Claude Piron

Le défi des langues - Du gâchis au bon sens


(Paris : L’Harmattan, 1994 ; ISBN : 2-7384-2432-5)


Le défi des langues

C’est sur demande de l’un de ses correspondants qui, faute de temps pour lire l’ouvrage "Le défi des langues -- Du gâchis au bon sens", a demandé s’il pouvait lui en fournir des extraits en guise d’"apéritif", que Claude Piron a bien voulu offrir ledit "apéritif" non seulement à ce correspondant mais aussi à toutes celles et à tous ceux qui s’intéressent aux questions linguistiques et qui se sentent concernés par ces problèmes. SAT-Amikaro a très volontiers accepté d’offrir son espace pour cette "tournée générale ! À votre santé !


I. LA COMMUNICATION LINGUISTIQUE INTERNATIONALE :
UNE GESTION PATHOLOGIQUE ?


Si un individu choisit sans raison un mode d’action inutilement pénible, dépense une fortune pour acquérir ce qui est gratuitement à sa disposition, refuse a priori de se renseigner sur les moyens efficaces d’atteindre son but et fuit toute réflexion sur sa manière d’agir, on dira familièrement que quelque chose ne tourne pas rond dans son comportement. Si, de surcroît, sa préférence pour des efforts décourageants et des processus compliqués débouche sur un résultat médiocre, alors qu’un voisin obtient des résultats d’excellente qualité par une méthode simple et agréable, facile à adopter d’emblée, on n’hésitera plus à parler de masochisme. Nous n’y réfléchissons guère, mais l’organisation de la communication linguistique internationale dans notre société est justiciable du même diagnostic. Elle est pathologique.


Cette affirmation peut paraître outrecuidante. Elle se fonde pourtant sur l’analyse des réalités. Le lecteur s’en rendra compte s’il veut bien suivre le présent exposé. Toutes les indications lui seront fournies pour qu’il puisse vérifier les faits par lui-même. (...) (Cette organisation pathologique de la communication internationale présente, à l’échelle de la société, tous les traits qui caractérisent une névrose à l’échelon individuel, elle est désignée dans la suite de l’ouvrage sous le nom de «syndrome de Babel»).


II. LE PROBLÈME


(Le chapitre II expose le problème. Il commence par l’aborder sous l’angle qualitatif : handicap linguistique dans la communication entre simples citoyens ; dans leurs rapports avec des autorités ou instances officielles ; dans les groupes internationaux privés ; dans les relations entre États. Il traite ensuite des aspects quantitatifs : coût de la traduction et de l’interprétation, coût des services linguistiques institutionnels, etc. Il conclut en comparant les montants très modestes qui suffisent dans bien des cas à répondre à des besoins criants négligés «faute de fonds» aux sommes astronomiques que les systèmes linguistiques en vigueur coûtent à la société en général et en particulier aux grandes institutions internationales.)


III. MYTHES ET RÉALITÉS


Nous l’avons vu, le problème se présente sous diverses formes, selon les protagonistes et le cadre dans lequel le besoin de communication apparaît :


— les intéressés n’arrivent pas à se dire ce qu’ils voudraient se dire ;
— le message passe, mais au prix d’une quantité considérable de frustrations, d’énervements ou de souffrances ;
— la communication est presque parfaite, mais cela a coûté un investissement énorme en temps et en effort de la part de certains des partenaires (la question d’un système plus rentable mérite d’être étudiée) ;
— il y a injustice, les uns recevant le message parfaitement, les autres mal ou très mal (situation fréquente dans les rencontres internationales, où les personnes de langue anglaise, parfois française, jouissent d’un privilège injustifié par rapport au commun des mortels ; situation fréquente également dans les rapports entre une autorité locale et un ressortissant étranger : travailleur migrant, réfugié, voyageur, placé par la situation même dans une position d’infériorité) ;
— le message reçu présente un décalage suffisant par rapport au message émis pour qu’il y ait, en fait, tromperie ;
— la transmission du message coûte un montant excessif, de sorte que l’accumulation des situations de multilinguisme finit par détourner des sommes fantastiques de ce qui serait leurs destinations normales dans une organisation intelligente du monde (en d’autres termes, le rapport efficacité / coût atteint souvent des proportions éthiquement inadmissibles). (...)


(Ce chapitre traite de différents mythes auxquels adhère la société dans des domaines tels que la traduction électronique ou l’enseignement scolaire des langues.)


IV. PLUS DIFFICILE QU’ON NE LE DIT


(...) Comme nous venons de le voir, il y a une résistance énorme à voir en face que les langues sont terriblement difficiles, si difficiles que -- à une exception près, dont nous traiterons par la suite -- les étrangers n’arrivent pratiquement jamais au niveau des personnes dont l’idiome étudié est la langue maternelle. Nous connaissons tous des gens qui vivent en France depuis vingt ans et qui, malgré cette «immersion totale», (...) continuent à faire des fautes grossières. Cette profonde difficulté rend vains les efforts désespérés déployés à la recherche de la méthode miracle. Quand, au niveau ministériel ou dans quelque instance pédagogique, les enquêtes sur le niveau en langues aboutissent à un constat d’échec, les intéressés refusent de voir en face que, les langues étant ce qu’elles sont, il est impossible d’aboutir à autre chose qu’à un échec. On incrimine les professeurs, ou la méthode. On modifie ainsi l’enseignement, au gré des modes. On abandonne la vieille méthode systématique avec mémorisation de vocabulaire et apprentissage progressif de la grammaire pour se lancer dans la méthode directe. Puis on passe à l’audiovisuel. Puis à l’enseignement programmé. Puis à l’immersion totale. Puis à la suggestopédie.
En général, les méthodes qui conviennent à certains élèves ne conviennent pas à d’autres, si bien que le changement de méthode a essentiellement pour effet de modifier le classement. Le 1% d’élèves qui, sans séjour linguistique, arrive à s’exprimer dans la langue étrangère lorsqu’il se présente au bac restera toujours 1%. La seule différence est que Paul, qui n’était à l’aise que dans le systématique, a cédé la place à Jules, à qui la méthode directe convient mieux, parce qu’une série de hasards veut que sa mémoire se soit structurée d’une autre manière. (...)


Conclusion : Le désir de communiquer simplement, en toute égalité, par-dessus les barrières linguistiques, désir parfaitement légitime à une époque où les relations internationales sont d’une densité sans précédent, ne peut être satisfait par les méthodes qu’appliquent actuellement les États et l’ensemble de la société.


V. TENTATIVES DE SOLUTION


Comme bien des maladies mentales, le syndrome de Babel comporte un délire. Au lieu de percevoir la réalité, la société se complaît dans l’imaginaire. Pour elle,


— il n’y a pas de problème (les problèmes latents sont résolus grâce à l’anglais) ;
— la traduction et l’interprétation sont efficaces, ce qui justifie les milliards qu’elles coûtent ;
— si les États sacrifient à Babel des montants qui pourraient sauver des vies, soulager d’innombrables souffrances, combattre l’analphabétisme, créer des infrastructures bien nécessaires, et, aux périodes voulues, relancer l’économie, bref avoir un impact social sur les plus déshérités de la planète ou de la nation, leur politique n’a rien de criminel : ils ne pourraient faire autrement ;
— l’inconvénient qu’il y a à permettre aux uns de manier l’outil linguistique à la perfection et de priver les autres de cette possibilité, dans un échange entre personnes de langues différentes, est négligeable ;
— les langues étrangères enseignées dans les écoles d’Occident peuvent être apprises ;
— les langues ne sont pas si difficiles que cela ; même en dehors de l’école, on peut arriver à un niveau de maîtrise, il suffit de s’y mettre ;
— l’enseignement des langues au niveau secondaire donne accès à une culture étrangère. (...)


Pour ce faire (pour reprendre le problème à la base), les consultants que nous sommes doivent étudier toutes les formules utilisées en pratique, afin de les comparer. Voyons donc comment les sociétés se débrouillent pour assurer tant bien que mal une communication suffisante dans un monde séparé en unités presque étanches par l’effarante difficulté de la quasi-totalité des langues humaines.


(Ce chapitre passe en revue les diverses solutions : enseignement des langues ; gestes et dessins ; systèmes de communication orale : recours à un sabir, système suisse ou scandinave (chacun parle sa langue, tout le monde est censé comprendre), emploi d’une seule langue (anglais p.ex.), interprétation consécutive, interprétation simultanée ; traduction et autres formes écrites de l’emploi de langues étrangères : pancartes et avis ; correspondance ; textes scientifiques, techniques et juridiques ; modes d’emploi et publicité ; traduction automatique...).


VI. LANGUE, SYSTÈME NERVEUX ET PSYCHISME HUMAIN


Nous avons vu au chapitre précédent (...) que les divers systèmes qu’appliquent les hommes d’origines différentes pour se comprendre les uns les autres ne sont pas véritablement satisfaisants : ils fonctionnent mal, coûtent les yeux de la tête ou promeuvent l’injustice ; en fait, la plupart cumulent ces trois caractéristiques.


Or, comme nous le verrons à partir du chapitre VII, il n’est pas vrai qu’une organisation efficace de la communication linguistique relève du casse-tête. Les faits prouvent qu’elle est, en réalité, aisée. (...) Mais pour y aboutir, il faut commencer par vaincre une énorme résistance psychologique. Le lecteur découvrira au chapitre VIII que l’étude sociopsychologique des opinions relatives à la communication inter-peuples et des réactions affectives au concept «langue» permet de mettre en évidence, surtout au sein de l’intelligentsia occidentale, une sérieuse répugnance à regarder la réalité en face et à prendre le taureau par les cornes. Nous verrons dans ce même chapitre quelles en sont les racines psychologiques, dans les profondeurs de l’inconscient, et sur quels mécanismes mentaux elle s’appuie.


