonheur. Aussi parce qu'ils nous empêchent d'avoir confiance dans nos ressources inconnues, qui sont immenses.


Quant à la relation avec nous-même, elle implique justement un grand respect pour le mystère de notre personne. Le fond de notre être est mystère, comme sont mystères les gens à qui nous avons affaire. La voie vers le bonheur implique que l'on respecte ce mystère et donc que l'on s'abstienne de juger autrui, et soi-même.


Mais respecter le mystère ne signifie pas renoncer à le percer au mieux de nos capacités. Plus nous comprendrons comment nous fonctionnons, plus nous saurons comment nous rendre heureux, nous, avec ces caractéristiques uniques qui sont les nôtres. Mais il faudra d'abord que nous acceptions une réalité qui peut paraître angoissante, à savoir: que nous sommes une sorte de groupe, d'équipe, composée de sous-personnalités aux tendances contradictoires, souvent en conflit. Plus nous ferons la connaissance des ces divers personnages qui nous habitent, ces «petites âmes» comme disent les Hindous, plus nous progresserons vers le bonheur.


Par exemple, il y a dans nos tréfonds une tension entre deux sous-personnalités. L'une, dominée par le besoin de sécurité, a peur de ce qui est nouveau; elle trouve sa sécurité dans la routine: les rails, c'est plus rassurant que les grands espaces. Sa devise est : « Surtout, pas d'histoires ! » Pour l'autre, au contraire, vivre, c'est connaître l'aventure, conquérir un territoire, explorer, goûter, jouir. Ce deuxième noyau de personnalité est instinctif, animal, infantile; sa devise est: «Je veux tout, tout de suite». Ces deux entités qui s'affrontent au fond de notre être sont en tension avec une autre partie de nous: celle qui veut plaire, être aimée, reconnue, intégrée dans le groupe. Puis il y a le Moi, qui se sent responsable de ce que fait l'ensemble du corps, traite l'information, agit avec ruse au mieux de nos intérêts, et décide. Il y a l'instance morale, le fameux Surmoi, qui peut entrer en conflit avec nos routines, nos instincts, le sens égoïste de nos intérêts, notre besoin de faire comme tout le monde. Etc. etc.


Pour progresser vers le bonheur, il faut admettre que notre personnalité est comme un groupe de gamins que la maîtresse emmène en promenade. Ils se chamaillent parce qu'ils ont des goûts différents et que chacun veut être le plus important. Si l'on est attentif à ces voix discordantes, si l'on donne la parole à chaque sous-personnalité, évitant de donner toujours raison à la même, on en arrive à créer en soi une démocratie, où chaque « petite âme » se sent respectée. Ainsi chacune apportera à l'ensemble de la personne la contribution qui lui correspond, apprenant à tolérer une frustration momentanée pour le bien de l'ensemble et le bien permanent. Cette attitude instaure dans la personnalité des courants de respect, de solidarité et d'affection mutuelle qui sont des graines de bonheur.


Atmosphère intérieure


Notre personnalité a une atmosphère. C'est un peu comme la musique d'un film. Dans chaque film il y a une musique de fond, mais en général on ne la remarque même pas. Pourtant, elle est là, et elle crée l'ambiance. Eh bien, notre âme a sa musique de fond. C'est le climat affectif de notre être. Cette atmosphère affective va déterminer notre humeur et notre conduite. Il est sage de la prendre au sérieux.


Heureusement, on n'est pas démuni à cet égard. Ici, il faut que je vous parle de Gianfranco. C'est un ouvrier italien d'une qualité humaine exceptionnelle. Un homme toujours de bonne humeur, généreux, solidaire, amical. Un être lumineux. A l'époque dont je vous parle, il était passé par une succession de malheurs difficilement supportables, mais dont il était toujours sorti avec un ressort étonnant. Un jour, où il venait de vivre une épreuve particulièrement dramatique et où il était venu prendre un verre au bistro comme d'habitude, un des amis, frappé par cette joie de vivre plus forte que tous les coups du destin, lui dit: «C'est pas possible que tu aies encore le moral après ce qui t'est arrivé. Tu dois avoir un truc!» A la surprise générale, il répond: «Bien sûr que j'ai un truc ! » - « Ah oui ? Lequel ? » - « Tous les matins et tous les soirs, je me regarde dans le miroir, droit dans les yeux et je prononce à haute voix: "Gianfranco, j' t'aime bien"».


Il a ensuite expliqué que des fois il disait plutôt «je t'aime» et qu'il lui arrivait de terminer en adressant à l'Autre, qui le regarde depuis le miroir, un clin d'œil complice. Et, a-t-il ajouté, la connivence est formidable, «parce qu'il me répond toujours lui aussi, au même moment, par un clin d'œil».


