Claude Piron

Handicap linguistique et droits de l'homme


Symposium «Langues et droits de l'homme»
Mardi 28 avril 1998, Genève, Palais des Nations, Salle VIII


(Résumé: De nos jours, des millions de personnes souffrent de handicap linguistique: elles sont placées dans des situations où elles ne peuvent s'exprimer avec aisance, précision et confiance en soi dans la langue requise pour communiquer avec leurs interlocuteurs. Mais la société n'a guère pour elles de compréhension et de compassion. En fait, il serait possible de débarrasser la planète de ce fléau. Ce qui manque, c'est une étude objective des moyens disponibles et une véritable volonté de s'attaquer au problème.)


La Déclaration universelle des droits de l'homme est tout entière imprégnée d'une même notion: la notion d'équité. Malheureusement, la plupart des gens ne se rendent guère compte de l'importance de l'équité dans le domaine des langues et de l'importance des langues dans le domaine de l'équité. L'attitude de la société en matière linguistique favorise partout l'inégalité. Aux Nations Unies, certains peuvent utiliser leur langue maternelle, d'autres sont privés de cette possibilité et personne n'a d'égards pour leur handicap. Il serait pourtant facile de rétablir la justice. Il suffirait de décider que personne, dans les organisations rattachées à l'ONU, n'aurait le droit d'utiliser sa langue maternelle. Si les Américains, les Français et les autres privilégiés étaient contraints de s'exprimer dans une langue étrangère dans chacune de leurs communications orales ou écrites, ils ne tarderaient pas à prendre conscience de ce qu'ils font subir à leurs collègues et la notion d'équité en matière linguistique trouverait peut-être une porte d'entrée dans le monde des relations internationales. Mais il suffit de formuler cette idée pour sentir qu'elle n'est pas réaliste dans le contexte actuel. Elle paraît étrange, excentrique. Pourquoi? Qu'est-ce que ce rejet révèle, sinon que, si éloquents que soient les beaux discours en faveur de la non-discrimination, il n'y a pas de volonté réelle d'organiser les relations sur un pied d'égalité?


Ceux qui peuvent utiliser leur langue maternelle présentent une sorte de cécité, d'insensibilité à l'égard de ceux qui n'ont pas cette chance. Quand on est forcé de s'exprimer dans une langue étrangère, on paraît moins intelligent qu'on n'est, très souvent on se rend ridicule. A l'ONU, à New York, le représentant d'un État au bord de l'effondrement économique a un jour commencé une intervention en disant, lentement (il était clair qu'il avait de la peine à formuler sa pensée en anglais): «My Government sinks...» (Mon gouvernement coule). Bien sûr, il voulait dire «My Government thinks...» (Mon gouvernement pense que...). Tout le monde a éclaté de rire. Ce qui m'a frappé, c'est que personne n'a éprouvé la moindre compassion pour cet homme, qui, comme 80% de la population du globe, n'a pas le son du th anglais dans sa langue maternelle et est donc acculé soit à torturer sa bouche chaque fois qu'il énonce la moindre phrase en milieu international, soit à tomber dans le ridicule. Ou considérons le cas de Mme Helle Degn, ministre danoise qui, ouvrant une séance internationale et voulant s'excuser de ne pas être tout à fait familière avec le sujet traité, car elle venait juste d'assumer ses fonctions, dit: «I'm at the beginning of my period» (Je suis au début de mes règles) (1). Pourquoi a-t-elle été la risée de toute l'assemblée? Pourquoi était-elle exposée à un risque de ridicule toujours épargné aux représentants de certains pays? Par sa faute? Pas du tout. Comme la plupart des étrangers qui s'expriment en anglais à un niveau élevé, elle avait derrière elle plus de 10.000 heures d'étude et de pratique de la langue. Mais on n'est jamais sur un pied d'égalité avec ceux dont on parle la langue maternelle. Le risque de ridicule est loin d'être réparti de façon équitable.