Tout se complique du fait que la résistance psychologique individuelle s’associe à une résistance d’ordre social, elle aussi largement inconsciente, au service d’intérêts collectifs. Les avantages que les Anglo-Saxons retirent de la situation actuelle sont loin d’être négligeables. L’enseignement de l’anglais rapporte à lui seul des revenus fantastiques. «English language teaching is very big business», «L’enseignement de l’anglais est une source d’affaires très importante», avoue un communiqué de presse du Salon de l’Anglais (1). Dans le Tiers Monde, la toute petite frange de la population qui sait l’anglais ou le français détient de ce fait le pouvoir. Pourquoi y renoncerait-elle en faveur du gros de la population ?


Les victimes du mauvais «ordre linguistique mondial» sont nombreuses, mais tout est fait pour qu’elles ne perçoivent pas la situation dans laquelle elles sont plongées. Il faut dire que le handicap linguistique a beau être très fréquent, il n’est jamais nommé, car la notion n’existe tout simplement pas. Ce qui n’est pas nommé demeure inconscient. De ce fait, la perception globale du problème est rare et la société n’a aucune compassion pour les handicapés linguistiques : les victimes sont traitées en coupables. Si elles connaissent détresse, tourment, souffrance, injustice, ridicule ou frustration, c’est de leur faute, elles n’avaient qu’à apprendre les langues. (...)


(La première partie de ce chapitre est consacrée à l’étude de la tendance la plus puissante du cerveau humain cherchant à s’exprimer : celle que Piaget a appelée assimilation généralisatrice (un élément repéré comme signifiant est généralisé à l’ensemble de l’expression) L’enfant généralise le cas de plus grand, plus fort, plus beau à tous les adjectifs (plus bon), de la terminaison ez à tous les verbes (vous faisez, vous disez). Un étranger, après trente ans d’immersion en milieu francophone, généralise encore le cas de en automne, en Irlande, en Australie à tous les mots qui, phonétiquement, commencent par une voyelle : en-n-aut (en haut), en Nollande, etc. L’étude du langage de l’enfant, des fautes des étrangers, des hésitations dans la langue maternelle, de l’influence de l’alcool, de médicaments ou d’une forte émotion sur l’expression révèle la force de cette tendance, que contrecarre la majorité des langues.)


(La deuxième partie du chapitre traite des aspects relationnels de la communication)


Prenons l’exemple d’une négociation entre un Américain et un Finlandais. De nos jours, elle se fera en anglais. Une négociation, c’est comme un match de ping-pong. La balle passe constamment d’un camp à l’autre. Imaginez donc un match de ping-pong où l’un des joueurs utilise la raquette dont il se sert tous les jours (...), alors que l’autre se voit refiler une raquette bizarre, déséquilibrée, trop lourde, trop grande pour qu’il l’ait bien en main. Dans le monde de la compétition sportive, cette disparité ferait scandale. Mais il faut croire que les idées valent beaucoup moins qu’une balle, car elle se manifeste tous les jours dans le monde de la compétition économique ou politique sans que personne n’y trouve à redire. N’est-elle pas profondément triste, cette phrase d’une Indienne Hopi constatant qu’en autorisant une exploitation de charbon dans sa réserve, sa tribu avait détruit l’harmonie écologique du lieu - «Si, il y a vingt ans, nous avions mieux su l’anglais, nous n’aurions pas signé ce contrat». (2)


Une des meilleures façons de jouir du fait qu’on a le pouvoir consiste à obliger le plus faible à faire quelque chose d’absurde, d’arbitraire, qu’il ne fait que parce qu’on le lui ordonne et que le rapport de force exclut toute possibilité de s’y soustraire. Si un maître oblige son esclave à ramper jusqu’à lui et à lui lécher les pieds, c’est une manière de proclamer à l’esclave et à l’assistance : «Regardez comme je suis puissant !» (...) Les contraintes arbitraires sont monnaie courante dans certains milieux. Elles permettent aux anciens de jouir de leur supériorité à l’égard des bleus. Des brimades se pratiquent ainsi dans certaines armées, dans certains milieux de travail, dans certains internats.


Cela, tout le monde le sait. Mais on ne se rend généralement pas compte que lorsqu’on parle la langue d’une puissance étrangère on se réduit à l’état d’esclave qui rampe pour aller lécher les pieds de son maître. Vers 1880, la langue internationale était le français. Qu’est-ce que nous avons imposé comme caprices absurdes aux Russes, Hongrois et autres Autrichiens que la situation acculait à apprendre notre langue ! Considérons l’incohérence de notre dérivation lexicale. Le même suffixe logie donne lieu à trois formes différentes dans psychologie > psychologue, biologie > biologiste, théologie > théologien. De quel droit imposons-nous aux étrangers des contraintes aussi arbitraires ? Ils ne peuvent se fier ni à leur logique, ni à la rationalité qu’ils imputent à notre peuple, ni à leur mouvement naturel, qui les porte à fonctionner suivant le système de l’assimilation généralisatrice. Ils doivent se livrer à des acrobaties aberrantes parce que «telle est la loi» de la langue française. Quand, incapables de s’y retrouver dans nos incohérences, ils disent psychologiste, théologue ou biologien, ils nous écorchent les oreilles. Quelque chose grince en nous, qui nous fait mal. La relation est ainsi faussée, notre interlocuteur devient inférieur, nous devenons supérieurs, et nous sommes tous mal à l’aise. (...)


(...) Les temps ont changé, les hauts lieux du pouvoir politique, économique et culturel se sont déplacés. Aujourd’hui, c’est aux caprices de l’anglais que le monde croit devoir se soumettre. (...)


Le syndrome de Babel crée en nous tant de confusions que nous perdons de vue l’objectif que nous poursuivons. Si je m’exprime en anglais, quel est mon but et celui de mon partenaire ? Communiquer ; que nous nous comprenions. Or, pour exprimer une idée aussi simple que «les enfants devront...», je me plie aux caprices d’un dictateur arbitraire. Si j’utilisais les éléments nécessaires et suffisants pour que mon message passe, je suivrais mon mouvement naturel, celui de l’assimilation généralisatrice. (...) J’aboutirais à the childs will must (...). Mais je (...) dois dire the children will have to, parce que la grammaire anglaise décrète que «enfant» a un pluriel irrégulier et que je n’ai pas le droit d’employer le mot normal pour «devoir», must, après la marque du futur, l’auxiliaire will.


Il n’y a là, diront certains, aucune obéissance absurde, aucune manifestation de pouvoir de la part du plus fort ; tout simplement, il faut respecter ces exceptions pour se faire comprendre. Ceux qui raisonnent de la sorte (...) acceptent leur rôle d’esclave. (...) Ils se cachent la vérité, d’une importance capitale pour notre propos : On se comprendrait tout aussi bien si l’on disait the childs will must .


Cette remarque est objectivement vraie, mais (...). Je ne préconise nullement de défigurer l’anglais. J’ai trop de respect envers toute langue humaine pour proposer une solution saccageuse d’un aspect de la beauté culturelle du monde. (...)


Le fait qu’il s’agit d’une question de pouvoir apparaît très nettement en classe. Quand l’élève demande : «Pourquoi on ne peut pas employer must après will ?», le professeur répond : «Parce que c’est comme ça». Le pauvre, il ne peut rien dire d’autre. Mais le message sous-jacent est on ne peut plus autoritaire : «Ce qu’on m’oblige à t’imposer n’a rien à voir avec la logique, avec ton mouvement naturel, ni avec les nécessités de la situation. Tu le feras parce que je te le dis.»


Et le monde entier se met à genoux devant le peuple dominant du moment : les Français au siècle dernier, demain, peut-être, les Japonais, aujourd’hui les Anglo-Saxons. (...)


Peut-être dois-je préciser que j’aime l’anglais et la culture anglo-saxonne (...) Mais (...) le syndrome de Babel atteint l’ensemble de la société. Ainsi, des individus qui peuvent être par ailleurs éminemment sympathiques sont pris dans un système malsain où se sont instaurés des rapports de pouvoir sans place justifiable dans les échanges d’idées ou d’informations.


Hélas, seuls s’en rendent compte ceux qui ont été guéris du syndrome de Babel. Le monde ignore cette catégorie de personnes. Elles existent pourtant. Il est temps de voir comment les choses se passent chez elles, et en quoi consiste la guérison. (...)


Il y a eu dans l’histoire quelques exceptions remarquables à la règle selon laquelle (leur proposition, leur modèle) n’est jamais pris(e) au sérieux par les instances qui en sont saisies. (...) Mais c’est surtout le Secrétariat général de la Société des Nations qui méritera les félicitations de tout chercheur honnête s’intéressant à ces questions. En septembre 1922, il présentait un rapport remarquablement objectif qui a failli changer la face du monde. A vrai dire, il s’en est fallu de très peu, puisqu’une recommandation figurant dans ce document aurait permis aux États, s’ils l’avaient appliquée, de donner le coup de grâce à Babel tout en respectant bien plus que ne le fait la société d’aujourd’hui la diversité culturelle et linguistique de notre planète. (...)


