Claude Piron

Dans violence il y a vie


Résumé: La violence, entendue comme concentration de force non maîtrisée faisant céder l'élément le plus faible, est présente partout dans la vie, depuis les dents qui percent les gencives du tout petit jusqu'au bébé qui fait souffrir sa mère en naissant. Dans la vie relationnelle, elle a souvent ses racines dans une humiliation et vise dans bien des cas un objet différent du responsable initial, trop fort ou inaccessible. La tendance humaine à la compassion et à la solidarité, qui peut faire obstacle à la violence, a besoin d'un objet concret et individualisé. La violence, elle, s'adresse souvent à une entité abstraite, à un symbole, faute de pouvoir se diriger sur son objet réel. Les tours du World Trade Center ont joué ce rôle: elles ont évoqué au niveau inconscient des phallus arrogants, appelant une vengeance par castration. Rétablissant la dignité du mâle musulman, celle-ci visait à compenser les humiliations antérieures. La solution prônée par Gandhi est bien préférable. Elle revient en fait à bien cibler la violence, en la dirigeant, non sur autrui ni sur l'ensemble de notre personne, mais sur les éléments destructeurs, circonscrits, qui se trouvent en nous et sont dans la personnalité comme des stocks d'explosifs.


Il n'est pas facile de définir la violence. La force non contenue servant à contraindre dont parlent les définitions classiques se retrouve dans les situations les plus diverses, depuis les dents qui percent les gencives et font souffrir le bébé jusqu'au poussin qui brise sa coquille pour émerger dans une atmosphère respirable, en passant par l'agneau qui, en broutant, arrache impitoyablement l'herbe du milieu où elle prospérait.


La vie est-elle obligatoirement violence? Dès le début, l'embryon fait violence à la mère. Il ne peut se retenir de lui prendre ce dont il a besoin sans le moindre égard pour l'inconfort qu'il lui impose. À la naissance, la vie violente deux êtres: l'événement n'est doux ni pour la mère ni pour l'enfant, et il ne fait pas de doute que si on leur avait donné le choix ils n'auraient pas opté pour cette façon de vivre la venue au monde. La vie est une force non contenue qui n'attend pas l'approbation de ceux à qui elle prescrit des adaptations dont, souvent, ils se passeraient volontiers.


On peut aller plus loin et se demander si on peut "être" sans faire violence au "néant". On ne peut maintenir une chose dans l'être qu'en injectant une force qui contraint l'appel du néant à céder la place au maintien dans l'être. Un bâtiment ou une route qu'on n'entretient pas courent à la ruine, et qu'est-ce qu'entretenir sinon contraindre l'entropie à céder? Il en est de même de la mémoire, de la musculature, de la virtuosité. Tous ceux qui entretiennent leurs capacités savent qu'ils se contraignent et qu'ils dirigent une énergie concentrée sur une partie d'eux-mêmes qui préférerait se prélasser dans un dolce farniente. Ils se font violence.


Violence et plaisir


Dans la nature, la violence est liée à la vie: maintien de l'individu, maintien de l'espèce. Comme la vie est fécondité, création, il y a peut-être là un critère utile pour évaluer les violences. La violence qui débouche sur une plus grande abondance de vie serait acceptable, et ce d'autant plus qu'elle serait limitée au minimum indispensable. Celle qui ne débouche que sur de la destruction serait à rejeter. Bref, on pourrait distinguer entre une violence saine, inévitable dans notre univers (la violence qui produit un «plus»), et une violence malsaine (celle qui produit un «moins»), qui serait une violence pour soi au détriment d'autrui.


Ce qui favorise la vie s'accompagne souvent de plaisir. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il y ait un plaisir à exercer la violence. Mais l'être humain se distingue de l'animal par le fait qu'il peut étendre son plaisir au delà des limites qu'implique une vie naturelle optimale. La lionne qui a fait violence à la gazelle ne tuera plus tant qu'il y aura assez à manger pour elle et sa famille. Et le plaisir sexuel des animaux est limité par un rythme saisonnier. L'homme n'a pas ces garde-fous: ce qui, chez l'animal, est confié à l'instinct, dépend, chez lui, de sa liberté. Il peut se rendre malade en mangeant trop ou en consom-mant de la drogue. Il peut aussi trouver dans la violence un plaisir qui dépasse ce qui est nécessaire à sa survie, sa croissance et sa fécondité.