Quand je travaillais à l'OMS, il y avait un médecin japonais qui représentait son pays à un organe régional. Il ne disait jamais, par séance, plus de deux ou trois phrases sagement préparées sur un bout de papier. Nous nous disions: «Bon, il n'est pas bavard». Mais un jour le Gouvernement japonais a organisé une réunion à Tokyo et assuré l'interprétation simultanée à partir du japonais. L'attitude de cet homme a changé du tout au tout. Il avait toutes sortes de choses pertinentes à dire, toutes sortes de contributions utiles à apporter aux débats. Il était libéré du handicap dont on est victime lorsqu'on doit formuler sa pensée dans une langue étrangère. Nous avons découvert une personnalité totalement différente.


Comment se fait-il que la nature de la langue à utiliser a une telle influence, non seulement sur la manière dont on est perçu, sur la position désavantageuse dans laquelle on se trouve lorsqu'on négocie ou doit se défendre, mais aussi sur le simple fait d'oser demander la parole? Comment se fait-il que cette inégalité soit si peu évidente pour ceux qui ont toujours le droit de s'exprimer dans leur propre langue?


Apprendre une langue: un travail de Sisyphe


Quand nous acquérons notre langue maternelle nous sommes bien trop jeunes pour nous rendre compte de ce qui se passe. Il s'agit en fait d'introduire dans le cerveau, puis de transformer en réflexes, moyennant d'innombrables répétitions, des centaines de milliers de données, de programmes et de sous-programmes reliés les uns aux autres en un réseau d'une effarante complexité. C'est la raison pour laquelle, après 20.000 heures d'immersion totale dans la langue du milieu, l'enfant de six ou sept ans est encore incapable de s'exprimer correctement. Il dit vous faisez au lieu de vous faites, des chevals et non des chevaux, parce que les programmes généraux n'ont pas encore été affectés de la marque «déviation vers un sous-programme particulier» qu'exigent les concepts «faire» et «cheval». Quand on apprend une langue étrangère, il faut se déconditionner d'une bonne partie de ces réflexes pour se reconditionner avec les réflexes de la nouvelle langue. C'est une tâche immense, raison pour laquelle à Hongkong, par exemple, après six années d'étude comportant plusieurs heures par jour, la moitié des élèves échouent à l'examen d'anglais à l'âge de seize, dix-sept ans. (2)


Il est triste que l'on ait si peu de compassion pour toutes les personnes qui ne font pas partie de l'«élite» et qui souffrent de handicap linguistique. Et pour les millions d'enfants qui, dans le monde entier, sont obligés de consacrer un nombre d'heures considérables et de grandes quantités d'énergie nerveuse à l'étude scolaire de langues qu'ils n'arriveront jamais à maîtriser vraiment.


Je repense à un groupe de réfugiés de Yougoslavie et d'ex-Yougoslavie auxquels j'ai eu affaire. Tous les adultes avaient eu six ans de russe, d'allemand ou d'anglais à raison de quatre heures par semaine. Il se trouve que je me débrouille dans ces langues. Mais la communication avec ces gens était extrêmement frustrante. Il nous fallait plusieurs minutes pour exprimer une idée toute simple qui n'aurait demandé que deux secondes dans nos langues respectives, et très souvent nous ne pouvions que reconnaître notre incapacité à nous comprendre. Un jour, pour communiquer à une mère venue d'Osijek le message: «La veste pour votre fils sera disponible lundi prochain», il nous a fallu cinq minutes, parce que nous ne nous rappelions pas les mots exacts et qu'il fallait recourir à toutes sortes de circonlocutions pour exprimer l'idée à transmettre, malgré les quantités considérables de temps et d'efforts que nous avions, les uns et les autres, investis dans l'étude des langues.


