Poésie et espéranto
Il est absurde de juger une langue en demandant à une personne rencontrée par hasard (fût-ce sur la Toile) de traduire un poème. Seul un poète est capable de le faire, et de très nombreux poèmes sont de toute façon intraduisibles. Ces dames ont sans doute fait de l'anglais pendant des années. Peuvent-elles fournir du jour au lendemain une version poétiquement acceptable de ce texte? Il existe une traduction des Fleurs du Mal en espéranto. Si je ne me trompe, c'est dans ce recueil qu'a paru le poème en question. Il faudrait consulter cette traduction. Elle est peut-être excellente. Mais elle est peut-être médiocre. Tout dépend, non des caractéristiques de la langue, mais du talent du traducteur.
J'ai sous la main la traduction de L'albatros de Baudelaire en anglais et en espéranto. La traduction en espéranto est beaucoup plus proche de l'original, ne fût-ce que parce que la version anglaise change complètement le rythme (sans compter qu'elle traduit "souvent" par "sometimes", qui veut dire "parfois", ce qui n'est pas la même chose):
Souvent pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
(Baudelaire)
Sometimes for sport the men of loafing crews
Snare the great albatrosses of the deep,
The indolent companions of their cruise
As through the bitter vastitudes they sweep.
(Traduction de Roy Campbell)
Multfoje por amuzo ŝipanoj kapt-akiras
Albatrojn, ĉi grandegajn ventbirdojn de la mar',
Kiuj, indiferentaj vojaĝkunuloj, iras
Post ŝip' glitanta super amara abismar'.
(Traduction de Kalman Kalocsay)
Autre exemple, le poème de William Blake qui commence par "Tiger, tiger, burning bright...". La traduction française de Félix Rose est "Tigre, tigre, flamboyant d'ardeur…" Cette traduction est bien inférieure à la version de William Auld en espéranto: "Tigro, tigro, brile brula…", qui respecte la concision, le rythme et l'allitération.
Ces dames arriveraient-elles à traduire en français, en rendant son atmosphère poétique, le vers de la poétesse espérantophone tchèque Eli Urbanovà: "La dolĉe lula belo betula"? La traduction littérale "La beauté doucement berceuse du bouleau" perd tout l'impact poétique, faute de respecter le rythme et les allitérations. Pourraient-elles traduire les vers du Letton Kurzens:
"Ankoraŭ devas nigri vera nokto
ankoraŭ devas fajri vera tago
ne povas ja de grizo ĉio pleni"?
Personnellement, bien que de langue maternelle française et ancien traducteur professionnel, je ne vois pas comment rendre ces vers. Le français a "verdoyer" et "rougeoyer", mais pas de mot qui corresponde à l'espéranto "nigri". Rien que la modification de la place des mots, obligatoire pour rendre ces phrases en français normal, fait perdre tout l'impact poétique:
"Une vraie nuit doit encore "nigroyer"
un vrai jour doit encore éclairer comme un feu
tout ne peut n'être que grisaille".
Comment transposer cela en langage poétique, avec la force que donnent à l'original et la place des mots et la liberté lexicale due au système de terminaisons (qui permet ici d'employer les concepts "noir", "feu" et "plein" comme verbes à l'infinitif)?
Autre exemple: la formule confucéenne qu'on traduit en français par "Que les pères jouent leur rôle de pères et les fils leur rôle de fils" ou "Que les pères agissent en pères et les fils en fils". Elle est beaucoup moins exacte, par rapport aux quatre mots de l'original chinois, que la traduction en espéranto "Patro patru, filu fil' " , où l'aspect lapidaire et poétique de la formule chinoise se trouve totalement respecté, de même que le sens de la phrase, beaucoup plus large que les sens restreints que présentent les traductions françaises.
Je termine par un exemple de traduction poétique de l'allemand, un poème de Heine:
Ein Fichtenbaum steht einsam
Im Norden auf kahler Höh'.
Ihn schläfert; mit weisser Decke
Umhüllen ihn Eis und Schnee.
Er träumt von einer Palme,
Die, fern im Morgenland,
Einsam und schweigend trauert
Auf brennender Felsenwand.
Le rythme, les rimes et les images sont pleinement respectés dans la traduction en espéranto:
Piceo staras norde
Sur kalva mont' en sol'.
Ĝi dormas; glacio, neĝo
Ĝin tegas per blanka tol'.
Kaj sonĝas ĝi pri palmo,
Kiu en suda land',
Sola, funebra, mutas
Sur ardo de rokovand'.
La deuxième strophe, en particulier, est remarquablement proche, à tous égards, de l'original allemand. Cela tient à plusieurs facteurs, dont les caractéristiques grammaticales de la langue, sa grande souplesse et le fait que le lexique est statistiquement plus proche du lexique des grandes langues européennes que celui de chacune de ces langues: les racines "palm", "land" et "vand" existaient en espéranto, avec leur sens allemand, bien avant que ce poème ne soit traduit. La probabilité de trouver en espéranto une expression très proche de l'original est statistiquement plus grande qu'avec les autres langues. Il est manifeste que dans ce rôle de traducteur de poésie l'espéranto n'a rien à envier aux autres idiomes.
Claude Piron