Déplacements


Parce que le plaisir qu'elle procure donne une sensation de puissance, la violence peut compenser l'humiliation. On a souvent dit que la cause de la violence résidait dans la frustration. Erreur. L'être humain, même enfant, supporte la frustration sans donner dans la violence s'il en comprend le sens et s'il est traité avec respect. C'est l'absence de respect, et notamment l'humiliation, qui peuvent engendrer une agressivité qui, si elle s'accumule, peut déboucher sur la violence. La colère peut avoir le même effet.


Au niveau inconscient, celui qui est la cible d'une colère reçoit un message de mort, car le fond de la colère est le désir d'éliminer. Telle est du moins la découverte qu'ont faite la plupart de mes patients quand je les ai accompagnés lorsqu'ils poussaient jusqu'à son fond le plus primitif l'exploration de leur colère. Le message transmis par l'absence de respect tient lui aussi du message de mort, puisqu'il revient à dire: "Tu ne comptes pas pour moi, je ne tiens pas compte de ce que tu es, tu n'existes pas." On comprend que ces messages puissent susciter la violence: au néant que l'on nous attribue ou en quoi on veut nous transformer, la réaction naturelle est une affirmation d'être. Mais souvent, celle-ci n'arrive pas à se concrétiser parce que des forces supérieures s'y opposent, notamment la perception de notre faiblesse. Si le germe explosif que contient cette réaction d'affirmation nous met en danger, nous refoulons la violence et la dirigeons sur notre personne. L'explosion potentielle se mue en culpabilité, en honte ou en sentiment de non-valeur.


L'énergie qui cherche un exutoire peut aussi se déplacer sur un objet extérieur. L'enfant humilié en classe ne peut pas exercer sa violence sur la maîtresse, il sait ce débouché impossible. Il s'en prendra à un plus petit quand personne ne le regardera, ou donnera un coup de pied à un chat rencontré sur le chemin du retour.


Un exemple historique


On peut faire l'hypothèse que le peuple palestinien a la malchance de répondre aux deux conditions qui favorisent le choix d'une victime: être sur place et être faible. Pendant des siècles, les Juifs ont vécu, de la part des Chrétiens, des brimades et des humiliations dont, curieusement, nos contemporains n'ont guère conscience. À Rome, du Moyen-Âge à la Renaissance, lors de l'élection d'un nouveau pape, les notables de la communauté juive étaient tenus de se rendre en procession devant le Pontife, et de lui dire, en lui présentant un exemplaire de la Torah: "Nous sollicitons de Votre Sainteté la grâce de lui offrir le texte de notre Loi." À quoi le nouveau pape répondait d'une voix forte quelques phrases méprisantes, qui, au fil des ans, ont fini par se condenser en quatre mots: "Loi excellente - race détestable", accompagnés d'une gifle au grand rabbin. (1)


Au 16e siècle, dans de nombreuses localités d'Occident, la communauté juive ne pouvait demeurer sur place que si le rabbin prononçait devant le peuple réuni à l'occasion d'une fête chrétienne un texte humiliant qui satisfaisait le sadisme latent de la collectivité. Et, pour que sa communauté survive, le rabbin se prêtait à cette immonde comédie. Comment aurait-il pu s'y soustraire, puisque partout c'était la même chose?


Accusés sans le moindre fondement de désacraliser les hosties, de propager la peste et de pratiquer le meurtre rituel, les Juifs d'Europe ont souvent été victimes de scènes d'hystérie collective, comme à Blois en 1171, où tous ont péri par le feu. Ils ont ainsi vécu dans une insécurité constante avec, au cœur, comme chez tout calomnié, un sentiment de terrible injustice. De l'Inquisition aux pogroms de Russie, en passant par les décrets d'expulsion (Angleterre, 1290; Espagne, 1492; Autriche, 1670), le message du monde chrétien était: "Vous êtes haïssables. Vous devriez ne pas être. Vous devriez être néant." Répétée de génération en génération, la combinaison de l'insécurité et de l'humiliation n'a pu que provoquer une accumulation de violence latente qui ne trouvait aucun débouché. La cruauté des pogroms russes a engendré le sionisme et les premières installations en Israël. Quelques décennies plus tard, la persécution nazie a confirmé qu'il n'y avait de survie pour les Juifs que sur une terre qu'ils contrôleraient complètement, d'où l'importante immigration en Israël qui a suivi la deuxième guerre mondiale. Malheureusement, sur cette terre, il y avait les Palestiniens. Militairement et politiquement faibles, ils offraient un exutoire parfait à un désir vindicatif de violence refoulé depuis des siècles, mais demeuré vivant dans le tréfonds des psychismes juifs. C'est sur eux que retombe aujourd'hui la violence qui, sans l'inégalité du rapport de force imposant le refoulement, se serait orientée vers les Chrétiens d'Europe. (2)