VII. UNE SOLUTION QUI MÉRITE D’ÊTRE ENVISAGÉE


En étudiant les faits, le Secrétariat de la SDN avait découvert qu’il existait partout dans le monde un milieu restreint délivré de Babel : des gens qui, dans leurs contacts avec l’étranger, utilisaient une langue respectant totalement la tendance universelle à l’assimilation généralisatrice et épousant donc parfaitement le mouvement naturel de l’expression de la pensée. Facile, mais riche, cette langue-pont n’appartenait à aucune nation et permettait dès lors de transcender les problèmes de pouvoir.


À vrai dire, il n’y a aucune raison de s’exprimer à l’imparfait : cette langue est toujours vivante, toujours utilisée par des personnes qui trouvent les barrières linguistiques gênantes et apprécient l’aisance dans le dialogue international.


Le document publié par la SDN préconisait d’y recourir. On peut y lire une recommandation faite aux États pour qu’ils «reconnaissent l’importance de répandre l’usage universel d’une langue auxiliaire pratique pour faciliter les communications internationales, s’engageant à introduire graduellement dans leurs écoles publiques l’enseignement de l’espéranto et à informer la Société des Nations des mesures qu’ils décideront de prendre à ce sujet, soit par disposition législative, soit par décret administratif». (3) (...)


(Ce chapitre est, pour l’essentiel, consacré à une présentation de l’espéranto, tant sous l’angle linguistique que sous celui de sa diffusion.)


À l’instar du chinois, l’espéranto est une langue composée exclusivement d’éléments invariables qui se combinent à l’infini. Mais à la différence du chinois, (...) les rapports entre les concepts y sont marqués de façon nette.


Les recherches comparant la facilité respective des diverses langues pèchent par excès de prudence lorsqu’il s’agit d’espéranto. Celui-ci est au moins 20 fois, voire 50 fois, plus facile que toute autre langue, à part, peut-être, l’indonésien (...).


Pourquoi 20 fois ou 50 fois plus facile ? Parce que dès qu’on pratique l’espéranto on s’exerce constamment à en utiliser les éléments constitutifs, qui sont toujours généralisables sans aucune restriction. (Pour mieux comprendre les raisons de la facilité très supérieure de l’espéranto par rapport aux autres langues, voir l’annexe jointe à ce document). Parler couramment une langue, ou l’écrire avec facilité, c’est essentiellement une question de réflexes. Or, dans l’immense majorité des langues étrangères, on ne s’exprime pas avec aisance parce qu’un grand nombre de réflexes à acquérir sont antinaturels (il s’agit d’inhiber les formations spontanées auxquelles conduit l’assimilation généralisatrice) et parce qu’ils ne sont pas suffisamment renforcés pour s’ancrer profondément dans le système nerveux. La fragilité de ces réflexes apparaît dès qu’on reste trois ou quatre ans sans pratiquer une langue : la perte de compétence devient gênante. En espéranto, il n’y a pas à mettre en place de réflexes inhibiteurs : on peut se fier totalement à l’assimilation généralisatrice. Mais surtout, chaque minute de pratique renforce les réflexes voulus bien plus que dans toute autre langue. L’élève qui lit une page comprenant 125 mots composés selon le schéma «racine + o» et qui, chaque fois, constate grâce au contexte que ces mots-là sont employés comme substantifs n’aura plus d’hésitation pour formuler une idée sous forme substantive. Le réflexe sera tellement puissant que l’expression juste sera automatique. Rappelez-vous cette dame (...) qui disait : «... l’adoptage... ça va plus ?... l’adoption des villages roumains» (ch.VI). L’erreur venait d’un embranchement piégé : -age et -tion ont le même sens, une fréquence analogue, mais ne sont pas interchangeables. En espéranto, puisqu’au concept «adopter» correspond la racine adopt-, la question ne se pose pas. Avec un minimum de pratique, le mot cherché vient par réflexe : adopto.


À première vue, ce qui est facile ou simple semble devoir être moins riche que ce qui est compliqué. Nombreux sont ceux qui craignent que la simplicité de l’espéranto ne débouche sur un appauvrissement. Ils commettent l’erreur que ferait un Chinois imaginant qu’avec notre alphabet de 26 lettres nous ne pouvons énoncer aucune des pensées profondes que peut exprimer une langue utilisant des centaines de milliers d’idéogrammes. En fait, ce qui fait la richesse, ce n’est pas le nombre initial d’éléments, ce sont les possibilités de combinaison. La chimie organique nous apprend que tout ce qui vit est composé d’un très petit nombre d’éléments différents. Quelle variété de matières et de formes ces quelques éléments ne permettent-ils pas de produire ! La musique nous donne la même leçon. Les sept notes de la gamme suffisent à écrire des symphonies d’une incomparable beauté.


La simplicité est source de richesse. C’est à elle, en grande partie, que l’espéranto doit de se prêter si bien à l’expression poétique. Prenons par exemple le vers suivant, dû à la poétesse tchèque Eli Urbanová : la dolĉelula belo betula (prononcer : la doltchéloula bélo bétoula), ce qui veut dire quelque chose comme «la beauté du bouleau, à l’effet doucement berceur». Il est impossible d’expliquer pourquoi ces cinq mots sont beaucoup plus évocateurs en espéranto qu’en traduction. Le vers lui-même a un effet berceur, à cause de son rythme. Pour bien sentir celui-ci, il faut le prononcer à l’italienne (...) l’effet poétique vient également des allitérations, et en particulier de la répétition du son l qui intensifie l’impression de bercement. Mais il tient également, bien sûr, à l’image : un paysage où un bouleau laisse ses branches fines et légères s’infléchir et se redresser suivant les caprices du vent, on le regarde dans une sorte de contemplation qui porte à une douce somnolence... (...)


On peut résumer (les qualités de l’espéranto) comme ceci, en reprenant les termes d’une affiche vue au stand de l’espéranto au Salon du Livre de Genève, en 1989 :


Pas d’exception,
Pas d’arbitraire,
Pas de contrainte grammaticale capricieuse,
Donc : pas de frustration.


Le droit de composer soi-même, par simple combinaison d’éléments, des mots


simples
complexes
tendres
percutants
poignants
ou rigolos...


Une créativité langagière qui se déploie sans restriction.


C’est cela, l’espéranto :
le plaisir linguistique pur...
et des amis dans le monde entier !


VIII. LA RÉSISTANCE : ÉLÉMENT NORMAL DE TOUTE NÉVROSE


Nous avons vu qu’en tant que moyen d’expression linguistique, l’espéranto possède bien des atouts. Nous verrons au chapitre XI que lorsqu’on le compare sur le terrain aux autres possibilités offertes aux personnes de langues différentes pour communiquer entre elles, il se révèle très nettement supérieur, malgré le faible investissement en temps et en effort qu’il exige. Il se distingue des systèmes à base de gestes et de baragouinage par le caractère riche et nuancé de l’expression qu’il permet. Il se distingue des systèmes fondés sur le recours à des intermédiaires (interprètes, traducteurs, outils informatiques) en ce qu’il est gratuit et assure en tout lieu un contact direct. Et il l’emporte de loin sur le recours à une langue étrangère, qu’il s’agisse de la langue de l’un des partenaires ou d’une langue tierce, comme l’anglais (entre non-anglophones), parce qu’il suit mieux que tout autre idiome le mouvement naturel de la verbalisation, fondé, on l’a vu, sur la tendance à l’assimilation généralisatrice. Qu’il soit à la fois simple et riche peut paraître paradoxal. Ce n’en est pas moins une réalité parfaitement vérifiable : l’explication réside dans le caractère illimité de la combinatoire, ainsi que dans la liberté qui préside à la structuration des énoncés. (...)


(...) Les personnes qui ont observé la langue telle qu’elle se présente en pratique le répètent depuis belle lurette. On en trouve des témoignages dans des documents officiels, par exemple :


«Au Secrétariat de la Société des Nations, nous avons eu sous les yeux l’exemple de la Conférence internationale des autorités scolaires, dont les débats se sont déroulés en espéranto. Il faut avouer qu’on est frappé de l’aisance et de la rapidité avec laquelle les délégués de tous les pays s’expriment et se comprennent. (...) La discussion se poursuit avec une fluidité remarquable (...) et l’on accomplit en trois jours une somme de travail qui aurait pris une dizaine de jours à une conférence ordinaire avec plusieurs langues officielles. (...) La prononciation de l’espéranto paraît beaucoup plus uniforme et plus facile aux différentes bouches que celle de l’anglais ou du français, par exemple. (...) Ce qui impressionne surtout, c’est le caractère d’égalité que donne à une réunion semblable l’emploi d’une langue commune qui met tout le monde sur le même pied et qui permet au délégué de Pékin ou de La Haye de s’exprimer avec autant de force que ses collègues de Paris ou de Londres. Il y a des orateurs qui sont éloquents en espéranto.» (4)


Au vu de cette situation, une question capitale se pose : puisque la langue a toutes ces qualités, comment se fait-il qu’elle soit si mal connue ?


La réponse est quadruple :


1) l’espéranto ne dispose d’aucun soutien politique et financier ;
2) il fait l’objet d’une désinformation qui s’entretient d’elle-même depuis le début du siècle ;
3) le syndrome de Babel appartient à la catégorie des névroses ;
4) l’espéranto est un miracle. (...)


