Le drame de l'enfant-soleil
Jusqu'au vingtième siècle, l'enfant et le jeune existaient à peine. Ils étaient considérés comme des adultes en plus petit, adultes de statut inférieur, certes, comme la femme ou le prolétaire, mais dépourvus de toute spécificité. L'idée que l'enfant puisse être important ne venait à l'esprit de personne. La pédagogie le considérait comme un récipient vide qu'il fallait remplir, et les premiers magazines pour enfants, à la fin du 19ème siècle, étaient surtout moralisateurs. Au centre de toute cellule sociale se trouvait l'homme, adulte, de bon milieu social. Le soleil, c'était lui. La femme, l'ouvrier, le domestique, mais aussi l'enfant, étaient des planètes qui gravitaient autour de lui.
Aujourd'hui, dans les sociétés occidentales , c'est l'enfant qui trône au centre du système, dans la position du soleil. Les parents s'inclinent devant lui, tels la lune et les étoiles face au soleil dans le rêve de Joseph. Des milliers d'ouvrages lui sont consacrés. Toutes sortes d'institutions s'occupent exclusivement de lui. Producteurs et commerçants le courtisent. Dans les catalogues luxueux de la vente par correspondance, il occupe autant de place que les adultes. Et les banques incitent les jeunes à ouvrir des comptes qui leur facilitent l'utilisation de l'argent.
Un jour, quand j'étais petit, je montais dans le tram quand une main fermement placée sur mon bras a arrêté mon mouvement. Une voix masculine, courtoise, mais pleine d'autorité accompagnait ce geste : « On laisse d'abord monter les dames ». Le vieux monsieur qui m'avait ainsi remis à ma place, et que je ne connaissais pas, me souriait d'un regard plein d'affection. Je ne me suis pas senti vexé, ce n'était pas une admonestation qui m'aurait humilié, c'était une information utile pour ma conduite future, et, bien qu'un peu honteux, j'ai surtout éprouvé pour cet homme un sentiment de reconnaissance. Quel contraste avec l'observation suivante, banale à notre époque ! L'autre jour, dans le bus, une femme d'une quarantaine d'années monte avec une gamine de dix ans, manifestement en pleine santé, suivie d'une septuagénaire. Il ne reste qu'une place libre. La mère fait signe à sa fille de s'y asseoir, ce que celle-ci fait sans se poser de questions. La maman restera debout. La personne âgée aussi. Peut-on croire que le message ainsi transmis par la mère, aujourd'hui classique, va dans le sens d'une société saine ?
Une des valeurs les plus universelles qu'a perdue la civilisation blanche est le respect des anciens. Extrême-Orient, Inde, terre d'Islam, Afrique, Indiens d'Amérique, la majorité des peuples ont gardé cette tradition, fondée sur le bon sens : nous vieillissons tous, si nous voulons être traités correctement dans notre vieil âge, donnons un modèle de respect à nos enfants. Respect ne veut pas dire servilité, ni obéissance idiote, ni exaltation de ce qui ne mérite pas d'être exalté. Tout simplement : tenir compte d'une plus grande fragilité, et reconnaître qu'un plus grand nombre d'années de vie implique automatiquement une plus grande expérience du réel. Comprendre, aussi, que la courtoisie crée une atmosphère plus agréable dans les rapports humains. Tout le monde y gagne.
Maturité affective et égocentrisme infantile
Le comportement respectueux est un signe de maturité affective. Or, une société fonctionne d'autant mieux et offre un cadre de vie d'autant plus agréable que ses membres sont plus nombreux à avoir accédé à cette maturité. Celle-ci implique que l'on soit sorti de l'égocentrisme infantile, point de départ de notre vision du monde. L'enfant petit est un centre de perception. Il se ressent comme le lieu vers lequel converge tout ce qu'il voit, sent, entend. S'il se met les mains sur les yeux, il croit que personne ne le voit plus, parce que lui ne voit plus rien. Négligeant le fait que chacun est dissemblable et placé en un point différent de l'espace, il projette son cas sur l'ensemble du monde extérieur. De même, un enfant de trois ans qui sait distinguer sa gauche de sa droite n'arrive pas à comprendre que chez la personne d'en face les deux termes sont inversés. Tout juger en fonction de soi est, au départ, le comportement évident.
Dans une société traditionnelle, l'enfant, égocentrique au début comme partout ailleurs, ne tarde pas à sentir que sa place n'est pas celle du soleil, mais il se rend vite compte que cette place secondaire n'a rien de dramatique: les marques d'amour sont assez nombreuses pour que « non-central » ne puisse signifier « délaissé ». Dans la société occidentale, depuis quelques décennies, c'est le phénomène inverse qui se produit. Mis au centre par toute la société, l'enfant se sent l'héritier de droits royaux. Mais entouré d'adultes désemparés, souvent épuisés par un travail stressant, qui ne savent comment le guider dans la vie, tiraillés qu'ils sont par des discours contradictoires sur l'éducation, il ne bénéficie ni des signes d'affection dont il aurait besoin, ni de l'autorité ferme, mais aimante, qui assurerait sa sécurité intérieure. Privé de ce à quoi il a authentiquement droit, il est porté à exercer de façon abusive les prérogatives que lui confère sa position royale.