Du moins avons-nous fini par nous comprendre. Mais d'autres situations sont bien plus éprouvantes. Que faire, quand on se trouve face à une dame âgée qui ne parle qu'albanais et qui fait une crise d'hystérie? Ce qui s'exprime là, c'est une saturation de souffrance, de détresse, de confusion, de désespoir, cela, vous le percevez. Vous savez que vous pourriez l'aider, que vous avez été formé aux techniques permettant de la calmer. Mais vous ne pouvez rien faire, parce que vous ne comprenez pas un seul détail du vécu qu'elle a besoin de raconter, des sentiments qu'elle doit exprimer pour retrouver son équilibre. Quand vous faites une expérience de ce genre, vous comprenez ce qu'est le handicap linguistique. Vous vous sentez comme si vous étiez victime d'une attaque, comme si votre cerveau était atteint; quels que soient les sentiments qui vous habitent et vous portent à intervenir, vous êtes réduit à l'impuissance. Vous n'êtes plus un être humain. Car ce qui nous rend humains, c'est la relation.


Je me demande quel sera le prix, pour les générations futures, de tous les traumatismes qui rebondiront parce qu'ils n'auront pas été traités en temps voulu, non pas faute de thérapeute, mais faute d'une langue rendant la thérapie possible, une thérapie qui, dans bien des cas, serait de brève durée. Les personnes en détresse ont besoin qu'on les écoute, elles ont besoin de sentir qu'on les comprend. Mais cela exige un moyen de communication linguistique. A une époque où des millions de personnes doivent s'adapter à une culture différente, parce que des contraintes politiques ou économiques les ont forcées à quitter leur pays d'origine, la souffrance des handicapés linguistiques est un phénomène quotidien, mais la société dans son ensemble n'éprouve pour eux aucune compassion, bien que, comme je vous le montrerai dans un instant, le problème serait facile à résoudre, si l'on voulait vraiment s'y attaquer.


Discrimination et injustice


Pourquoi ne le veut-on pas vraiment? Sans doute parce qu'on ne se rend pas compte de la situation. Le concept lui-même de handicap linguistique est étranger à la plupart des gens. Cette triste réalité n'est jamais nommée, et quand une chose n'est pas formulée, elle ne trouve pas sa place dans la conscience. Du coup, la plupart des handicapés linguistiques ne perçoivent pas leur situation en ces termes-là. Ce qu'ils ressentent est beaucoup plus proche d'un sentiment de culpabilité. «Si je n'arrive pas à me faire comprendre, c'est de ma faute, c'est que j'ai été trop paresseux ou pas assez débrouillard pour acquérir un moyen de communication adapté à la situation». Les personnes qui, pour des raisons d'ordre linguistique, se rendent ridicules, ou sont traitées injustement par la police, le système judiciaire ou leur patron ne se rendent pas compte que la société a dans leur handicap une part de responsabilité beaucoup plus grande qu'elles-mêmes. Par conséquent, la discrimination qui se produit est rarement comprise comme telle. Il n'est pas fréquent qu'on puisse lire une phrase comme celle-ci, qui a trait aux personnes qui sélectionnent les candidats à un poste sur la base d'un entretien en anglais: «L'anglais des agents des services du personnel est l'un des moyens de discrimination les moins visibles, les moins mesurables et les moins susceptibles d'être compris». (3)


Un autre aspect du problème est que ceux qui exploitent les étrangers ont tout avantage à conserver leur supériorité linguistique, qui leur évite de devoir assumer leurs responsabilités.


Un Suisse voyageant à Manille a persuadé un adolescent de quatorze ans de le suivre dans son pays. Il lui a promis de financer ses études, de le loger et même de l'adopter légalement. Le jeune homme a accepté. Arrivé en Europe, il a été intégré dans un réseau de prostitution et a aussi été utilisé comme esclave par l'individu qui l'avait «recruté» là-bas. L'adolescent a cru pouvoir s'en sortir lorsque deux policiers se sont rendus dans la maison où il était enfermé, parce qu'on avait des soupçons sur ce qui s'y passait. Les policiers ont effectivement vu le jeune, mais il ne parlait qu'une sorte de pidgin English et les deux agents ne savaient pas l'anglais. Le maître de l'esclave a pu discuter avec eux dans le dialecte alémanique local. Quand l'adolescent a tenté de se faire entendre, l'adulte a donné de ses dires des explications fantaisistes incompréhensibles au jeune esclave. Celui-ci n'a donc pas pu contester les dires de son exploiteur, comme il aurait pu le faire s'il n'avait pas été enfermé dans son handicap linguistique.