Désinformation


Parmi tous les jugements négatifs, celui qui a sans doute l’impact le plus puissant pour freiner la diffusion de langue consiste à affirmer que les tentatives faites pour donner naissance à une langue inter-peuples se sont toujours soldées par un échec. L’exemple suivant est représentatif :


«Moins de dix ans après Schleyer, un autre visionnaire, le docteur polonais Lazare Zamenhof, invente (...) l’espéranto, qui eut à peine plus de succès (...). Malgré des comités espérantistes nés un peu partout, un début de littérature (connue de quelques rares initiés et, paraît-il, assez médiocre), des congrès tenus çà et là, l’espéranto n’eut pas un avenir plus brillant que le volapük. Qui, cent deux ans après son invention, est capable d’utiliser ce «dialecte universel» qui devait faciliter entre les hommes les échanges matériels et spirituels et dans lequel ses apôtres avaient mis tant d’espérances ?» (4)


Au vu d’un tel morceau d’éloquence prononcé par une personnalité d’un tel niveau, comment aurait-on l’idée d’aller voir ce qu’est l’espéranto réel ? Pareils discours ont pour effet d’étouffer la curiosité dans l’oeuf, si bien que la vraie question n’est pas : «Comment se fait-il que l’espéranto, malgré ses incontestables qualités, ne se soit pas imposé ?», mais bien plutôt : «Comment se fait-il que cette langue, dont la mort est une évidence pour la quasi-totalité du public cultivé, continue tranquillement à se propager ?»


Nous avons vu que les partisans de l’espéranto n’étaient pas assez riches pour lancer les campagnes de publicité qui seraient nécessaires pour faire connaître l’existence de la langue. En tant que phénomène sociolinguistique, l’espéranto ne peut pas davantage être connu dans sa réalité, car on ne peut le découvrir par les sources habituelles d’information : école, conversations, livres et médias. Dans leur grande majorité, ces sources l’ignorent ou en donnent une image gravement déformée. Dépourvue de personnalité juridique, une langue ne peut se défendre quand on la calomnie. Sa diffusion est donc limitée aux contacts individuels. On apprend l’espéranto parce qu’on a vu à quel point il fonctionnait bien. Il faut que le hasard mette en contact avec des espérantophones et que l’intéressé ait l’esprit assez ouvert pour remettre en question les préjugés dont la désinformation courante lui a meublé le cerveau. Il faut aussi qu’il soit psychologiquement assez solide et assez indépendant d’esprit pour ne pas se laisser contaminer par la contagion névrotique. (...)


Le miracle


Quand on entend parler d’un miracle, la réaction la plus normale est d’être sceptique. Bien sûr, si l’on était honnête, ou suffisamment intéressé, on irait voir, on vérifierait. Mais l’être humain n’est pas si honnête que cela, en général, et la chose ne l’intéresse pas suffisamment pour valoir le dérangement. Face à l’extraordinaire, il glisse facilement de l’attitude ouverte («je n’en sais rien») à l’attitude fermée («je n’y crois pas»).


L’espéranto relève du miracle à plusieurs niveaux. Le plus fondamental est la naissance en quelques décennies d’une langue à part entière, dotée d’une littérature tout à fait intéressante, mais sans peuple ni territoire. (5) Une langue pleine de vie, qui permette d’exprimer tout ce qu’on veut, est une chose tellement complexe, tellement délicate qu’on a peine à croire qu’il ait pu en naître une sous nos yeux. Pourtant, ce phénomène s’est produit. Il y a un siècle, la langue dite espéranto n’existait pas ; aujourd’hui, elle est utilisée par quelques millions de personnes formant une sorte de diaspora. Elles sont peu nombreuses en un point donné du globe, mais on en trouve partout, même en Mongolie, même en Albanie, même dans un camp de réfugiés de Tanzanie. (6)


(...) Toute langue vivante résulte nécessairement d’un processus collectif, anonyme, largement inconscient. L’espéranto ne fait pas exception. Le projet publié à Varsovie en 1887 par un jeune homme, Ludwik Lejzer Zamenhof, n’est pas la langue, ce n’en est que le point de départ, la semence, qui ne deviendra une réalité vivante que si elle trouve un terrain qui lui fournisse ses apports et lui permette de grandir. Le miracle, c’est que ce terrain ait existé et accueilli le germe. Quinze ans après la publication de la petite brochure, le langage proposé était utilisé par des gens d’une extrême diversité, comme en témoigne la liste des usagers de l’espéranto recensés en 1902. (7) Les noms à eux seuls révèlent que la langue avait essaimé parmi les peuples les plus distants : Akhmet Outyamitchev est un Turkmène du district de Syr-Daria, Asayiro Oka vit à Tokyo, Einar Asmundsson à Nesi (Islande), Stanislav Mossakowski à Nouméa (Nouvelle-Calédonie), J.M.C. Ganouna à Tunis, E. Gosta à Buenos-Aires, M. Ravelojaona à Tananarive... Les localités représentées dans ce document montrent que le premier réseau d’usagers de l’espéranto couvrait déjà le monde entier : Santa-Fe (Argentine), Reykjavik, Ourga (Mongolie), Philadelphie, Tientsin, Helsinki, Alexandrie, Mexico, Odessa, Bombay... Personne ne comprend comment ce nouveau langage s’est propagé aussi vite.


Mais ce n’est pas le seul miracle. Le plus incroyable, c’est que, s’étant mis à communiquer, à se rendre visite, à organiser des réunions, des congrès, des rencontres, ces gens, sans s’en rendre compte, ont transformé le projet en une langue vivante, une langue parlée. Dans les années vingt, il y avait déjà des couples binationaux dont l’espéranto était la langue familiale, si bien que c’était aussi la langue maternelle des enfants. (...)


IX. QUELQUES EXEMPLES DE RATIONALISATIONS


(...) Nous n’en finirions plus si nous voulions faire le tour des objections avancées à l’encontre de la langue de Zamenhof. Quelles qu’elles soient, on remarquera qu’elles présentent toujours les mêmes caractéristiques :


— elles ne se fondent jamais sur l’espéranto réel, c’est-à-dire tel qu’il est utilisé en pratique (par exemple sur l’observation d’une séance, le dépouillement d’une série de magazines, une analyse de textes ou d’enregistrements de conversations) ;
— elles ne s’appuient jamais sur l’étude de la documentation disponible (travaux de recherche publiés au sujet de l’espéranto réel) ;
— elles évitent toute comparaison avec les systèmes sur lesquels on est forcé de se rabattre si l’on écarte l’espéranto ;
— elles sont formulées sur un ton tel que l’examen de la question se trouve en fait exclu (autrement dit, l’exclusion n’est pas la conclusion logique d’une analyse, c’est le résultat d’une prise de pouvoir ; elle est du même ordre que l’élimination d’un étudiant par un jury qui n’aurait pas lu ses travaux ni regardé les notes qu’il a obtenues aux divers examens).


X. DES GENS, SOMME TOUTE, PARFAITEMENT NORMAUX


L’expression de l’affectivité


(...) Souvent, en effet, dès que quelqu’un préconise l’espéranto, il s’entend rétorquer que cette langue ne saurait répondre aux besoins affectifs parce qu’elle est trop jeune. Comment exprimer sa peur, sa colère, son amour, sa jalousie, son émerveillement, ses émotions dans une langue qui n’a pas derrière elle des siècles et des siècles d’usage ?


Croire cela, c’est faire fi de ce qui, en réalité, inhibe l’expression de l’affectivité. L’erreur est significative : elle révèle à quel point nous sommes, sous le vernis de la civilisation, des primitifs soumis aux traditions de la tribu, au pouvoir des ancêtres. Nous croyons que les formes imposées par des siècles d’usage facilitent l’expression, alors qu’elles la compliquent. Nous faisons plus confiance à nos ancêtres qu’à nous-mêmes, aux littérateurs qui ont forgé, mais aussi figé, la langue, qu’aux cris qui émanent spontanément de nos tréfonds.


En fait, chacune de nos personnalités résulte de l’interaction entre un bagage génétique et les influences de la société. La conviction selon laquelle seule une langue multiséculaire permettrait d’exprimer adéquatement les réactions affectives témoigne d’un étrange déséquilibre entre les deux facteurs : elle surestime la société, elle sous-estime l’être naturel. Nous retrouvons là, sans doute, l’une des causes de la méfiance envers l’espéranto. L’idée que la soumission à l’autorité extérieure, et donc aux ancêtres, puisse être pondérée par la confiance dans notre bon sens individuel, notre logique propre, les mécanismes innés de notre système nerveux semble se situer, pour beaucoup, au-delà des limites du supportable.


Mais, fidèles à nos principes, laissons là les considérations théoriques pour observer les faits. Le lecteur se souvient sans doute de cet Américain (chapitre II) qui, agressé sur un court de tennis par une dame nettement dans son tort, lui a cédé malgré la conscience de son bon droit parce qu’il n’arrivait pas à s’exprimer en français. En anglais, il aurait pu exprimer sa colère et son indignation en des termes qui auraient cloué le bec à son interlocutrice. Qu’est-ce qui a bloqué l’expression de sa réaction affective ? Les innombrables incohérences, détours et contraintes qui caractérisent la langue française. Le legs de nos ancêtres. (...)


Rien de tel en espéranto. La cohérence de la grammaire et du lexique, et donc l’absence de sens interdits bloquant le mouvement naturel de la verbalisation, permettent à l’affectivité de s’exprimer avec cent fois plus d’aisance que dans toute autre langue. L’influx nerveux atteint directement son but. L’assimilation généralisatrice assure la sécurité dans l’expression. (...) (...)