Cela peut paraître idiot. Mais cet homme très simple a instinctivement compris une loi psychologique importante. Il a senti qu'on peut créer une atmosphère dans sa personnalité en cultivant un sentiment, et qu'on peut nourrir un sentiment par la parole et le geste. Quand vous prenez un médicament psychotrope, vous agissez sur le cerveau. Et bien la méthode de Gianfranco agit aussi sur le cerveau. Elle crée un échange complice, donc harmonieux, entre deux couches cérébrales, entre le Moi, dont le siège est dans le cortex, et des éléments de ce qu'on appelle le système limbique, c'est-à-dire une partie située dans la zone sous-corticale, et que nous avons en commun avec les animaux inférieurs. C'est le siège de la vie émotionnelle primitive: agressivité, désir de jouissance, panique, etc. Cette base émotionnelle est comme un bébé ou un animal. Elle a terriblement besoin de caresses sécurisantes. La phrase de Gianfranco est une caresse verbale qui crée dans ce tréfonds un sentiment de confiance, de sécurité, de paix.


Fascination du trou noir


Il y a au fond de notre être une angoisse terrible du néant, qui est comme un gouffre. Un trou noir que nous ressentons comme pouvant nous attirer et nous engloutir. La peur de la perte, du vieillissement, de la mort sont des aspects de cette peur du néant, qui vient sans doute de l'époque où notre intellect n'était pas assez développé pour penser autrement qu'en deux termes symétriques et mutuellement exclusifs. Tout, ou rien. Au début, le bébé se croit tout. Un dieu. Puis fatalement arrive une déception. Il a mal, il a faim, quelque chose le démange ou il n'arrive pas à attraper ce qu'il veut, et il vit l'impuissance. Alors il crie. Il était un dieu tout-puissant, et le voilà sans ressource. D'habitude il était servi par des dieux tout-puissants, les adultes. Mais cette fois l'adulte le regarde d'un air désemparé, ne comprenant pas pourquoi il pleure. Alors il hurle plus fort encore. Il hurle sa détresse, sa rage, la trahison dont il se sent victime. Son monde s'effondre. Il croyait être tout, il se sent, brusquement, rien.


Ce rien qu'est le fond de son être est un gouffre noir profondément angoissant. Grandissant, devenu adulte, il va tout faire pour le cacher, en s'assurant que lui-même existe, qu'on le regarde, qu'on le reconnaît, qu'on l'aime, qu'il compte, ou en essayant de recouvrir ce trou béant avec de l'argent, de la jouissance, des titres, du pouvoir, du sexe, une belle bagnole, de beaux muscles, une silhouette de mannequin, tout ce que vous voulez. Chacun est unique, chacun a son système. Mais ça ne marche pas. L'insécurité fondamentale demeure et fait obstacle au bonheur profond et stable.


Tout ce que nous pouvons faire pour que ce bébé qui vit au fond de nous se sente rassuré et aimé mérite d'être fait. Et toutes les mamans du monde savent instinctivement comment on s'y prend. On berce, on chantonne, on dit des mots doux, dont le rythme et le ton ont bien plus d'importance que leur signification: «Là là là, je suis là, là là là, ça va passer, tu es mignon, je t'aime...» C'est ce que Charles Baudouin appelait «un massage de l'inconscient». La partie bébé, cachée dans un recoin du cerveau du côté de l'hypothalamus, entend, si on prononce à haute voix. Elle se calme. Si vous faites cela tous les jours, le calme profond, avec son atmosphère de sécurité, de force morale, de bien-être, occupe de plus en plus de place en vous et en laisse de moins en moins à l'angoisse. Le calme s'épaissit, devient une couche qui va faire fonction d'amortisseur par rapport aux chocs de l'existence. La personnalité acquiert une force qui l'émerveille. Le cercle vicieux a été retourné, la spirale est repartie dans le bon sens. Et presque tous les processus psychologiques sont des processus en spirale.


Ce que je vous ai décrit là n'est pas vrai de tout le monde. Une minorité a la chance de connaître dès l'enfance le remplacement du gouffre noir par une vitalité lumineuse. Ce sont ceux qui ont grandi dans une atmosphère si pleine d'amour, de respect et de joie que la déception initiale a été, suffisamment tôt, complètement réparée, comme une blessure qui guérit sans laisser de cicatrice.


