Claude Piron

Multilinguisme - Peut-on se fier aux sondages?


56% des personnes interrogées dans l’Union européenne sont capables de participer à une conversation dans une autre langue que leur langue maternelle," dit l’Eurobaromètre. Désolé, mais je demande à voir. Ces sondages consistent à demander aux personnes quelles sont les langues qu’elles sont capables d’utiliser. Mais il y aun grand décalage entre ce qu’elles disent et la réalité. Il y a celles qui exagèrent consciemment pour ne pas perdre la face devant l’enquêteur. Il y a celles qui ne comprennent pas la question – par exemple, pour elles "savoir une langue " veut dire "avoir quelques vagues souvenirs scolaires" – et il y a celles qui sont honnêtes, mais qui n’ont aucune idée de leur niveau réel. Je me souviens d’un sondage où 20% des personnes interrogées se sont classées dans la catégorie "sait parfaitement l’anglais". Mais quand on leur a demandé comment elles comprenaient trois petits textes d’anglais courant, on s’est rendu compte que seuls 3% réussissaient le test.


D’ailleurs, que veut dire "participer à une conversation" ? De quel genre de conversation s’agit-il ? Quel est le degré d’aisance qui donne droit au classement dans la catégorie "est capable de participer" ? Quelle est l’étendue de la gamme de sujets susceptibles d’être abordés ? Y a-t-il correspondance entre ce que la personne dit et ce qu’elle croit dire, entre ce qu’elle comprend et ce qu’on lui a dit ? Si l’on ne vérifie pas ces points, le sondage est sans valeur.


Récemment, j’ai corrigé une lettre en anglais écrite par un jeune qui avait fait six années d’anglais, suivies de trois mois d’étude dans une école d’anglais à San Francisco, puis, quelques années plus tard, d’un séjour linguistique à Toronto. Croyant dire "j’ai travaillé dur", il avait écrit I hardly worked, ce qui veut dire "j’ai à peine travaillé" (mais son sens de la langue était correct : hard veut dire "dur" et on forme l’adverbe en ajoutant ly). Un peu plus loin il disait : I’ll do it eventually. Il voulait dire "je le ferai éventuellement" et a eu de la peine à me croire quand je lui ai dit que cela signifie en fait "je finirai par le faire". J’ai fait assez souvent des expériences de ce genre pour être très sceptique sur le réalisme de ces enquêtes.


Les sondages, qui, comme par hasard, concluent toujours à la progression du multilinguisme, sont un leurre. Ils contribuent à empêcher la prise au sérieux du problème des langues. Pourquoi chercherait-on à doter les citoyens d’un système efficace et rapidement accessible de communication linguistique, puisque – les sondages le montrent, nous dit-on – tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes linguistiques ? La politique de l’autruche est tellement plus facile qu’une étude sérieuse des faits !