La structuration de l’espéranto facilite l’expression des nuances. Lors d’un entretien avec une Hongroise, je me souviens lui avoir demandé : «Ce garçon, diriez-vous que vous l’aimez ?» - «Mi ametas lin», m’a-t-elle répondu. Comment traduire ? Mi amas lin veut dire «je l’aime». En insérant le monème - et - entre la racine - am -, «aimer», «amour», et la terminaison - as -, qui fait du concept un verbe au présent de l’indicatif, elle introduisait la nuance qu’on met en français lorsqu’on dit chantonner au lieu de chanter, pleuviner au lieu de pleuvoir, ou chambrette au lieu de chambre. Le verbe aimer en français ne se prête pas à ce genre de modulation.


Dans un entretien avec une jeune Norvégienne un peu paranoïaque j’ai ainsi relevé quatre modulations intéressantes de la racine rigard-, «regarder». Je les cite ici dans la forme qu’elle a utilisée, au passé, qui se termine en espéranto par -is : shi rigardetis, «elle regarda à demi», «elle regarda du coin de l’oeil» ; li rigardadis, «il regarda longuement», «il maintint le regard» ; li rigardegis, «il regarda, les yeux écarquillés» (comparez li kriis, «il cria», li kriegis, «il hurla») ; li rigardaĉis (prononcez "rigardatchiss", (rigar’da :tchis)), «il regarda d’un air mauvais». Ce dernier terme est particulièrement difficile à traduire, toutes les traductions françaises étant trop précises : il peut s’agir d’un regard lubrique, d’un regard sardonique, d’un regard perturbant, tout ce qu’on sait, c’est que c’est un type de regard qui évoque quelque chose de bas ou de déplaisant pour la personne regardée. Au fond, la différence entre li rigardis et li rigardaĉis est la même qu’entre «il rit» (li ridis) et «il ricana» (li ridaĉis). (...)


Langue et identité


Dans l’intime de notre être, il y a notre sentiment d’identité. La question «Qui suis-je ? Que suis-je ?» se situe en effet au centre de notre psychisme. Elle est dès lors sous-jacente à tout débat sur les langues, même si l’on n’en est pas conscient.


Dès qu’on parle de langues, on parle de soi, de soi enfant, de soi ayant besoin d’une identité valorisante. L’enfant vit la différence comme dangereuse. Être différent, c’est risquer d’être mis à l’écart, et le rejet hors du groupe est la chose la plus angoissante qui soit. (...). Découvrir qu’on parle arabe parmi les Français, yiddish parmi les Russes, flamand dans un Bruxelles francophone, cela peut faire terriblement peur. D’autant plus que le rejet se concrétise souvent sous la forme de l’insulte lancée par les autres (...). Pourquoi ceux-ci se laissent-ils aller si facilement à l’insulte ? Parce qu’ils vivent la même angoisse. Crier : «Sale Beur !», «Tu pues, eh, Rital !» ou «Les Youpins dehors !», c’est se rassurer. C’est se prouver qu’on appartient au groupe le plus nombreux, au groupe «normal», à celui qui rejette et donc pas à celui qui est rejeté. C’est pouvoir se dire : «Ouf ! Je ne risque pas d’être mis au rebut !»


Quant à celui qui appartient à une minorité, que peut-il faire ? Il n’a le choix qu’entre deux solutions. Ou il se sent inférieur et traînera toute sa vie son identité blessée comme un boulet qui gêne sa liberté de mouvements et fausse bon nombre de ses réactions. Ou il s’affirme contre cette infériorité en exaltant les valeurs de sa culture. Il renforce ainsi son sentiment d’identité, quitte à se sentir persécuté («Ils me détestent, parce que je leur suis supérieur»).


(...) Et pourtant ! Il n’y a rien de plus normal que d’avoir en même temps plusieurs identités ethniques ou linguistiques. On peut se sentir alsacien et français et être à l’aise dans ces deux rôles. (...) Quel rapport avec notre propos ? Tout simplement que la pratique de l’espéranto suscite elle aussi une identité. L’espéranto diffère à cet égard des autres langues apprises :


«Bien qu’il ne soit pas une langue maternelle, il n’est pas non plus une langue étrangère. Chez l’espérantophone mûr, il n’est jamais ressenti comme un idiome étranger.» (8)


Effectivement, un Suédois ou un Indonésien qui sait sa langue et l’anglais se sent tout simplement suédois ou indonésien. Il ne se sent pas, en plus, anglo-saxon. Par contre, celui qui pratique l’espéranto ne tarde pas à découvrir qu’il a un sentiment d’appartenance particulier : une identité d’espérantophone. Il se sent membre d’une vaste collectivité, d’ampleur mondiale, respectueuse de toutes les cultures et leur surajoutant ses valeurs culturelles propres. Mais cette identité s’intègre avec une facilité étonnante parmi les autres. Un Colmarien qui pratique la langue de Zamenhof se sent à la fois alsacien, français et espérantophone sans qu’il y ait la moindre contradiction entre ces diverses appartenances. L’absence de tension vient probablement de ce qu’elles correspondent à des niveaux différents : niveau local, niveau national, niveau mondial.


(...) Pour le reste, ce chapitre est surtout consacré à une présentation d’un échantillon représentatif de personnes pratiquant l’espéranto, qui expliquent comment elles ont découvert cette langue et ce qu’elle leur a apporté. Il s’agit d’un Américain (27 ans), d’une Japonaise (30 ans), d’un Polonais (17 ans), d’un Français (45 ans), d’un Allemand (70 ans), d’une Chinoise (30 ans) et d’un Italien (33 ans).


Diversité du monde de l’espéranto


(...) Beaucoup de journalistes, de linguistes, de politiciens, d’intellectuels imaginent qu’il y a un «mouvement» espérantiste : des personnes unies dans un même but et travaillant à la réalisation de cet objectif. La réalité est bien différente. Il s’agit en fait, non pas d’un mouvement, mais d’une population hétéroclite, animée par des sentiments et des buts très dissemblables, souvent contradictoires. Certains veulent garder l’espéranto pour eux, (9) conscients des avantages que leur confère un moyen de communication inter-peuples supérieur aux systèmes rivaux, alors que d’autres font tout pour le diffuser aussi largement que possible. D’aucuns veulent faire évoluer la langue dans le sens d’une occidentalisation ; d’autres, au contraire, s’efforcent d’en faire un idiome aussi peu occidental que possible. Bon nombre d’usagers de l’espéranto y voient surtout un outil commode, en pratique, dans les relations avec l’étranger ; mais un nombre tout aussi considérable le perçoit essentiellement comme un moyen de réaliser un idéal politico-social. Pour une autre catégorie encore, il s’agit au premier chef d’un domaine d’activité culturelle, prise très au sérieux par les uns, tenue par les autres pour un simple hobby donnant, à ce titre seulement, de grandes satisfactions.


XI. UN PROJET PILOTE


(...) Il arrive souvent qu’avant de lancer une innovation en grand on entreprenne un projet pilote. On essaie le nouveau système sur un territoire limité, dans un échantillon restreint de population, de manière à voir quels en sont les avantages et les inconvénients sans faire courir de risques à un grand nombre de personnes.


L’espéranto peut être considéré comme un projet pilote mis en oeuvre depuis un peu plus d’un siècle. Il peut servir de référence, puisqu’il est utilisé dans toutes les situations où les autres systèmes de communication (...) sont en usage (...). Dans toutes ces situations, quel que soit le critère employé, il se révèle nettement plus satisfaisant.


Pareille affirmation a de quoi laisser sceptique. C’est pourquoi il est sage de vérifier par soi-même. Celui qui recherche des preuves découvre une chose ahurissante : voilà cent ans que l’espéranto fait l’objet d’innombrables documents expliquant pourquoi il ne mérite pas d’être pris en considération. Mais pas un seul de ces écrits ne se fonde sur l’observation des faits. (...)


Les autorités de chaque pays, les responsables de chaque organisme international méritent de s’entendre dire : «L’espéranto existe. Or vous organisez la société de telle manière qu’il est pratiquement inconnu. Veuillez assumer vos responsabilités. Vous avez opté pour l’anglais employé seul, l’interprétation simultanée, le bilinguisme, la recherche sur la machine à traduire et toutes sortes d’autres formules que vous appliquez en puisant dans les ressources de la société. Nous avons droit à des explications. Dites-nous donc, en vous fondant sur des comparaisons faites dans la pratique, en quoi ces méthodes sont supérieures à l’espéranto. Expliquez-nous votre refus de l’espéranto en étayant votre position sur des chiffres et des considérations qualitatives irréfutables.» (...)


Qui dit objectivité dit, tout d’abord, chiffres. Les chiffres à prendre en compte sont d’ordres très divers. Il y a des durées : temps nécessaire, en moyenne, pour apprendre les langues dans le système actuel, temps investi dans la formation des interprètes et des traducteurs, temps requis pour traduire, réviser, dactylographier et composer tous les textes qui paraissent dans les différentes langues.


Il y a des «rendements linguistiques». Les différentes langues méritent d’être comparées du point de vue du rendement de l’effort. Nous avons vu au chapitre IV un exemple où 6 monèmes chinois avaient un rendement équivalent à 20 formes anglaises et à 31 formes françaises. Il serait sans doute impossible de calculer pour chaque langue la capacité de communication que représente un nombre donné d’éléments mémorisés, mais on peut établir un rapport entre la capacité de communication et le temps d’étude. Lors d’une expérience menée par une institution croate, le Medjunarodni Centar za Usluge u Kulturi, on a constaté que les élèves d’allemand avaient dû étudier cette langue pendant trois ans (570 heures de cours) pour réussir à présenter dans la langue de Goethe des exposés contenant la même quantité d’informations que les exposés faits par leurs camarades en espéranto à l’issue d’un cours de 24 heures.