La violence rebondit


Mais la violence rebondit. Les Musulmans, en particulier arabes, se sentent méprisés par les États-Unis, alliés inconditionnels d'Israël et grands spécialistes du "deux poids, deux mesures", comme en témoigne leur insistance à reprocher à l'Irak de ne pas appliquer les résolutions des Nations Unies alors qu'Israël bafoue impunément celles qui le concernent sans qu'ils n'y trouvent rien à redire. Ainsi s'explique sans doute, pour une part, l'attaque du 11 septembre 2001. La résonance de cet événement sur les psychismes musulmans montre bien ce qu'il a représenté au niveau inconscient: une castration. Les gratte-ciel, nés à New York, symbole de cette ville, elle-même pour bien des peuples symbole des États-Unis, sont perçus à ce niveau comme des phallus arrogants. Le nom même de skyscraper, avec sa référence explicite au fait de toucher le ciel, témoigne du même orgueil que la Tour de Babel. L'arrogance suscite chez l'humilié un désir de vengeance triomphante, spectaculaire, rabattant le caquet de celui qui regarde l'autre de haut. Rien de tel qu'une castration pour montrer au monde entier qu'on n'est pas moins mâle que l'arrogant. Dans un tel jeu d'action et de réaction psychiques, on est comme hypnotisé par le symbole au point de perdre de vue le réel. Les victimes innocentes ne comptent pas. On ne voit que le phallus à abattre. (3)


Voir l'autre comme sujet


Pour voir l'objet de la violence possible comme sujet, donc comme un être à respecter, il faut sortir de l'espèce d'hypnose que provoque la haine et qui remplace les individus, vivants et singuliers, par une image unique et globalisante. L'énergie qui s'investit dans la violence peut prendre deux formes. Au niveau le plus primitif, elle peut se contenter d'une simple éruption: ce qui compte, c'est qu'elle sorte, pour réduire la pression interne. Dans ce cas, elle peut éclater dans tous les sens, sans chercher d'objet précis, et s'attaquer à tout ce qui se trouve à proximité. C'est ce qui se passe quand une personne "perd les pédales" et se met à tout casser, ou quand un individu armé se met à tirer sans discrimination sur tous ceux qui ont le malheur de se trouver dans son champ de vision. Cette violence-là émane directement de ce que Charles Baudouin appelle le Primitif, le Sauvage-en-nous. (4)


Mais souvent la violence est au service d'un sentiment qui s'est structuré à partir d'une accumulation d'expériences perçues comme humiliantes ou offensantes. Les énergies émanant des zones instinctives passent alors par le Moi, qui calcule, organise, planifie. Elles ont besoin d'une cible vers laquelle converger, symbole récapitulant tous les traits des offenseurs. Les tours du World Trade Center sont un tel symbole. Le monde musulman reproche à l'Occident son matérialisme et son orgueil. Se prétendre "centre", "du monde" et "du commerce" et vouloir, en plus, gratter le ciel, c'est-à-dire se moquer de Dieu, est le comble de l'arrogance blasphématoire. Cela mérite une leçon.


La tendance humaine à la compassion et à la solidarité a besoin d'un objet concret et individualisé. C'est pourquoi ceux dont la politique implique une mobilisation des haines font tout pour remplacer cet objet par une cible générale, aux traits indifférenciés et caricaturaux. Celui qui était concret avec des caractéristiques uniques devient abstrait: un schéma dépourvu de tout ce qui faisait de lui quelqu'un.


Bien que la situation soit très différente, il y a quelque chose d'analogue dans les cas de viol ou d'abus sexuel. Ceux qui contraignent perdent de vue qu'il s'agit de quelqu'un. Obsédés par leur pression interne, incapables de transformer leur frustration en quelque chose de constructif, ils font de leur victime un jouet ou un instrument pour leur plaisir. Une chose.


Dans tous ces cas, la victime est niée en tant qu'être humain réel ayant une identité, un potentiel de souffrance, des droits dont il faudrait tenir compte. Rien de tout cela n'est respecté.