Cette zone animale de notre cerveau a beaucoup à voir avec notre vulnérabilité aux maladies, aux accidents et au mal-être. Si on veut faire de la prévention par le bonheur, il faut donc accorder toute l'attention voulue au bébé qui vit au fond de notre être et qui a terriblement besoin de se sentir apprécié, consolé et aimé. Il est bon de lui parler, de lui transmettre des messages d'affection, de confiance, de sécurité. Il est bon aussi de s'entraîner à en demander aux personnes que nous connaissons. On a le droit de recevoir des marques d'attention, et il n'y a aucune raison de renoncer à en demander, pourvu qu'on le fasse avec discernement, en s'adressant à des personnes qui comprennent ou qui pourront comprendre si on leur explique. Mais si on ne peut s'adresser à personne de l'entourage, on peut se servir soi-même, soit de façon très simple, par exemple selon le système de Gianfranco, soit par une autre méthode.


Un exemple de méthode


Par exemple, on peut s'accorder tous les jours quelques minutes de relaxation méditative avec visualisation. Je viens de dire «tous les jours», mais ça peut être toutes les nuits. Les personnes qui se réveillent à 3 ou 4 heures du matin et profitent de la chose pour se payer un moment de bien-être ne tardent pas à se rendormir dans la sérénité.


Une des façons de procéder consiste à porter son attention sur une partie du corps de manière à la sentir de l'intérieur, puis à passer à une autre, à l'ensemble du corps, ce qui a pour effet de le détendre. On peut aussi fixer des yeux un point lumineux, réel ou imaginaire. On fait attention à sa respiration, ce qui la ralentit, et on laisse flotter dans sa conscience une idée comme «bien-être». On peut donner affectueusement à son corps et à son inconscient, une consigne du genre: «Que tout en nous s'oriente vers notre bien!» Ensuite, on évoque des images qui symbolisent le calme. Mais attention! Nuance! Il ne faut pas employer le mot calme dans le sens: «Que je me calme!» , et surtout pas la formule « Du calme ! » Ça, ça risquerait d'être vécu soit comme une injonction contre laquelle on va se révolter parce qu'on n'aime jamais qu'on nous donne des ordres, soit comme un but qu'on risque de ne pas atteindre, ce qui va nous énerver. Donc, pas «Que je sois calme!», mais «C'est plaisant quand il fait calme». Le mieux est de créer l'ambiance en constituant par l'imagination ou la mémoire un cadre de paix, de sérénité. Par exemple, visualiser un grand lac très bleu par une belle journée d'été. Ou un jour de grand bien-être pendant des vacances particulièrement réussies. Ou un cloître imprégné d'une atmosphère de beauté et de recueillement. Ou un paysage de haute montagne. Bref un lieu de splendeur, un lieu paradisiaque, où l'on se sent en sécurité. En plantant ainsi le décor, comme le cinéaste qui voit dans sa tête le cadre où va se dérouler la scène, on active l'hémisphère cérébral de la confiance, le droit chez les droitiers. On laisse alors son attention se poser sur ce calme, en l'appréciant. On peut se dire: «Comme il fait calme, ici!» On peut aussi se répéter le mot en le savourant: calme, calme..., en sentant bien que ce n'est pas un ordre qu'on se donne, mais une ambiance qu'on perçoit. Si ce mot-là vous paraît ringard, remplacez-le par un autre, par exemple: cool. Ce qui convient est différent pour chacun. Certains se contentent d'images statiques, d'autres se paient tout un scénario, certains entendent mentalement une musique apaisante, d'autres savourent une série de synonymes: calme, cool, serein, paisible, tranquille... sur le rythme de la respiration. On peut aussi s'adresser directement au bébé intérieur en lui disant: «Regarde comme c'est beau!» ou l'influencer indirectement en se répétant une phrase comme: «Ça me réjouit d'être quelqu'un qui est digne d'être aimé».


Il ne faut pas faire d'effort, c'est un exercice de repos. Et avant de fermer les yeux pour cette méditation, on se dit: «Je cherche à m'orienter vers le bonheur, pas à réussir un exercice. Si je n'arrive pas, je n'arrive pas, ça n'a aucune importance. Ce qui fait du bien, ce n'est pas de réussir, c'est de me payer le luxe d'un moment pour moi où mes énergies vont s'orienter vers le bien-être même si aujourd'hui j'ai l'impression que ça ne marche pas. Si ça n'a rien donné aujourd'hui, ça donnera quelque chose plus tard. Le bénéfice n'est pas dans l'arrivée, mais dans le chemin.» Le bébé au fond de vous se dit: «Enfin on me retrouve! Bon, elle est encore maladroite, il est encore maladroit, mais il y a des chances que ça se perfectionne de jour en jour».


