Claude Piron

Combien de mots en espéranto ?


"Combien de mots en espéranto ?" demandait Courouve le 6 octobre. Si on se limite aux racines, l’espéranto a plus de mots que le latin du temps de Cicéron. Mais cette réponse est trompeuse. Les racines ne sont que le matériau de base d’un vocabulaire qui est, en fait, infini. En effet, aucune restriction ne limite le nombre de combinaisons possibles. Une bonne façon d’illustrer ce trait de la langue est de considérer des mots qui forment naturellement des séries. Les séries sont infinies en espéranto.


En français on peut dire "dizaine", "douzaine", "quinzaine","vingtaine", "centaine", etc., mais la série est limitée aux mots admis. En espéranto, on forme ses mots soi-mêmes à partir des éléments de base. On peut donc dire "septaine" (sepo), "treizaine" (dektrio), "seizaine" (dekseso), "quatrevingtaine" (okdeko") etc. La série ne comporte aucune lacune.


Dans notre langue, les prairies peuvent "verdoyer" et les feux "rougeoyer", mais il n’y a rien pour les autres couleurs. En espéranto, un brouillard peut "grisoyer" (grizi), une mer "bleu-oyer" (blui), etc. Le mot russe tchernet’, qui veut dire "se détacher en noir", "apparaître noir", "donner une impression de noirceur" se traduit de façon littérale en espéranto : nigri, alors que toutes les traductions françaises tournent autour du pot.


En français, on a "compatriote", "coreligionnaire", "co-équipier" (espéranto : samlandano, samreligiano, samskipano) mais rien pour "personne de la même langue" (samlingvano), "personne de la même vallée" (samvalano), "membre du même parti" (sampartiano), "partisan de la même idée" (samideano), "habitant de la même ville" (samurbano), "habitant de la même lune" (samlunano). Le droit d’insérer n’importe quelle racine dans la structure sam---ano, qui n’est qu’un cas particulier du droit de combiner entre eux les éléments, favorise la concision tout en stimulant l’imagination créatrice.


Le français a "musique" et "musical", mais pas de verbe pour ce concept ; par contre, s’il a un verbe - "chanter" - pour la notion de "chant", ici c’est l’adjectif qui manque. L’espéranto ignore par définition ce genre de lacune. Il a muziko "musique", muzika "musical", muzike "musicalement", muziki "jouer de la musique", "faire de la musique" ; kanto "chant", kanti "chanter", kante "de façon chantante", "avec des sonorités de chant", kanta "qui évoque le chant", "qui est de l’ordre du chant", "qui a la qualité du chant" (équivalent, par rapport au chant, de ce que "musical" est par rapport à la musique). Dans une chanson qui a eu son moment de popularité dans le monde de l’espéranto on trouve la phrase : Dum la du violonistoj violone violonis... "tandis que les deux violonistes violonaient violoniquement...". Elle est intraduisible en français correct.


La combinatoire illimitée est le trait de génie qui fait de l’espéranto une langue riche et expressive sans imposer à la mémoire les efforts fastidieux qu’exige l’acquisition du lexique d’une autre langue. De même que vous pouvez qualifier un bavard de parolema, un gourmand de manĝema et une personne serviable de helpema, de même vous pouvez dire que telle ou telle personne est kisema si elle embrasse pour un oui ou pour un non, fotema si elle a tout le temps l’appareil de photo à la main, poŝtelefonema si elle fait un usage immodéré de son téléphone portable, etc. etc.


Un vocabulaire infini, parce que le droit de combiner entre eux les éléments ne subit aucune restriction, est un atout considérable. C’est à cette totale liberté que l’espéranto doit de se prêter aussi bien à la précision scientifique et juridique qu’à la finesse psychologique, à l’usage poétique... et à l’insulte savoureuse.


<< La signification des mots est donnée par les dictionnaires, et je conçois que l’on puisse établir une sorte de dictionnaire d’espéranto ; mais le sens des mots s’éclaire par le contexte, par des exemples tirés d’oeuvres littéraires, juridiques ou politiques, et là, du côté espéranto, il ne doit pas y avoir grand-chose. On pense en français, en anglais, en russe, etc. Qui a jamais pensé en espéranto ?? >>


Bien sûr, que le sens des mots se précise par le contexte. C’est le cas du lexique de l’espéranto, comme de toutes les langues. Le Plena Ilustrita Vortaro, qui est à l’espéranto ce que le Petit Robert est au français (mais il n’a que 1257 pages), ne se borne pas à définir les mots, il donne de nombreux exemples tirés des meilleurs auteurs, ce qui permet vraiment de comprendre le sens du mot. Il faut dire que l’espéranto étant la langue du monde qui a le substrat (comme disent les linguistes) le plus international, il n’y a que l’interaction entre les locuteurs, ainsi que l’usage des principaux écrivains, qui fixent le sens des vocables, lequel peut très bien s’écarter de l’étymologie. Voir à ce sujet mon article "Evolution is proof of life", accessible par http://claudepiron.free.fr, article qui malheureusement n’existe qu’en anglais et en allemand.


"Qui pense en espéranto ?" demandez-vous. Personnellement, je pense dans cette langue depuis l’âge de 11 ans. Dès 14 ans j’ai écrit mes premiers poèmes en espéranto, et quand j’ai voulu en traduire en français, je me suis rendu compte que j’avais utilisé bien des mots totalement intraduisibles dans ma langue maternelle (si ce n’est par de longues périphrases qui faisaient perdre tout l’impact de la concision et aplatissaient l’atmosphère poétique des expressions). Je ne prétends pas que ces poèmes aient la moindre valeur, je ne suis pas à même de juger, mais le fait est que l’éditeur viennois de mon unique recueil publié vient d’investir dans une deuxième édition, ce qui indique qu’il y a des gens qui l’achètent. Bon, je vous concède que les bizarres et les masochistes sont légion, mais tout de même, cet homme m’a confié un jour qu’un recueil de poèmes en espéranto (dans cette langue, cela s’appelle poemaro) avait en général un tirage supérieur à un ouvrage comparable en français.


Ce qui m’a frappé quand j’étais adolescent, c’est que je me suis rendu compte que je rêvais plus souvent en espéranto qu’en français. Et quand l’idée m’a pris, vers 14-15 ans, de tenir un journal, c’est spontanément en espéranto que je l’ai fait. Il m’a toujours été plus facile d’exprimer mon affectivité, mes émotions, mes sentiments en espéranto que dans ma langue maternelle. J’aime le français, mais je le ressens souvent comme un corset.


Quoi qu’il en soit, votre commentaire montre que vous n’avez pas une idée très exacte de ce qu’est la langue de Zamenhof. C’est tout à fait normal, puisque les médias n’en parlent pratiquement jamais objectivement, l’école non plus, de sorte que le citoyen qui n’est pas mis par hasard en contact avec le milieu espérantophone n’a aucune source d’où il pourrait tirer l’information. Le plus ahurissant, c’est que la majorité des linguistes, eux aussi, ignorent tout de cette langue. Voir (oh là là, je vais me faire détester pour faire trop de pub pour mes textes) mon interview "Idées inexactes répandues parmi les linguistes au sujet de l’espéranto" affichée au site dont j’ai donné l’adresse ci-dessus.