Il y a des coûts : coûts de toutes les formations linguistiques requises, coût du recrutement du personnel des services linguistiques, traitements et indemnités versés aux traducteurs et aux interprètes de conférence, rémunération des traducteurs travaillant à domicile ou dans les locaux d’agences de traduction, coût des bibliothèques et du matériel informatique utilisés par ces personnes, dépenses d’électricité imputables à la multiplicité des langues utilisées (ordinateurs, circuits de salle entre micros et écouteurs), frais de voyages et de séjours pour les milliers de traducteurs et d’interprètes qui se déplacent d’un bout à l’autre de la planète pour desservir les innombrables réunions internationales qui utilisent ces systèmes dispendieux. Coût de la traduction dans les agences de presse. Coût de la traduction de milliers de romans, d’ouvrages scientifiques et techniques, de bandes dessinées, d’oeuvres spirituelles ou littéraires dans des dizaines et des dizaines de langues, alors que si tout le monde apprenait l’espéranto à l’école (une année scolaire !), comme le préconisait le Secrétaire général de la Société des Nations, la majorité de ces livres ne seraient traduits qu’en espéranto, ce qui augmenterait énormément les tirages, réduirait les frais et mettrait la production littéraire ou scientifique du monde à la portée de la totalité des populations scolarisées. Bien sûr, certains ouvrages revêtant une importance toute particulière d’un point de vue littéraire ou philosophique continueraient à être traduits dans les différentes langues. Cela présenterait un intérêt culturel incontestable. Mais il n’y a aucune raison de faire cela pour des oeuvres éminemment transitoires comme le sont les romans d’espionnage ou des manuels techniques périmés au bout de vingt ans. Quant aux éléments qualitatifs, ils méritent eux aussi d’être pris en compte. Il y a en effet des coûts qu’il serait impossible de chiffrer, et ce sont les plus importants : les coûts humains. La souffrance, la frustration, l’injustice, ou, dans un autre ordre d’idées, la fatigue nerveuse. (...)


La satisfaction est elle aussi un élément qualitatif à ne pas négliger. Ne fait-elle pas partie de la qualité de la vie ? Pour dix personnes de pays différents qui doivent négocier ou discuter d’une question, quelle est la situation qui offre le plus de plaisir : l’interprétation simultanée, l’emploi exclusif de l’anglais, l’emploi général de l’anglais avec interprétation par chuchotage pour l’un des participants, l’espéranto ? Pareille question doit recevoir une réponse fondée sur l’observation des réunions utilisant respectivement ces divers systèmes et sur une enquête menée auprès des personnes qui ont l’expérience des différentes formules. Le confort, l’agrément, la spontanéité, le sentiment de justice, l’égalité des chances dans la prise de parole, la facilité d’élocution, tous ces éléments revêtent une importance capitale pour une communication humaine digne de ce nom.


(Pour une comparaison appliquant tous ces critères aux diverses formules, voir «Communication linguistique Étude comparative faite sur le terrain». L’original anglais : «Linguistic Communication A Comparative Field Study»).


XII. QUELQUES PROPOSITIONS RAISONNABLES


(...) Une fois opérées les vérifications nécessaires, si elles confirment la conclusion à laquelle nous a conduit notre travail de consultants -- à savoir : l’espéranto est de très loin le meilleur système de communication internationale jamais expérimenté sur notre planète -- il vaudrait la peine de reprendre la proposition faite à la page 44 du rapport de la SDN : organiser l’enseignement de cette langue dans les écoles.


Les enfants y perdront-ils quelque chose ? Non, pour une raison très simple, mais généralement méconnue : l’espéranto est la meilleure propédeutique qui soit à l’étude des langues étrangères. Mais avant d’analyser cette particularité de plus près, voyons pourquoi l’espéranto bousculerait peu l’enseignement tel qu’il est organisé aujourd’hui.


À l’instar de la langue la plus parlée dans le monde, le chinois, il se présente essentiellement comme un code. On pourrait presque dire que c’est une langue sans grammaire, qu’elle se ramène entièrement à du vocabulaire. Elle se compose de monèmes toujours invariables. Le contraste est grand avec les langues occidentales. (...)


Une expérience pédagogique a été faite avec des enfants de 11 ans aux confins de la Slovénie et de l’Autriche. Les élèves de deux localités-frontières, géographiquement proches mais culturellement distantes, Deutschlandsberg en Autriche et Radlje ob Dravi en Slovénie, ont suivi un cours coordonné d’espéranto dispensé du côté slovène par M. Zlatko Tisljar, de l’Institut de la Culture de Maribor (Slovénie), et par M. Siegfried Robia du côté autrichien. «L’expérience a démontré qu’au bout de 24 heures d’enseignement les enfants de deux cultures différentes pouvaient converser sur les sujets de la vie courante». (10)


A vrai dire, le rendement du système de structuration de l’espéranto est si merveilleux qu’on peut déjà exprimer énormément de choses à l’aide de quelques centaines de monèmes. Le magazine pour jeunes Kontakto publie dans chaque numéro des textes marqués d’une mention qui précise le niveau de difficulté. Le niveau 1 correspond aux articles ou nouvelles n’utilisant pas plus de 520 monèmes, dont la liste est périodiquement publiée. Je dis «monèmes» et non «mots», puisque as, o, a et em figurent parmi ces 520 éléments. Or, celui qui lit ces écrits de niveau 1est étonné de constater la variété des sujets, la qualité du style, l’expressivité des textes. On peut vraiment exprimer des idées très diverses avec ces 520 monèmes qui constituent la base de l’espéranto.


Faisons un petit calcul. Une année scolaire de 38 semaines de cinq jours, cela fait 190 jours. Pour que les élèves acquièrent cette base-là, il suffit de leur apprendre tantôt trois, tantôt deux monèmes par jour de classe. Qu’est-ce que cela représente d’apprendredeux ou trois nouveaux «mots» par jour pour des enfants ou des adolescents, dont la logique est généralement implacable et la mémoire excellente ? En deux minutes, l’enseignant les a écrits au tableau et en a expliqué la signification. Huit minutes de plus pour former quelques phrases où l’on réinsère les éléments appris précédemment, pour apprendre les structures et entretenir l’acquis, et le tour est joué. En dix minutes par jour pendant 38 semaines, nous pouvons changer la face du monde pour les générations à venir ! En fait, cet enseignement pourrait être intégré dans le cours de langue maternelle, à titre de référence linguistique, comme nous le verrons tout à l’heure. (Certes, cette base est encore très restreinte, mais l’expérience prouve qu’une fois qu’elle est acquise, l’assimilation du vocabulaire suit le modèle de la boule de neige. C’est pourquoi l’école pourrait se contenter de fournir la base, faisant confiance à la vie pour l’étoffer.)


Cela dit, revenons à la fonction propédeutique de l’espéranto. Qu’est-ce que cela veut dire en pratique ? Qu’une année scolaire d’espéranto avant l’étude d’une autre langue fait gagner au moins une année à celle-ci. L’expérience a été faite suffisamment, en Grande Bretagne, en Finlande, en Allemagne et dans d’autres pays pour qu’il n’y ait aucun doute. Les élèves qui font un an d’espéranto, puis cinq ans d’anglais sont aussi bons ou meilleurs en anglais que ceux qui ont fait six ans d’anglais. Je dis «anglais», mais j’aurais pu mettre «allemand», «latin» ou «russe». Le rapport du groupe de travail créé par le Ministère finlandais de l’éducation nationale pour étudier la valeur pédagogique de l’espéranto le confirme clairement :


«Les résultats d’expériences pédagogiques montrent, entre autres choses, qu’un cours d’espéranto organisé dans une optique propédeutique améliore considérablement le succès des élèves dans l’étude des langues étrangères». (11)


Je suis personnellement un exemple vivant de cette réalité. L’espéranto a été ma première langue étrangère. Il m’a donné le goût des langues, il a représenté pour moi une sorte de cours de linguistique générale concrète, il m’a déconditionné des habitudes arbitraires de ma langue maternelle sans que je doive me reconditionner d’emblée selon les habitudes arbitraires d’un peuple étranger, bref, il m’a donné une avance sur mes camarades que je n’ai jamais perdue.


L’espéranto motive pour apprendre les langues étrangères parce qu’il met en contact avec le monde extérieur. Pourquoi ai-je fait un diplôme de chinois ? Parce qu’à quinze ans j’ai correspondu en espéranto avec un adolescent chinois qui m’a initié à sa culture et m’a donné envie d’apprendre sa langue. J’ai rencontré un jour à Primosten un jeune maçon parisien qui parlait croate. Surpris, je lui ai demandé s’il était d’origine yougoslave. «Non, pas du tout,» m’a-t-il répondu, «je suis français à 100%. J’avais appris l’espéranto et je suis venu ici quand les étudiants de Zagreb ont organisé un camp espérantophone. Le pays m’a plu, les gens m’ont plu, je suis revenu à ce camp plusieurs années de suite. Un jour je me suis senti tellement proche de ce peuple que j’ai éprouvé le besoin d’apprendre sa langue». (...)


