Claude Piron

Agaçants, ces défenseurs de l'espéranto


C'est vrai qu'il y a quelque chose de ridicule dans ce débat. La situation étant ce qu'elle est, l'anglais est actuellement incontournable, et il n'y a aucun sens à être agressif envers les "méchants anglophones".


Cela dit, vu leur totale incompréhension de ce qu'ils exigent des autres comme allant de soi, sans contrepartie, cette réaction est naturelle. La justice exigerait que les États ou provinces de langue anglaise paient aux services de l'éducation de tout le reste du monde une contribution pour l'organisation de l'enseignement de l'anglais. Non seulement nous devons nous mettre dans le crâne cette langue pleine d'aberrations, non seulement nous passons, pour les mémoriser, plus d'un millier d'heures qu'eux consacrent à leur formation professionnelle ou à leur détente, mais en plus c'est nous qui finançons la corvée. Nous faisons une escalade longue, pénible et coûteuse pour rejoindre des gens qui nous attendent tranquillement au sommet où ils sont nés et qui nous jettent un regard supérieur quand, essoufflés, nous cherchons nos mots ou nous exprimons bizarrement.


À notre époque de rationalisation économique, utiliser une langue aussi peu "user friendly" et aussi peu "cost effective" que l'anglais est vraiment absurde, puisque l'espéranto existe et fonctionne dix fois mieux pour un investissement dix fois moindre en temps, effort et argent. Le refus de la société de regarder le problème en face et sa tendance à faire de l'à-plat-ventrisme face à l'anglais est irritant quand on a l'expérience des deux langues. C'est du masochisme (si ce point de vue vous intéresse, lisez l'article "Vraiment masos, ces terriens". D'où les réactions, agaçantes, des gens qui pratiquent l'espéranto. Elles sont souvent excessives, mais il faut les comprendre: ils ont une solution qui a fait ses preuves. Or, le monde continue à organiser l'enseignement et la communication comme si elle n'existait pas. Les choses se passent comme ceci:


– Papa, j'ai trouvé un trésor!
– Écoute, Jojo, ce n'est pas le moment de me distraire, je fais mes comptes, on n'y arrivera pas ce mois-ci.
– Mais justement, papa, avec ce trésor…
– J'ai pas le temps.
– Tu sais, papa, ce trésor, il est vraiment énorme…
– Tu m'énerves, tu vois bien que je suis occupé, fiche-moi la paix!
– Mais papa, avec ce que…
– Ça suffit, va jouer, je m'occupe de choses sérieuses, moi!


Étant donné que l'enfant a réellement trouvé le trésor qui pourrait débarrasser le père de ses soucis, sa grogne est naturelle, comme ses excès quand il en parlera autour de lui. L'attitude du père est compréhensible et mérite notre indulgence, mais celle de l'enfant ne l'est pas moins. L'espéranto est un trésor qui mérite au moins un coup d'œil. Pourquoi tous les politiciens, tous les grands pontes de l'enseignement et de la vie économique, presque tous les médias refusent-ils d'aller y voir ? Et pourquoi se fait-on mal voir quand on essaie de faire connaître le trésor? En nos temps de rationalité économique, c'est aberrant. Vraiment masos, ces terriens!