Claude Piron

Dieu et l'espéranto


(Réaction à un article paru dans La Croix)


“Dieu ne parle plus français”, remarquez-vous dans le n° 2915. Il est probable que Dieu aime toutes les langues et se réjouit de leur diversité, qui est comme un reflet de sa propre richesse. Mais je ne serais pas surpris s'il en aimait une d'un amour de prédilection : l'espéranto. Toute personne imprégnée de l'esprit des béatitudes et qui en étudie la nature et l'histoire en toute objectivité en sera convaincu. L'espéranto est né de la souffrance d'un enfant, polyglotte et surdoué, traumatisé par les conflits ethniques entre les quatre peuples (quatre langues, quatre religions, quatre alphabets) qui s'affrontaient dans sa ville natale, Bialystok. Son but était de permettre aux hommes de communiquer dans le respect mutuel des cultures, sans supérieur ni inférieur, sans obliger l'interlocuteur à bafouiller dans une langue mal maîtrisée. Il n'a pas donné de nom à sa langue, mais le public l'a désignée par le pseudonyme qu'il s'était choisi, et qui évoque l'une des trois vertus cardinales : l'espérance.


Aucun éditeur n'ayant voulu prendre le risque d'investir dans la diffusion de la petite brochure où ce jeune homme exposait son projet, il l'a publiée à son compte, mais, miracle !, malgré l'absence d'un réseau de librairies, elle s'est diffusée dans le monde entier. Quinze ans après sa parution, des gens savaient l'espéranto en Mongolie, en Islande, au Brésil, à Madagascar, en Chine et dans une cinquantaine d'autres pays. En l'utilisant, ils lui ont donné vie. Attaquée de partout, aussi bien par les politiciens que les intellectuels, mais toujours de mauvaise foi (aucune critique ne se fonde sur l'analyse de la langue, sur l'observation de son usage effectif ou sur l'étude de sa littérature), elle a été déclarée mort-née par les esprits forts, mais n'a jamais cessé de manifester une remarquable vitalité et de se propager, très lentement, mais sûrement. Dieu a l'éternité devant lui. Elle a tissé sur toute la planète des réseaux d'amitié et de solidarité qui transcendent les barrières linguistiques et qui n'ont pas d'équivalent ailleurs en milieu international.


Ses usagers ne se recrutent pas parmi la haute finance et les politiciens de haut vol, mais chez des gens tout simples, pour qui il est important de rencontrer l'Autre, quelle que soit sa culture, et qui ne se contentent pas d'un baragouin superficiel, mais veulent pouvoir discuter en profondeur, avec toutes les nuances souhaitables.


Comme cela n'intéresse pas les médias, on en parle peu.


Les puissants en ont toujours eu peur, car elle détruit le cloisonnement de l'information, et ses usagers ont souvent fait l'objet de persécutions.


Linguistiquement, elle est à la fois d'une très grande rigueur et d'une très grande liberté, mais aussi d'une richesse inouïe. A cause de sa régularité parfaite, elle est à la portée de tout être humain, même de ceux qui ne sont pas doués pour les langues ou n'ont pas de temps à consacrer à leur étude. Elle présente des traits curieux. En espéranto,  "dia logo"  veut dire « attraction divine », mais fait jeu de mots avec "dialogo", «dialogue» ; "amen" veut dire «vers l'amour» (formé de am-, «aimer», «amour», et de -en, terminaison indiquant la direction, un peu comme -wards en anglais) et quand Jésus dit qu'il est «le chemin, la vérité, la vie», cela donne en espéranto "la vojo, la vero, la vivo", formule qui, par l'allitération et le rythme (accent tonique sur l'avant-dernière syllabe de chaque mot), a une force beaucoup plus grande que ses autres versions, de l'original araméen ou hébreu à nos langues modernes en passant par le grec et le latin.


Apprendre l'espéranto, c'est dire à l'étranger : «Je ne veux pas te forcer à apprendre ma langue, tu te sentirais comme un droitier forcé d'utiliser sa main gauche. Je ne veux pas non plus massacrer la tienne, et être inhibé par mon manque de maîtrise dans ma facilité d'expression. D'autre part, il n'y aurait aucun sens à ce que nous nous fatiguions l'un et l'autre à mémoriser toutes les irrégularités de la langue d'un peuple tiers - anglais par exemple - sous prétexte que c'est celui qui est, aujourd'hui, le plus puissant ou qu'il s'agit de la langue à la mode. Faisons un pas l'un vers l'autre, dans le respect de chacun, et adhérons à cette même convention linguistique, libre de toute connotation politique, économique, commerciale, nationale ou ethnique. Une expérience de plus d'un siècle prouve que cela marche très bien.»


L'espéranto est une langue humble, méprisée par les snobs et les superficiels, mais qui plaît aux petits, aux obscurs, aux sans-grade. Oui, je crois que dans le coeur de Dieu, elle jouit d'une place privilégiée.