Au moment de l'apéritif dans une famille où je suis invité, j'entends la mère demander à son fils de neuf ans : « Et toi, Jean-Jacques, qu'est-ce que tu prends ? » - « Un Martini rouge ». Et la mère de lui verser un bon verre de Martini. Voyant mon air ahuri, elle m'explique avec un sourire radieux : « Il aime tellement ça!». Dans un magasin de chaussures, j'entends un père tenter de résister à la demande de son fils, qui a jeté son dévolu sur la paire de Nike la plus chère de la série. Il lui explique que la famille n'a pas beaucoup d'argent, qu'il est au chômage, que la situation de la maman est loin d'être assurée. L'enfant n'écoute manifestement pas. Que le discours du père exprime une réalité dont il serait sage de tenir compte est le cadet de ses soucis. « C'est ceux-là que je veux, » dit-il, sur le ton du Roi-Soleil disant : « L'État, c'est moi ». Le père soupire, prend les chaussures et se dirige vers la caisse. Freud nous a jadis expliqué que la maturité apparaissait quand on passait du principe de plaisir au principe de réalité. Notre société semble tout faire pour maintenir l'enfant, le jeune - l'adulte de demain - au niveau du principe de plaisir. Ses désirs sont des ordres. Il occupe le centre, il est le soleil.
Ce soleil est entouré de planètes qui n'ont guère conscience de ses besoins essentiels. Certes, on se soucie de son aspect physique, de sa formation intellectuelle, de la satisfaction de ses désirs primaires, mais personne ne tient compte de son besoin d'être mis à sa juste place, c'est-à-dire ni parmi ceux qui ont tous les droits, ni parmi ceux qui n'en ont aucun. De nombreux parents, faute de voir l'essentiel, tentent de cacher ce manque par l'étourdissement. Combien d'enfants de six, sept ans sont ainsi soumis à une course effrénée, passant de l'école au cours d'anglais, à la rythmique, à l'instrument de musique, au yoga, à la natation, privés du temps de rêver ou de jouer avec des bouts de bois ou des jouets qu'ils auraient fabriqués eux-mêmes! Ainsi le jeune roi vit-il sa position centrale à la fois comme une absence de limites et une immense frustration. L'adolescence, période de toute façon difficile même dans des conditions idéales, exaspère la frustration et renforce la conviction d'être invulnérable, qui va de soi pour quiconque est Soleil ou Roi. Faut-il s'étonner, dès lors, qu'on mette le feu aux forêts australiennes, qu'on mitraille ses camarades et ses professeurs, qu'on rackette les petits ou les faibles? Que le comportement sexuel ou la manière de conduire moto ou voiture soient totalement dépourvus du sens des responsabilités, lequel impliquerait une sortie de l'égocentrisme qui ne s'est jamais produite?
Pour tout arranger, le jeune sent que les adultes lui reprochent d'être ce qu'il est, d'agir comme il agit. Il vit leur attitude comme profondément injuste, puisqu'il est, en fait, leur victime. Sans pouvoir l'expliciter, car tout cela baigne dans un flou épais, il sent qu'il n'a pas eu ce dont il avait besoin. Il avait besoin d'une aide pour passer de l'égocentrisme à l'acceptation de sa vraie place. Il avait besoin qu'on lui apprenne l'art d'assumer la frustration. Il avait besoin d'être guidé par une main tendre et ferme tout à la fois, ne tolérant aucun dépassement de limites bien nettes dans un climat de respect mutuel et d'amour. Il avait besoin de silence et de situations où sa créativité puisse se déployer, alors qu'il croulait sous les jouets et était abreuvé de spectacles télévisuels ne laissant aucune place à son imagination créatrice. Il avait besoin de parents se chargeant de son éducation, dans la proximité, alors que les siens ont adopté la solution de facilité qui consiste à abandonner cette tâche aux enseignants. Quand nos voisins français ont remplacé instruction publique par éducation nationale, n'ont-il pas adressé aux parents un message de déresponsabilisation ?
Une société qui idolâtre Mammon
En outre, matraqué par une publicité qui exploite son manque de défenses et dont le message est: « exige ceci et tu seras heureux », l'enfant vit dans une société asservie à l'argent. Or, le commercial tue le merveilleux, comme l'image imposée tue les harmoniques spontanées de l'écoute. Il y a deux générations, Babar entraînait les enfants dans un monde fantasmatique, dans un univers imaginaire à la fois stimulant et réconfortant. L'hémisphère cérébral droit (chez les droitiers) était ainsi activé. Mais la ligne de parfums Babar, les chaussettes Babar, les T-shirts Babar arrachent le sympathique éléphant à son monde de rêve pour le placer dans la zone terre-à-terre du cerveau gauche. Fini, le merveilleux ! Le succès d'Harry Potter, sous forme de livres, s'explique peut-être par la compensation qu'il a apportée à cette terrible frustration. Hélas, Mammon n'a pas tardé à se précipiter sur ce sauveur. L'image imposée qui empêche de rêver - le film - et les innombrables objets et accessoires mis en vente assurent désormais la transposition du mythique dans le banal quotidien. Pauvre société que la nôtre ! Elle ne voit pas que le remplacement de l'enfant-merveille par l'enfant-soleil est une terrible stérilisation.