Les innombrables détracteurs de l’espéranto qui lui reprochent de détourner les jeunes des avantages culturels inhérents à l’étude des langues étrangères feraient bien d’étudier la réalité avant de se lancer dans des affirmations péremptoires. (...) En fait, la connaissance des langues est plus vaste et plus profonde dans un échantillon de personnes qui, du fait des hasards de la vie, ont appris l’espéranto dans l’enfance que dans un échantillon aléatoire de population. La découverte de l’espéranto représente une ouverture au monde qui se traduit souvent concrètement par l’envie d’apprendre telle ou telle langue.
(...) tout pédagogue comprendra, en voyant comment la langue de Zamenhof est structurée, son rôle facilitateur pour l’assimilation des autres idiomes. L’espéranto déblaie admirablement le terrain. Il est comme la gymnastique avant la saison de ski, comme les gammes avant le concert. Il prépare, assouplit, renforce.


Voici un exemple. Il existe quatre à six façons de traduire, dans la plupart des langues, la phrase «vous l’aimez plus que moi», si on ne tient compte que de l’aspect grammatical de la phrase (avec l’aspect sémantique la distinction entre «aimer d’amour», anglais to love, et «aimer par goût», anglais to like il faudrait doubler le nombre de possibilités). L’élève d’espéranto aura été obligé de distinguer les six formules, comme suit :


1) vous l’aimez plus, cet homme, que vous ne m’aimez moi : vi amas lin pli ol min ;
2) vous l’aimez plus, cet homme, que je ne l’aime : vi amas lin pli ol mi ;
3) vous l’aimez plus, cette femme, que vous ne m’aimez moi : vi amas ŝin pli ol min (rappelons que ŝ se prononce «ch») ;
4) vous l’aimez plus, cette femme, que je ne l’aime : vi amas ŝin pli ol mi ;
5) vous l’aimez plus, cette chose, ou cet animal, que vous ne m’aimez moi : vi amas ĝin pli ol min (ĝ se prononce comme «Dj» dans «Djibouti») ;
6) vous l’aimez plus, cet animal ou cette chose, que je ne l’aime : vi amas ĝin pli ol mi.


En espéranto, le système est simple et régulier : le sujet de l’amour est désigné par un pronom se terminant par -i, l’objet de l’amour par un pronom se terminant par -in. En outre, c’est une langue où il n’y a pas de genre. (...) Cette absence de genre se retrouve en anglais, mais dans la langue de Shakespeare l’élève a une tâche plus compliquée, puisqu’il doit apprendre des variations irrégulières, par exemple I --> me, she --> her. L’espéranto rend la précision grammaticale transparente, mais n’oblige à mémoriser rien de plus que ce qui est nécessaire à la clarté. Il est fondé sur le principe du «nécessaire et suffisant». (...)


(...) l’espéranto intègre le pôle «rigueur» et le pôle «liberté». Le rapport entre rigueur et liberté est souvent mal compris. Bien des personnes croient que ces deux termes s’excluent. En fait, si chacun est à sa place, c’est la rigueur qui permet la liberté. Comment les hommes ont-ils réussi à marcher sur la lune ? Comment ont-ils conquis une telle liberté par rapport à la contrainte de la pesanteur terrestre ? En étudiant avec rigueur des lois rigoureuses au point d’être implacables : lois physiques, chimiques, mathématiques, astronomiques... En prenant conscience de ces lois et de leur caractère implacable, ils ont pu en jouer en toute sécurité. «Implacable» veut peut-être dire «terrible» en ce sens que cela ne laisse pas d’issue, mais, par le fait même, cela veut dire aussi «absolument fiable». Si les lois astronomiques étaient fantaisistes, personne n’aurait jamais pu se promener sur notre satellite.


Chaque phrase d’espéranto est un modèle de bonne coordination entre rigueur et liberté. C’est parce que le sens des éléments du langage est implacable, ne supporte aucune exception, que l’on est libre d’exprimer sa pensée comme on l’entend. Si, pour dire qu’une maison «brûle», je peux dire non seulement brulas, mais aussi flamas ou fajras (...), c’est parce que le sens de la terminaison -as est fiable à 100% : la liberté résulte de cette rigueur absolue. Du moment que j’ajoute -as à une racine, j’utilise le concept comme verbe au présent de l’indicatif. Heureusement, les contraintes n’ont pas besoin d’être nombreuses, puisque leur validité est générale. La rigueur est implacable, mais il y en a juste la dose qu’il faut pour permettre une immense liberté, en toute sécurité, et donc pour stimuler la créativité dans l’expression.


Comme la rigueur dépend du cerveau gauche (chez un droitier) et la créativité du cerveau droit, un cours d’espéranto est un exercice de bon fonctionnement humain allant beaucoup plus loin qu’on ne pourrait le croire à première vue. C’est surtout vrai dans le cas des enfants. Pour les adultes, tout dépend de leur souplesse psychologique : pour certains, un tel cours sera une véritable thérapie, un entraînement à la liberté à l’égard d’un surmoi irrationnel ; pour d’autres, le déconditionnement par rapport à la langue maternelle pourra être vécu comme pénible. (...)


Une déclaration d’intention


(...) l’action à entreprendre ne saurait se limiter à l’enseignement. On peut faire bien d’autres choses pour débloquer complètement la situation. Par exemple travailler à obtenir une déclaration que feraient les instances compétentes de la Communauté européenne ou de l’ONU, et selon laquelle au bout d’un délai à déterminer (dix ans ? quinze ans ? vingt ans ?) la documentation dans les réunions répondant à certains critères serait distribuée exclusivement en espéranto, l’interprétation n’étant plus assurée que dans cette langue. Autrement dit, au Parlement européen, chaque délégué aurait le droit de s’exprimer dans sa langue, comme aujourd’hui, mais ses paroles ne seraient traduites qu’en espéranto. On pourrait également envisager une étape intermédiaire avec bilinguisme anglais/espéranto.


Ce simple système représenterait déjà un gain énorme sur le plan de l’efficacité (cela supprimerait l’interprétation par relais, du type traduction en grec de l’interprétation française d’un discours portugais) et ne poserait pas de grands problèmes aux délégations : des personnalités de ce niveau n’auraient aucune peine à acquérir une connaissance passive de la langue de Zamenhof. Il est infiniment plus facile de comprendre que de s’exprimer, dans n’importe quelle langue, et l’espéranto ne fait pas exception. En outre, il est probable que toutes les délégations se débrouilleraient pour inclure un ou deux membres ayant une bonne maîtrise active de l’espéranto.


On peut être assuré qu’une fois une décision prise dans ce sens, le regard sur l’espéranto changerait dans l’ensemble de la société. Éditeurs, institutions organisant des cours de langue, secrétaires multilingues, juristes spécialisés dans le droit international, toutes sortes de personnes se mettraient à apprendre la langue ou à participer à sa diffusion tout simplement pour améliorer leurs chances de carrière ou de profit. On verrait sans doute des magazines ou des journaux présenter dans chaque numéro une leçon d’espéranto, souvent sur le mode humoristique. Radios et télévisions feraient probablement de même. Ces simples faits augmenteraient rapidement la population espérantophone, vu la facilité d’assimilation de la langue. Il y aurait sans doute une ruée sur l’espéranto comme il y a eu une ruée sur l’informatique.


(...) Bref, petit à petit, la gabegie actuelle serait remplacée par un système économiquement efficace, psychologiquement satisfaisant et présentant moins de danger, pour la diversité culturelle du monde, que la propagation actuelle des valeurs et de la mentalité anglo-saxonnes.


Utopie ?


Trop optimiste ce scénario ? Utopique ? «Cela n’a aucune chance, vous prenez vos désirs pour des réalités», me dira-t-on probablement. (...) Peut-être l’homme est-il beaucoup plus masochiste que je ne l’imagine. Peut-être l’idée de faire facilement, à peu de frais, quelque chose d’efficace selon un processus agréable n’a-t-elle aucune chance quand l’autre solution possible consiste à faire d’immenses efforts pour aboutir à une solution boiteuse, terriblement coûteuse et inefficace, en diffusant partout injustices et frustrations.


Les personnes qui classent l’espéranto parmi les utopies parlent comme si elles connaissaient l’avenir. Elles assument une position de prophète. C’est leur droit. Mais ont-elles prévu la crise pétrolière des années 70 ? (...) Ont-elles prédit l’élection d’un pape polonais ? (...) Ont-elles dit, début novembre 1989, que le mur de Berlin allait s’écrouler, que l’Europe de l’est abandonnerait le communisme, que l’URSS passerait à l’économie de marché et cesserait d’exister en tant qu’entité politique ? Ont-elles parlé, vers mars-avril 1990, de la prochaine guerre du Golfe ou, en juillet 1991, de la guerre civile en Bosnie ? Si elles n’ont pas prévu ces événements, elles feraient bien d’y regarder à deux fois avant de se mettre à prédire ce qui sera possible ou non demain.


Il y a dans les phénomènes sociaux une masse critique qui fait basculer d’une tendance à une autre. L’espéranto présente tous les signes d’une évolution vers cette masse critique. Sa progression sur tous les fronts est telle qu’il est tout à fait vraisemblable qu’il s’approche du seuil où tout basculera (...) (Cela dit,) Un consultant (...) se borne à recueillir des faits, à montrer des enchaînements logiques, à les vérifier par l’expérience pratique et à faire ressortir en quoi telle option diffère de telle autre. Il peut aussi définir le scénario le plus probable.