Ici à Genève, un ressortissant du Burkina Faso a été condamné sans rien comprendre à ce qui lui arrivait parce qu'il ne parlait qu'un dialecte africain, le bissa, et que la procédure s'est déroulée entièrement en français. Impressionné par la police, et éprouvant sans doute les sentiments de culpabilité typiques du handicap linguistique, il a signé la déposition établie à son sujet alors qu'il n'en comprenait pas la teneur. Nous ne connaissons le fait que parce qu'un avocat s'est trouvé sur place au bon moment et a réussi à faire annuler la décision. Cet homme a failli être renvoyé en Afrique avant que l'administration n'ait traité sa demande d'asyle politique, sous prétexte qu'il s'était rendu coupable d'actes illégaux, alors qu'en fait il était innocent et n'avait pas pu exposer sa version des faits. (4)


Une des complications qui résultent du handicap linguistique tient à la pénurie d'interprètes. Les administrations font appel à n'importe quelle personne originaire de la zone linguistique dont il s'agit. Mais traduire en restant objectif, sans que l'interprète n'introduise de déformations liées à ses opinions politiques ou à son état émotionnel, est loin d'être facile. Plus d'un réfugié a eu à souffrir par ce biais des conséquences de son handicap linguistique.


L'absence actuelle de conscience de l'importance de la langue en tant qu'élément de la dignité humaine conduit à des formes occultes de discrimination. Un travailleur immigré à qui j'ai eu affaire a été forcé, à Berlin, de parler allemand à son fils lorsqu'il se trouve avec lui au jardin d'enfants, parce que la responsable exige de comprendre ce qui se dit entre parents et enfants. Bien sûr, cela n'a rien d'atroce, puisque ces communications se limitent à quelques minutes par jour. Mais l'attitude de cette dame dérive de l'idée très répandue que la langue n'est pas importante, comme si sa seule fonction était de communiquer des informations. Cela revient à nier tout l'aspect affectif du langage, ainsi que le rôle de la langue dans le sentiment d'identité, ingrédient important du sentiment de dignité que mentionne si souvent la Déclaration universelle des droits de l'homme. La dame du jardin d'enfants ne se rend pas compte que son exigence comporte, pour celui qui la vit, quelque chose d'infériorisant, renforçant le sentiment d'être rejeté, exclu, un citoyen de seconde zone. Une immixtion analogue, mais bien plus grave, dans la relation entre parents et enfants se retrouve dans les prisons turques, où un père rendant visite à son fils est obligé de parler turc, alors que le kurde est la langue affective de la famille, et, souvent, la seule que les deux maîtrisent à fond.


Peut-on faire quelque chose pour améliorer la situation?


Peut-être êtes vous en train de vous dire: «Bon, tout cela est bien joli, il n'y a là rien de nouveau, mais que peut-on y faire?»


La première chose à faire est d'admettre que le handicap linguistique est fréquent dans le monde d'aujourd'hui et qu'il suscite beaucoup de souffrances, de frustrations et d'injustices.


Ensuite, il faut s'interroger sur les causes du problème. La principale est peut-être qu'il n'y a pas de volonté réelle de s'y attaquer parce que la situation linguistique actuelle donne des avantages à certains groupes ou couches sociales qui n'ont aucune envie de renoncer à leur supériorité. Une autre cause pourrait être qu'on n'est pas réellement conscient de l'ampleur du problème et de son impact sur des millions de personnes. Cette inconscience s'explique, pour une part, par la tendance à négliger les aspects neuropsychologiques du langage, c'est-à-dire, en fait, la quantité fantastique de données à insérer dans les structures cérébrales pour posséder une langue; en d'autres termes, le fait que, pour s'exprimer couramment, il faut créer dans le cerveau des centaines de milliers de réflexes et les renforcer constamment pour les entretenir.


