Lettre à Le Monde
Monsieur Thomas Ferenczi
Médiateur
« Le Monde »
Monsieur,
J'ai reçu hier une circulaire de votre service clients m'invitant à m'abonner à votre Sélection hebdomadaire. Cet appel tombe mal en ce qui me concerne, car il m'arrive peu de temps après le 8 août, jour où le manque de rigueur d'un de vos journalistes m'a profondément dégoûté. Quelques semaines auparavant, déjà, lisant un article sur le château de Coppet, j'avais tiqué. J'habite à côté et connais bien la situation. Cette présentation qui, dès le titre, induisait le lecteur en erreur se fondait visiblement sur une source unique, sans corroboration.
Un journal sérieux se fonde sur des sources sérieuses. Ayant obtenu une information, il ne la publie qu'après vérification. Voudriez-vous avoir l'obligeance de me dire à quelles sources M. Richard Benguigui a puisé les «informations» qu'il publie dans son article sur l'espéranto (8 août, rubrique «Société»)?
Le fait est que le lecteur est trompé dès la quatrième ligne de l'article. En disant «leur congrès» au singulier, M. Benguigui laisse entendre qu'il n'y a qu'un congrès par an, alors qu'ils se comptent par dizaines. Et pourquoi dire «les adeptes», terme à connotation religieuse ou sectaire, alors qu'il serait si simple, et plus conforme à la réputation d'objectivité du Monde, d'employer le terme propre «les usagers»! Quant à qualifier de «plutôt rares» les occasions de parler espéranto, c'est émettre une affirmation diamétrale-ment opposée à la réalité: «Depuis 1985, il ne s'est pas passé un seul jour sans que l'espéranto n'ait été, quelque part dans le monde, la langue d'un congrès, d'une rencontre ou d'une session internationale» (Centre canadien des droits linguistiques, «Une solution à étudier: l'espéranto», Vers un agenda linguistique: regard futuriste sur les Nations Unies, Ottawa, Faculté de Droit, 1995, Colloque des 25-27 mai 1995, pp. 638. Un choix des manifestations qui se tiennent en espéranto paraît chaque mois dans Eventoj; informations: eventoj@hungary.net, liste sans doute accessible aussi par http://www.esperanto.net). D'ailleurs, on ne parle pas espéranto que dans les activités collectives; c'est surtout à l'occasion de rencontres individuelles, lors de voyages, que cette langue est utilisée.
M. Benguigui n'est pas plus près de la vérité quand il parle d'une «traditionnelle assemblée générale», qui n'existe pas. Trompé sans doute par le mot «Congrès» - le terme «Festival» rendrait mieux compte d'une manifestation aussi diversifiée - votre collaborateur n'a pu sortir cette information, logique, mais inexacte, que de son imagination. Incidem-ment, le terme «militants», qu'il utilise juste avant, en dit plus sur ses opinions subjectives que sur la réalité. Si je me rends à un festival mondial dont la langue est l'anglais, suis-je militant de l'anglophonie? Sa terminologie est sournoisement tendancieuse, propre à empêcher le lecteur de se faire une idée correcte de ce dont il s'agit.
La dernière phrase de l'article démontre de façon flagrante que M. Benguigui a puisé son information à des sources bien étranges dont, à rencontre de toute déontologie journalistique, il a omis de vérifier la valeur. Parler d'un «mouvement porté avant-guerre par les cheminots», c'est se tromper dans la chronologie et attribuer un rôle disproportionné à un secteur professionnel certes sympathique à l'espéranto, mais certainement pas porteur du «mouvement». Et prétendre que ce mouvement est «en perte de vitesse» est une énormité. Sur quelles statistiques, quelle enquête, quel étude historique votre collaborateur s'appuie-t-il? Je vous saurais gré de me communiquer les références de la source consultée, ne serait-ce que pour lui enjoindre de respecter la vérité à l'avenir. Je sais de quoi je parle (voir p.ex. mon étude «Who are the speakers of Espéranto?» in Klaus Schubert, réd., Interlinguistics, Berlin - New York: Mouton de Gruyter, 1989, pp. 157-172). Il me semble que j'ai aussi droit à connaître la source selon laquelle «le public des congrès est chaque année un peu plus vieillissant». Dire cela, c'est mentir.