Il y a pourtant là un danger. Lorsqu'on ne peut pas être, on cherche à avoir. Le pédophile cherche l'enfance qu'il n'a pas eue. Ne pouvant la trouver au niveau de l'être, il veut la posséder. Lui aussi arrache le petit ou le jeune à sa vraie place. L'enfant est un sujet. Il en fait un objet.
L'autre volet
La société fonctionnerait-elle sur le mode binaire, comme les tout jeunes enfants, dont l'intellect ne peut manier que des termes opposés, extrêmes et symétriques? Toujours est-il que ses évolutions sont des mouvements de balancier qui passent d'un extrême à l'autre. L'enfant est passé du néant au centre sans recevoir sa juste place, quelque part entre les deux. L'inconvénient de la situation est que des intérêts individuels se sont emparés de cette révolution copernicienne, de sorte que ce sont ceux qui ont le pouvoir - les puissances d'argent - qui confèrent à l'ambiance sociale ses traits les plus déterminants. Celui qui dispose de beaucoup d'argent et tient à s'en procurer encore davantage a les moyens d'exercer une influence sur de très vastes populations. Concentré sur son propre intérêt, il ne se soucie pas des conséquences de ses choix pour l'ensemble de la société. Si vous disiez à ceux qui produisent les lampes Bécassine, émettent des dessins animés dès le matin ou organisent un défilé de mode pour enfants qu'ils préparent à leur progéniture des lendemains qui déchantent, ils vous prendraient pour un fou, ou tout au moins pour un exagérateur. Chacun, individuellement, est sûr de son innocence. Mais ensemble, leurs choix déterminent un climat aux effets pervers. Les Etats-Unis sont riches en drames causés par l'avènement de l'enfant-soleil, lui-même créé parce que la population enfantine constitue un énorme marché.
Tout ce qui vient d'être dit n'est, bien sûr, qu'un volet du diptyque. Qu'on ait sorti l'enfant de l'ombre où le tenait la société d'autrefois pour s'intéresser à lui, l'étudier, l'écouter est une mutation positive d'une immense portée. Les psychologues scolaires auxquels peuvent s'adresser les enfants en difficulté ou le numéro de téléphone où les tout jeunes peuvent dire leur détresse de façon anonyme en sachant qu'ils seront écoutés sans être jugés représentent d'indéniables progrès. Toutes les avancées réalisées dans le domaine de la pédagogie, de l'éveil sensoriel, d'une meilleure compréhension de la manière dont un enfant ressent ce que disent et font les adultes, de même qu'un meilleur dépistage de troubles qui, autrefois, passaient longtemps inaperçus, sont des atouts de grande valeur pour les générations futures. Les bienfaits imputables à la nouvelle place de l'enfant sont trop nombreux pour pouvoir être tous cités. Pensons à l'apparition des clowns dans les hôpitaux, à la redécouverte des conteurs, à l'introduction de l'entraînement à l'auto-hypnose pour calmer la douleur chez des enfants qu'aucune médication connue ne peut soulager, comme cela se pratique à l'Hôpital cantonal de Genève, à des spectacles gratuits comme il s'en donne tout l'été au Signal de Bougy, aux remarquables livres adaptés au niveau de développement des jeunes lecteurs ou aux conseils de classe, qui, dans bien des écoles, apprennent aux enfants à écouter leurs camarades et à découvrir sur le vif l'art de la démocratie. Que de progrès aux conséquences encourageantes ! Il est tout aussi réconfortant de voir le grand nombre de parents qui comprennent mieux ce dont leurs enfants ont besoin et qui s'appliquent à leur assurer une éducation digne de ce nom. Toutes ces évolutions sont un plus pour une société. Mais elles ne font pas partie de la face la plus voyante de la vie sociale.
Quel pourcentage de la réalité ces éléments positifs représentent-ils? Offrent-ils un contrepoids suffisant aux effets pervers de la société visible ? Il est bien difficile de l'évaluer. Les pessimistes confondent la société avec sa face la plus voyante. Les optimistes pensent que les évolutions discrètes sont en fait les plus importantes. Entre les deux il est impossible de trancher. Mais du moins peut-on espérer. Et concrétiser cet espoir en agissant, chacun dans son petit cercle, pour favoriser les prises de conscience qui seules peuvent faire pièce aux tendances les plus nocives de la société d'aujourd'hui. Encourager l'égocentrisme est suicidaire. Est-ce parce que le seul vrai soleil est Dieu et qu'on l'a oublié qu'on a mis l'enfant à sa place?