L'étape suivante pourrait consister à attaquer le problème selon les méthodes de la recherche opérationnelle: on procéderait alors à une analyse comparative des divers moyens disponibles pour atteindre le but. L'objectif est clair: éliminer le plus possible, au moindre coût, le handicap linguistique chez le plus grand nombre possible de personnes qui en souffrent. Une étude comparative de tous les systèmes inventés par l'humanité pour surmonter les barrières linguistiques permettrait de déterminer lequel offre le meilleur rendement de l'investissement, est le plus satisfaisant du point de vue psychologique, assure le mieux le respect de toutes les cultures et se révèle le moins discriminatoire.


Je voudrais ici souligner un point important qui n'est jamais pris en considération dans les débats sur l'utilisation des langues, à savoir qu'un énorme pourcentage de l'effort imposé au cerveau pour l'acquisition d'une langue étrangère n'a rien à voir avec l'efficacité de la communication et donc avec l'élimination des obstacles linguistiques qui créent le handicap. Autrement dit, si l'on trouve une langue qui suit le mouvement naturel du flux nerveux sans qu'il doive être dévié par des réflexes conditionnés, elle peut présenter une solution digne d'intérêt.


J'ai parlé tout à l'heure de mon expérience avec des réfugiés qui avaient suivi lors de leurs études secondaires des cours d'anglais, d'allemand ou de russe totalisant quelque 1200 heures, mais dont la compétence linguistique était si faible qu'il nous fallait cinq minutes pour communiquer une idée qui n'aurait demandé que deux secondes dans nos langues maternelles. Mais, je l'avoue, si j'ai dit la vérité, je n'ai pas dit toute la vérité, à savoir qu'au bout de quelques semaines est arrivé un jeune ouvrier du Kosovo qui avait fait six mois d'espéranto. Avec lui je n'ai pas eu de problème de communication. Avec moi, il n'a pas connu de handicap linguistique. Il n'était pas plus intelligent que les autres et n'avait pas fréquenté de meilleures écoles. Tout simplement, il souhaitait avoir des contacts profonds avec des gens du monde entier et, se rendant compte qu'avec les langues enseignées à l'école, il n'était pas près d'atteindre ce but, il avait essayé l'espéranto. Il est de fait que cette langue, fondée sur le droit de tirer pleinement parti des ressources de la créativité, sur la possibilté de généraliser sans exception toute structure linguistique, sur une très grande liberté dans la syntaxe et l'ordre des mots, suit sans obstacle ni détour le mouvement spontané d'un cerveau humain cherchant à exprimer une idée ou un sentiment. En moyenne, un mois d'espéranto confère une capacité de communication correspondant au niveau atteint au bout d'une année dans une autre langue. Autrement dit, après six mois d'espéranto on en sait autant qu'au terme de six ans d'anglais. En outre, si l'on cesse de pratiquer la langue pendant quelques années, on l'oublie beaucoup moins, parce que les réflexes naturels sont stables alors que les réflexes conditionnés ne le sont pas et ne se maintiennent que s'ils sont constamment entretenus. Si vous avez des doutes à ce sujet, observez la nature des fautes que vous faites quand vous réutilisez une langue étrangère après être restés quelques années sans la parler.


L'espéranto est utilisé dans le monde entier par des réseaux de personnes qui forment une sorte de diaspora au sein de laquelle le handicap linguistique n'existe pas. L'expérience de ce milieu est un peu comme un projet pilote qui a prouvé l'adéquation du moyen par rapport au but. Faire comme si cette expérience n'existait pas est une insulte aux millions de personnes qui souffrent de handicap linguistique.