Cibler la violence


Or, la seule façon de donner un débouché à l'accumulation de violence latente en respectant l'autre est de passer à une utilisation différente de la force destructrice, celle que traduit l'expression se faire violence. Qu'on ne s'y trompe pas, la non-violence qu'a prônée Gandhi ne consiste pas à renoncer à la violence, mais à faire preuve de finesse dans son usage inévitable, à la canaliser vers des débouchés constructifs: il s'agit de mettre l'énergie de la violence brute au service de buts utiles à autrui, ou à soi-même. En effet, quand on est agressé, la réaction qui s'amorce spontanément consiste bien souvent à rendre à l'agresseur la monnaie de sa pièce, c'est-à-dire à répondre par une violence comparable ou supérieure. Si l'on est conscient qu'une telle réaction ne résout rien, mais risque d'entraîner dans le cercle vicieux de la vendetta ou d'une escalade dangereuse, il n'y a pas d'autre choix que de mettre un barrage au mouvement naturel, de manière à dévier l'énergie vers une orientation constructive. Pour cela, il faut faire violence au mouvement instinctif sans violenter notre personne. La non-violence bien comprise consiste donc à ne pas diriger notre violence naturelle sur autrui, mais à ne pas la retourner non plus contre nous-mêmes. Il s'agit de bien la cibler, en l'orientant, en nous, vers les mouvements destruc-teurs qui s'amorcent spontanément, tout en respectant l'ensemble de notre personnalité. C'est un art délicat, car il faut respecter le "sauvage-en-nous" qui veut réagir, il faut donc accepter son mouvement affectif comme normal, et en même temps le contraindre à ne pas passer à l'acte: le faire céder en lui imposant une force plus grande que la sienne.


Y a-t-il une chance quelconque qu'une humanité non-violente voie le jour? Bien cibler la violence est ce que Janet appelait une opération psychologiquement coûteuse. (5) Pour prévenir la réapparition récurrente de la violence, il faudrait que dans tous les réseaux de relations (famille, école, Églises, armée, milieux professionnels, quartiers et villages, cercles dirigeants des entreprises et de l'État...) on prenne conscience du fait que toute humiliation, tout rejet de l'autre dans le néant créent dans le psychisme de la victime une accumulation de dynamite prête à exploser. Par ailleurs, les modèles de violence que présente sans cesse la télévision, associés aux messages d'une publicité qui font du plaisir sensoriel ou vaniteux la seule valeur qui compte, ont pour effet de dévaloriser l'idée de retenue et d'autodiscipline qui seule peut aider l'individu à bien cibler sa violence. On ne sortira pas des cercles vicieux de la violence actuelle sans une modification radicale des bases mêmes sur lesquelles s'est organisée une société qui idolâtre l'argent, le pouvoir, la jouissance et la perfection physique et qui, par ses modèles inaccessibles, propage les sentiments d'infériorité. Est-ce à dire que la mutation souhaitable ne se produira jamais? Il existe dans le monde des microsociétés violentes et des microsociétés non violentes. Une société non violente est possible. Mais sa mise en place demande des prises de conscience contre lesquelles nos contemporains résistent manifestement avec vigueur.


____________
1.Nathan Ausubel, A Pictorial History of the Jewish People (New York: Crown Publishers, 1957), pp. 101-102.

2. Il va sans dire qu'on ne saurait ramener le conflit israélo-palestinien, aux facettes multiples et enchevêtrées, à ce simple schéma psychologique. Si l'impossibilité de faire payer aux Chrétiens leur attitude multiséculaire envers les Juifs, avec déplacement de l'objet de la violence, est l'un des facteurs en jeu, ce n'est qu'un élément dans un écheveau d'une extrême complexité.

3. Encore une fois, il serait simpliste de ramener à cette seule motivation l'événement du 11 septembre. Toute décision est surdéterminée, disait Freud, c'est-à-dire qu'elle résulte d'une convergence de mobiles divers, dont beaucoup sont inconscients. Cela dit, il serait erroné, sous prétexte qu'il ne s'agit que d'un facteur parmi d'autres, d'en minimiser l'importance. L'humiliation crée toujours chez l'humilié un potentiel très dangereux.

4. Charles Baudouin, De l'instinct à l'esprit (Paris: Desclée de Brouwer, 1950), ch. XIII; Y a-t-il une science de l'âme? (Paris: Fayard, 1957), pp. 81-85.

5. Janet, dans ses études sur la psychasthénie, a souligné le rapport existant entre usage pertinent de la volonté et quantités d'énergie nerveuse disponibles. Cibler la violence fait partie des actes qui relevaient, pour lui, de la richesse mentale, sans laquelle l'intéressé n'aura pas la force et la tension psychologiques nécessaires à un bon exercice de la fonction du réel.


(Article paru dans "La Vouivre", 2003)