Un consultant (...) qui aurait étudié les deux systèmes rivaux qu’ont été (...) les chiffres romains et les chiffres arabes aurait sans doute préconisé l’adoption de ces derniers. Essayez donc de multiplier XC par XLIV ou même (...) de faire la somme IX + XI + MCMXL + D + VIII. Vous aurez beaucoup de mal (...). En fait, seuls des mathématiciens étaient capables d’effectuer ces opérations. Parce qu’ils témoignent d’une cohérence beaucoup plus grande et disposent du zéro, les chiffres arabes sont plus démocratiques : ils mettent les opérations fondamentales à la portée des enfants, des petits artisans, des commerçants peu cultivés. Pourtant il a fallu plusieurs siècles, après leur apparition en Europe, pour qu’ils prennent la place des chiffres romains. L’opposition qu’ils ont suscitée a été farouche et ils ont même été interdits dans certains États. Mais quelle qu’ait été la résistance des puissants et des traditionalistes, ils ont vaincu. Je crois qu’un consultant de l’époque aurait pu le prévoir. Quand un système est nettement supérieur à un autre, il finit par l’emporter. Il y a beaucoup de points communs entre espéranto et chiffres arabes d’une part, emploi international des langues ethniques et chiffres romains d’autre part. Tout en étant conscient de notre ignorance de l’avenir, on peut donc se fonder sur ce précédent pour conclure qu’il n’est pas sot de prévoir qu’un jour viendra où la communication internationale se fera en espéranto.


Mais pour cela, il faudra des décisions, et ce n’est pas au consultant qu’il appartient de décider. La balle est dans le camp de ceux qui ont le pouvoir. Et de la population, qui, dans les pays démocratiques, a son mot à dire. C’est pourquoi j’invite les lecteurs qui ont de la sympathie pour ce qui a été dit ici à faire connaître ce livre autour d’eux. Ne vaudrait-il pas la peine d’exiger de nos autorités que pour une fois, dans le domaine des langues, elles décident en connaissance de cause ?


************


Annexe : Comment se fait-il que l’espéranto s’acquière tellement plus vite que les autres langues étrangères ?


Si l’espérantophone se sent libre, naturel, c’est qu’il n’a pratiquement pas de réflexes conditionnés à opposer à ses réflexes innés. Il manie la langue de façon créative, grâce à un petit nombre de repères d’une rigueur absolue.


L’étranger qui dit «vous musiquez bellement» se rend peut-être ridicule, ce qui, soit dit en passant, fausse la relation humaine, mais il ne fait qu’appliquer avec rigueur les structures de notre langue qu’il a assimilées. En espéranto, il a le droit de dire «vi muzikas bele». La liberté de faire du concept "musique" un verbe résulte de la rigueur de la terminaison -as : celle-ci indique toujours, et exclusivement, un indicatif présent. La terminaison -e a la même rigueur, d’où le droit de l’appliquer chaque fois qu’on veut indiquer la manière, le moyen, la circonstance. En espéranto, toute structure linguistique est généralisable à l’infini.


Les langues nationales s’acquièrent de façon additive, l’espéranto de façon multiplicative. Il y a la même différence qu’entre progression arithmétique et progression géométrique. Dans n’importe quelle langue occidentale, les mots santé, guérir, curatif, etc., doivent être appris séparément : le processus est additif. En espéranto, chaque nouvel élément multiplie le lexique préalablement acquis. Considérons les monèmes san, qui exprime le concept de "santé", et jun (prononcer : youn), qui correspond à la "jeunesse" , ainsi que cinq éléments -- cinq morphèmes, dirait un linguiste -- particulièrement multiplicateurs : -a (fonction adjective), -o (fonction substantive), -i (fonction infinitive), re (retour) et ig (causatif). Leur combinaison donnera sana, "bien portant", sano, "santé", resanigi, "guérir" ("rendre de nouveau bien portant"), resanigo, "guérison", resaniga, "curatif", juna, "jeune", juno, "jeunesse", rejunigi, "rajeunir", rejunigo, "rajeunissement", etc. Un seul monème de plus, ebl, qui exprime la possibilité, accroîtra sensiblement votre vocabulaire. A côté de ebla, "possible" et eblo, "possibilité", vous formerez resanigebla ou sanigebla, "guérissable", "curable" et rejunigebla, "susceptible d’être rajeuni", pour ne rien dire d’ebligi, "rendre possible", "donner la possibilité".


Le même système étant appliqué à toute la langue, le vocabulaire à mémoriser est fortement réduit. En appliquant les cinq éléments précités à la racine vid, «voir», l’élève formera lui-même vidi, "voir", vido, "vue", "vision", vida, "visuel", vidigi, "faire voir", "montrer", vidigo, "fait de faire voir", "action de montrer", vidiga, "qui fait voir", "illustratif", revidi, "revoir", revido, "la ’revoyure’", videbla, "visible", videblo, "visibilité", videbligi, "rendre visible", videbligo, "action de rendre visible", revidebliga, "qui a pour effet de rendre de nouveau visible", etc. Ainsi, une fois les cinq premiers éléments acquis, il suffit d’apprendre une racine, vid-, pour pouvoir traduire neuf mots français et composer soi-même quatre mots supplémentaires qui ne peuvent être traduits dans notre langue que par des circonlocutions.


Deux attitudes opposées, chacune légitime à son niveau, se présentent dans les apprentissages linguistiques. Dans le cas d’une langue nationale, c’est la soumission ; pas question de vagabonder hors des chemins tracés : il m’aide est admis, il aide moi ou il aide à moi sont exclus. En anglais ou en allemand, on n’a pas davantage de choix, mais les structures imposées sont différentes : he helps me (il aide moi), er hilft mir (il aide à moi). Ces contraintes sont comparables aux usages et formes de politesse qu’il faut respecter si l’on ne veut pas choquer et qui donnent à chaque culture sa saveur irremplaçable. Mais ce qui a un sens dans le cadre d’une culture donnée n’en a plus au niveau interculturel. L’ordre des mots de la phrase néerlandaise ou allemande, qui contribue à donner à ces langues leur génie particulier, se mue en handicap dans la communication inter-peuples : il empêche l’étranger de s’exprimer avec la même aisance que le natif. Visant à faciliter au maximum le dialogue humain, l’espéranto ne pouvait imposer les habitudes d’un peuple déterminé ; il a donc naturellement débouché sur une attitude opposée à la soumission : le libre choix. L’échange interhumain n’atteint son niveau le plus parfait que si l’énergie nerveuse, ou l’attention, se centre sur le contenu du message, pas sur des détails formels. Dans l’exemple précité, pour que le message passe, il faut et il suffit que le sujet soit distingué de l’objet et que le concept d’aide soit exprimé sous forme de verbe au présent. Ces points respectés, l’usager de l’espéranto est libre : li min helpas, li helpas min, li helpas al mi sont également corrects et fréquents. Le choix dépend de l’humeur du moment ou de l’effet stylistique recherché (rythme, par exemple). De même, pour exprimer l’idée «il ira en tram», l’espérantophone a une latitude sans équivalent ailleurs : li iros en tramo (en, «dans») ; li iros per tramo (per, «au moyen de») ; li trame iros (-e indique la manière, le moyen) ; li iros pertrame (redondance parfaitement admise), li tramos (-os, indicatif futur), etc.


Grâce à l’effet multiplicatif, joint à la cohérence absolue des structures grammaticales et à l’absence de contraintes formelles, l’élève moyen accède en un an à une capacité de communication supérieure à celle que lui confère, à nombre égal d’heures hebdomadaires, huit ans d’anglais.


____________
1. English Language Fair, Newsletter, n° 3, Londres, Barbican Centre, 22-24 octobre 1984.
2. Cité par Jean-Claude Buffle, «Indiens américains : les guerres de 1991», L’Hebdo, 7 mars 1991, p. 31.
3. Société des Nations, "L’espéranto comme langue auxiliaire internationale." Rapport du Secrétariat général, adopté par la Troisième Assemblée (Genève : SDN, 1922), p. 44.
4. Jacques Ruffié, Professeur au Collège de France, membre de l’Académie de médecine, «La responsabilité des scientifiques» in, Bernard Cassen, "Quelles langues pour la science ?" (Paris : La Découverte, 1990), p. 213.
5. Richard E. Wood, «A voluntary non-ethnic, non-territorial speech community» in William Francis Mackey et Jacob Ornstein, réd. Sociolinguistic Studies in Language Contact (La Haye, Paris et New York : Mouton, 1979), pp. 433-450.
6. Maendeleo Esperanto-Klubo, Kigwa-Tabora.
7. Elle est reproduite dans : Adolf Holzhaus, Doktoro kaj Lingvo Esperanto (Helsinki : Fondumo Esperanto, 1969), pp. 244-264
8. Pierre Janton, «La résistance psychologique aux langues construites, en particulier à l’espéranto», Journée d’étude sur l’espéranto (Paris : Université de Paris VIII, Institut de linguistique appliquée et de didactique des langues, 1983), p.70.
9. Voir l’éditorial de Hans Bakker dans le numéro de mai 1993 de la revue "Esperanto".
10. «24 Stunden Esperanto für 11jährige Schüler aus der Steiermark und Slowenien», Westösteirreichische Rundschau, 27 mars 1993, p. 16.
11. Opetusministeriön Työryhmien Muistioita, Opetusministeri ön Esperantotyöryhmän Muistio, Helsinki : Ministère de l’éducation, 1984, p. 28. Voir également Helmar Frank, «Die Wesensmerkmale des Paderborner Modell für den Sprachorientierungsunterricht» in T. Carlevaro et G. Lobin, réd., Einführung in die Interlinguistik (Alsbach : Leuchtturm-Verlag, 1979).