Peut-être feriez-vous bien de consulter votre service juridique. Les affirmations relevées ci-dessus ressortissent probablement à la diffamation. Une personne qui, comme moi, est bien connue dans les milieux qu'elle fréquente comme usager de l'espéranto se trouve affectée de connotations qui donnent une image fausse, péjorative, d'une partie importante de son identité. Il n'y a pas de mot, en français, pour désigner, par rapport à une langue, l'attitude supérieure, injuste et dénigrante qu'est le racisme par rapport à la race, mais c'est bien de cela qu'il s'agit. J'ai publié en espéranto une demi-douzaine de romans et d'autres ouvrages, bien accueillis par la critique et par le public (deux de mes livres en sont à leur deuxième édition). L'article de M. Benguigui détourne le lecteur de l'espéranto, dont il donne gratuitement une image sectaire, non sérieuse, décadente; par le fait même, il diminue mon lectorat potentiel sans pouvoir justifier son attitude par une seule information résistant à l'épreuve du réel.
Ayant été amené, pour des raisons professionnelles, à parcourir le monde, j'ai pu mesurer par l'expérience à quel point le choix de l'espéranto, qui ne comporte aucun inconvénient, est un choix raisonnable. Un peu d'enquête objective et de réflexion montre qu'il est nettement plus raisonnable que le choix des États, qui engouffrent dans les services linguistiques des milliards prélevés chez les contribuables pour une communication discriminatoire, de bien piètre qualité, et de la société en général, qui s'inféode à l'anglais et provoque dans le monde entier une grave déculturation sans remédier le moins du monde aux situations inconfortables ou douloureuses, si fréquentes de nos jours, des handicapés linguistiques (qui peuvent avoir deux doctorats et un QI de 180). Traiter de ce choix raisonnable avec dérision, comme s'il s'agissait d'une idée dépassée, en ne justifiant ce ton que par des affirmations dont aucune ne résiste à la vérification, n'est-ce pas diffamer ceux qui l'ont opéré? (Le fait que la population espérantophone compte au moins cinq Prix Nobel devrait mettre la puce à l'oreille de quiconque regarde de haut la langue de Zamenhof).
Vous pouvez donc, en ce qui me concerne, garder vos appels à l'abonnement. Mais permettez-moi une remarque amicale. Le Monde prend un sacré risque, à terme, s'il ne rectifie pas le tir. Chaque lecteur a son domaine de compétence: il sait, lui, où se situe l'information honnête, il sait dépister les connotations tendancieuses qui témoignent d'un mépris de l'objectivité. Comment pourrait-il faire confiance à un journal si, quand il s'agit d'un domaine qu'il connaît, il se trouve devant des textes gravement fallacieux? Il sera porté à diffuser son verdict, preuves documentaires à l'appui, parmi ses collègues et connaissances.
Veuillez excuser la longueur de cette lettre. Ce n'est pas ma faute si en si peu de petites colonnes votre collaborateur a réussi à placer tant de contre-vérités. Je compte sur vous pour me communiquer les références des sources d'où M. Benguigui a tiré son «information». Par ailleurs, j'attends que vous m'adressiez un exemplaire du numéro où vous aurez publié le rectificatif qu'exige l'honnêteté intellectuelle.
Veuillez agréer, Monsieur, avec l'assurance de ma déception, l'expression de ma nostalgie pour l'époque où Le Monde, sans être parfait, ne prenait pas ses lecteurs pour des ignares à qui l'on raconte n'importe quoi.
Claude Piron, auteur de l'étude Le défi des langues (Paris, L'Harmattan, 1994) (1) et de Espéranto: L'image et la réalité (Université de Paris-8, 1987)
1. Ce livre, qui fait autorité (voir la critique du Prof. Philippson dans Language in Society (1997, 26:1, pp. 143-147), pourrait servir d'ouvrage de référence pour les journalistes du Monde qui ont à traiter de communication internationale. Les données qui y sont présentées sont dans leur grande majorité assorties de la référence qui en permet la vérification.