Si vous faites cela tous les jours, vous finirez par amener le bébé en vous à s'arracher à la fascination du trou noir du néant. Il détachera son regard du gouffre pour regarder vers la splendeur. Petit à petit vous découvrirez l'art de repérer la splendeur dans les détails de la vie quotidienne et d'orienter votre être vers le bonheur, en nourrissant en vous la force paisible, la confiance, l'amour, le respect, l'appréciation de la beauté, la reconnaissance, l'habitude de dédramatiser, l'humour, bref, en créant en vous, par ce travail sur les sentiments, des conditions paradisiaques.


Bonheur ou grandeur?


Si vous trouvez que c'est trop simple, trop beau pour être vrai, je ne peux rien vous répondre, sinon qu'un des principaux ingrédients du bonheur est la simplicité. Le goût du grandiose et du compliqué n'a rien à voir avec le bonheur, ni avec la santé. Souvent il faut choisir entre «être grand» et «être heureux». Vous êtes libre. Vous pouvez, plutôt que le bonheur, choisir la grandeur. C'est le pacte avec le diable, qui vous dit: «Tu seras grand, mais tu le paieras du prix de ton âme». Et si vous vendez votre âme, pour la satisfaction d'être grand, il y a de fortes chances que votre corps lui aussi passe à la caisse. Or, il n'y a pas besoin d'être grand pour se sentir bien. Je me sens très bien, je ne suis pas grand et je rapetisse. L'an dernier je faisais 168 cm; aujourd'hui je n'en fais plus que 167. Pour l'âge c'est l'inverse, l'année passée j'avais 67 ans, depuis un mois j'en ai 68. Mais il n'y a pas besoin d'être jeune pour se sentir bien dans sa peau.


En fait, le désir de grandeur, de puissance, de beauté, de force, de pouvoir, de jeunesse, de possessions, n'est qu'une tactique pathétiquement maladroite que tentent d'appliquer les humains pour recouvrir le gouffre imaginaire de néant qui gît au fond de leur être. Notre société attache tellement d'importance à ces choses qu'elle est profondément malheureuse. Voyez les quantités de drogues, d'alcool, de tranquillisants et d'antidépresseurs qu'elle consomme, pour ne rien dire de la proportion de suicides, d'accidents et de couples qui fonctionnent mal. Comment ne pas avoir une immense compassion pour toutes ces personnes qui cherchent à couvrir leur angoisse par la frime et l'épate? Ce sont les ressorts que manipule la publicité, qui renforce les cercles vicieux d'antibonheur en diffusant des messages conçus pour vous rendre esclaves, et non libres. On ne résout pas les problèmes fondamentaux avec des replâtrages et des cosmétiques. Il faut faire face au gouffre et lui dire: «Tu n'es qu'illusion». Le contraire de rien, ce n'est pas tout, c'est quelque chose. Je n'ai pas besoin d'être tout. Il suffit que je sois quelqu'un. Et que ce quelqu'un, je l'aime. Que je l'accueille, les bras grands ouverts, un sourire chaleureux aux lèvres, sans lui demander d'être fort, ou beau, ou jeune, ou intelligent, ou riche, ou parfait, ou exempts de déformations ou de cicatrices. Cet être qui a connu l'angoisse du néant quand il était bébé et qui a été malmené par la vie, cet handicapé, est, tout au fond, splendeur. Au départ, le diamant est caché dans une gangue. Il est recouvert de boue. Il faut le nettoyer avec beaucoup de respect et d'amour pour qu'il manifeste son éclat. Eh bien, au fond de nous, il y a un joyau, une splendeur endormie. C'est ce que symbolise le conte de la Belle au bois dormant. La splendeur endormie au fond de votre être attend le geste d'amour qui la réveillera. Le chemin du bonheur, c'est le chemin qui conduit à le lui donner.


Les attitudes, les sentiments, les affects que j'ai appelé « graines d'antibonheur » sont en fait des traîtres. Ils vous affaiblissent, et ouvrent ainsi la porte aux agresseurs extérieurs. Plus vous serez imprégné de bonheur profond et stable, parce que vous aurez su semer en vous des « graines de bonheur », mieux votre organisme sera équipé pour résister aux agressions et défendre votre santé. Bien sûr, on ne peut pas garantir que, dans le jeu des forces en présence, votre organisme aura toujours le dernier mot. On ne peut éviter la maladie ou l'accident de façon absolue. Mais le bonheur profond et stable augmentera toujours vos chances de sortir vainqueur de l'affrontement. C'est pourquoi on peut dire que la recherche active du bonheur, au sens décrit dans cet exposé, a sa place parmi les activités préventives.


Mednat, Lausanne, 27.03.99
(Choisir, juillet-août 2007)