Claude Piron

L'espéranto est une parfaite idiotie


Extrait d'une discussion sur le blog de Mme Wallström, vice-présidente de la Commission européenne

(23 janvier 2007)


VA a écrit: "Les gens considèrent ces élucubrations sur l'espéranto comme de la pure idiotie. Et, de fait, ce n'est que cela."


Les gens? Vraiment? Qui donc? Des masochistes, sans aucun doute. Au moins deux fois par an je me trouve dans des groupes internationaux de personnes qui ont appris l'anglais (et la plupart l'utilisent souvent, elles ont donc pas mal de pratique) et qui ont aussi appris l'espéranto. Il n'arrive jamais qu'un membre du groupe propose que nous discutions en anglais, alors que nous pourrions. Pourquoi? Parce que nous ne sommes pas masochistes. Nous savons que le niveau de l'échange serait bien inférieur. En outre, en anglais, les anglophones bénéficieraient d'un avantage, et bon nombre d'entre eux ne se sentent pas à l'aise dans cette situation - il n'est pas toujours agréable de se sentir supérieur quand on a l'esprit démocratique - et comme les non-anglophones seraient désavantagés, nous préférons tous l'autre système, où nous pouvons discuter sur un pied d'égalité.


Cela dit, la principale raison qui nous amène à choisir l'espéranto est que c'est une langue dans laquelle la pensée se formule bien plus facilement qu'en anglais ou que dans toute autre langue étrangère. Et de façon plus créative. L'espéranto suit mieux que toute autre langue les tendances spontanées du cerveau. De ce fait, on s'y sent à l'aise. Bien que je n'aie pas consacré plus de six mois à son acquisition, je m'y sens chez moi comme je ne me suis jamais senti en anglais, langue à laquelle j'ai consacré un tel nombre d'heures, pendant tant d'années, que je préfère m'abstenir de les calculer, ce serait trop déprimant.


Je suis prêt à accepter le jugement de VA et à me voir comme un parfait idiot. Mais je suis un idiot heureux. En anglais,


- il faut que je me torde la bouche pour émettre des sons qui n'existent pas dans la majorité des langues parlées sur notre planète ;
- je ne suis jamais sûr de la syllabe sur laquelle tombe l'accent ;
- je commence à parler et tout à coup je me rends compte que je ne me souviens plus si le passé de to cost est costed ou autre chose, si indict rime avec derelict ou représente un piège de plus de l'orthographe anglaise ;
- et j'enrage quand je prends conscience qu'après tant et tant d'années de pratique je ne comprends pas tout ce qui est écrit dans un blog qui devrait normalement utiliser le langage courant, le langage de la conversation (il a fallu que je cherche dans le dictionnaire le mot musings, traduit ci-dessus par "élucubrations", qu'a employé VA dans la phrase à laquelle je suis en train de répondre).


C'est pourquoi je ne recours à l'anglais que quand je ne peux pas faire autrement, et j'en veux à la société d'organiser la vie de façon aussi absurde. La macrosociété me force à me débattre dans une langue que je ne maîtrise pas complètement au lieu de, tout simplement, m'exprimer avec la même aisance que quand je parle français. La microsociété espérantophone, elle, m'accepte comme je suis: un être humain doté d'un cerveau programmé pour la communication aisée. Toutes les complications qui empêchent la majorité des gens d'atteindre en anglais un niveau d'excellence n'ont aucune utilité pour la communication, ce ne sont que les caprices des ancêtres des Britanniques. Quelle différence avec l'espéranto! Ici je peux formuler les mêmes idées avec bien plus d'expressivité, bien plus d'humour, sans voir le flux de mon discours interrompu par les incohérences qui me font trébucher quand j'essaie de parler anglais.


Cela ne me gêne pas d'être un parfait idiot. Quand je vois tous ces gens intelligents qui, dans les couloirs du Parlement européen ou dans un restaurant d'un pays exotique, se comportent comme des aphasiques, tentant de compenser le manque de langage par des gestes et de vagues vestiges mal prononcés d'une langue sur laquelle ils ont transpiré pendant des années, je suis drôlement content d'avoir ajouter à mes vains efforts de conquête de l'anglais la parfaite idiotie dont parle VA. Et j'éprouve beaucoup de compassion pour tous ces gens que les médias, l'élite intellectuelle et les autorités ne cessent de tromper, en répandant au sujet de l'anglais et de l'espéranto des idées fallacieuses, comme si briser le tabou dont ce dernier fait l'objet était terriblement dangereux. Dangereux pour qui? Je me le demande.