Claude Piron

Réaction aux propositions d'Azouz Begag


Je pense que dans les quartiers pauvres, où il y a des collèges en difficulté, (il faudrait) injecter massivement pendant deux ans l'apprentissage du chinois", a déclaré Azouz Begag (ministre délégué à la Promotion de l'égalité des chances), au cours d'une interview réalisée dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale et diffusée en direct sur France 3 le 15.11.2005
"Dans les cinq ans à venir, le chinois va être un outil indispensable pour réussir professionnellement, a ajouté le ministre. Si on met le paquet sur le chinois, et que des jeunes qui ont 15 ans aujourd'hui se retrouvent à l'âge de 25 ans avec une parfaite maîtrise du chinois, il n'auront aucun problème pour trouver du boulot".


Rien d'étonnant à ce que tant de choses aillent mal, si ceux qui ont la responsabilité du bien-être des populations sont à ce point détachés des réalités.


En psychopathologie on appelle "psychose" une déconnection aussi grave d'avec la vie réelle. Azouz Begag est en plein dans le "Yaka", comme s'il suffisait d'imaginer une chose pour qu'elle soit réalisable. On n'arrive déjà pas à amener les élèves à un bon niveau en anglais. Comment les y amènera-t-on avec le chinois, qui pose des problèmes autrement plus sérieux?


C'est vrai qu'à première vue, ce pourrait être une langue idéale : pas d'irrégularité, pas de conjugaison, pas de déclinaison, pas d'exception (sauf une), monèmes invariables se combinant à l'infini... Ce serait une langue aussi rapide d'accès et aussi agréable à manier que l'espéranto s'il n'y avait deux écueils majeurs: la prononciation et l'écriture.


1. Prononciation. Le chinois comprend toute une série de sons qui n'existent ni en français ni en arabe et qu'il n'est pas facile de reproduire après la première enfance. En plus, il y a les tons. Le sens d'un mot prononcé dépend de la hauteur, de la vitesse et de la ligne mélodique. Si vous prononcez "mai" en commençant assez bas et en remontant relativement lentement vers le haut, cela veut dire "acheter". Si vous prononcez "mai" en descendant très vite d'une note haute, un peu comme quand on donne un ordre ("Viens!"), cela veut dire "vendre" ("maimai" veut dire "commerce"). Il faut du temps pour arriver à prononcer les tons correctement, plus encore pour mémoriser à quel ton correspond quelle signification, et plus encore pour être capable de reconnaître les tons dans une phrase. Ensuite, il y a le fait que le chinois dispose de peu de syllabes, et que celles qui existent sont peu différenciées. Résultat pratique : il y a énormément d'homonymes. (La syllabe "li" a 41 significations, la syllabe "shi" 49). Comme il y a beaucoup d'homonymes, que les éléments significatifs sont courts (une syllabe = un monème) et que ces syllabes sont peu différenciées, il faut énormément d'exercice pour arriver à comprendre le chinois parlé.


Dans les autres langues, le cerveau a le temps de se préparer. Si, dans un contexte de politique internationale, je dis "Assem", votre cerveau se repose déjà pendant que je continue le mot en disant "blée"; puis, quand je fais suivre ce mot de "géné", il se repose de nouveau pendant que je prononce "rale". Si je poursuis par "de l'Organi" : il se détend tout à fait. Quand j'ajouterai "sation", ces deux syllabes ne serviront pas à la compréhension, mais à confirmer que vous aviez deviné juste. Il suffit alors que je dise "des Na" pour que vous sachiez, sans plus d'effort d'attention, que je parle de "l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies". Le rythme de nos langues permet une compréhension par alternance de temps forts et de temps faibles. En chinois, on n'a pas cette chance: chaque syllabe compte. "Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies" se dit "Lianheguo dahui": cinq syllabes seulement, qui passent à une vitesse telle qu'on n'a pas le temps de les attraper. S'habituer à ce système demande des mois, si tant est qu'on y arrive jamais. Il faut faire du chinois à temps plein pour que l'oreille et le cerveau s'habituent.


2. Écriture. Ce n'est pas non plus un petit morceau. La main doit s'habituer à des mouvements très différents de ceux qu'on fait avec un système linéaire comme celui de notre alphabet. Le rapport entre son et tracé est limité à une vague indication et dans 10% des cas (monèmes syllabiques) il n'existe tout simplement pas. L'effort de mémoire est donc énorme. J'ai écrit le chinois assez couramment quand j'étais jeune et que je travaillais en Asie orientale. Mais une interruption de quelques années a suffi pour que je sois incapable d'écrire quoi que ce soit sans regarder presque chaque syllabe dans un dictionnaire. Un Chinois qui reste un mois sans écrire commence à avoir des doutes sur le tracé de plusieurs caractères, qu'en sera-t-il alors d'un jeune des banlieues?


Azouz Begag parle d' "injecter massivement pendant deux ans l'apprentissage du chinois". Au bout de deux ans, sauf si les jeunes n'étudient aucune autre branche, cet apprentissage n'aura servi à rien sur le plan pratique. Il aura fait connaître une culture différente, une façon très différente de s'exprimer, même de penser, et c'est très positif, mais s'ils ne continuent pas tout aussi massivement, ces deux années d'effort seront vaines. Quant à ceux qui trouveront du boulot parce qu'ils auront "à 25 ans une parfaite maîtrise du chinois", comme dit AB, ils auront dû y consacrer tous leurs loisirs, toutes leurs vacances, à moins, bien sûr, d'aller faire un séjour linguistique de plusieurs années en Chine (attention, s'ils vont à Taiwan, Hongkong ou Singapour, ils devront apprendre une autre "orthographe") ou d'être adoptés par une famille chinoise parlant la langue de Pékin (elles sont peu nombreuses, les Chinois qui travaillent dans la restauration et autres domaines de ce genre parlent en général cantonais, foukienois, hakka ou quelque autre dialecte incompréhensible si on a appris la langue officielle, la seule qui puisse aider à trouver du travail).


Parler de "parfaite maîtrise" est se fiche du monde. Je n'ose pas faire le calcul du nombre d'heures que j'ai passées à travailler le chinois et en chinois, mais je suis très loin d'en avoir une "parfaite maîtrise". L'ignorance, en haut lieu, de ce qu'est une langue est ahurissante.


Le discours du ministre sur le chinois est aussi déconnecté de la réalité que le conseil qu'il donne aux jeunes: "Allez à Johannesbourg, à Rio..." Comment diable les jeunes chômeurs maghrébins vont-ils pouvoir se payer ces magnifiques voyages? Nul doute qu'ils aimeraient, et qu'ils en reviendraient culturellement enrichis. Mais qui va les leur payer? Comme moyen de bien enfoncer dans le coeur des jeunes le sentiment de leur impuissance, de leur frustration, de leur enfermement, et d'attiser leur jalousie et donc leur agressivité envers les possédants, on ne peut guère faire mieux. A se demander si à la psychose schizophrénique, teintée de paranoïa, que trahissent les propos du ministre ne s'ajoute pas une pointe de sadisme. Ou de sado-masochisme.


Claude Piron


P.S. La psychose -- déconnection d'avec le monde réel -- du gouvernement français fait penser à la même psychopathologie facile à diagnostiquer chez Bush et son équipe (mais cela n'a rien d'anormal: Staline, Mao, Amin Dada et bien d'autres ont présenté les mêmes symptômes).