Attention! Je ne dis pas qu'il faut adopter l'espéranto. Je dis qu'il faut le prendre en considération. Toutes les victimes des discriminations, souffrances et injustices liées au handicap linguistique, tous ceux qui font l'objet d'exploitation économique, qui se font blesser dans leur sentiment d'identité ou qui sont privés pour des raisons linguistiques de la thérapie indiquée dans leur cas méritent que l'on procède à une étude objective, honnête, des faits auxquels je viens de faire allusion, ainsi que de beaucoup d'autres. On ne peut pas juger objectivement l'espéranto sans le comparer sur le terrain aux autres méthodes de communication interculturelle pour des critères tels que la précision, la richesse d'expression, la facilité d'apprentissage pour les peuples les plus divers, la capacité d'exprimer directement les émotions, etc., de même qu'on ne peut s'en faire une idée sans tenir compte de sa littérature, de sa poésie, de ses chansons, de son histoire et de la manière dont il fonctionne dans les réunions internationales.


A mon avis, il faudrait voir les choses à terme. Après avoir vérifié toutes les données pertinentes, si l'espéranto se révèle offrir le meilleur moyen de libérer la société du handicap linguistique, on pourrait en organiser l'enseignement dans toutes les écoles primaires du monde. Cela ne changerait pas grand-chose aux programmes, puisque, dans une première étape, il suffirait de dix minutes par jour, pendant un an (5), et que ces dix minutes peuvent facilement être intégrées dans l'enseignement de la langue maternelle. L'intégration de l'espéranto dans l'enseignement primaire n'empêcherait nullement l'étude des langues nationales au niveau secondaire. Ainsi, au lieu d'avoir des millions d'enfants qui se torturent les méninges pour un résultat lamentable dans un effort destiné à maîtriser l'anglais considéré comme le moyen de communication internationale, les élèves aborderaient les langues nationales comme des branches valant la peine d'être découvertes pour leur valeur culturelle. Ils pourraient choisir, selon leur origine ou leur lieu de résidence, entre des langues comme le sanscrit, l'italien, le persan, le grec ancien, l'anglais shakespearien, l'hébreu, l'arabe ou d'autres langues. En procédant de la sorte, on ferait d'une pierre deux coups, pour le plus grand bien des prochaines générations: on débarrasserait le monde du handicap linguistique et on le sauverait de la pente actuelle qui l'entraîne vers une culture unidimensionnelle fondée sur les seules productions américaines.


Bien des États investissent des montants énormes dans l'enseignement de l'anglais, pour des résultats quasi-nuls. En moyenne, un élève sur cent, en Europe non-germanique, un sur mille en Asie, sont capables d'utiliser correctement la langue au bout de six années d'étude, et le niveau des professeurs est déplorable. Quand on entend le directeur du programme d'enseignement de l'anglais de l'Université de Malaisie dire: «Bien des professeurs d'anglais sont incapables d'avoir une conversation dans cette langue» (6), à quoi peut-on s'attendre, d'autant plus que le même jugement s'applique à bon nombre d'autres pays? Or, il ne s'agit pas de paresse, de mauvaise organisation ou d'insuffisances pédagogiques. La cause de l'échec réside dans le nombre énorme et incompressible de réflexes qu'il faut mettre en place pour arriver à posséder la langue. Ne serait-il pas raisonnable de remplacer cet investissement peu efficace par quelque chose de beaucoup moins coûteux qui pourrait réellement libérer le monde du handicap linguistique? Cela ne demanderait qu'une véritable volonté d'attaquer le problème et une coordination entre États semblable à celle que l'on a organisée avec succès en un temps relativement bref pour éradiquer la variole.


Mais la volonté de résoudre le problème implique un changement de mentalité. L'ordre (ou le désordre) linguistique actuel, dans le monde, est vertical: les langues sont hiérarchisées, avec l'anglais au sommet. C'est là que se trouve le pouvoir. On assiste donc à une sorte de ruée vers l'or, tout le monde se précipitant vers le but dans un esprit de compétition féroce, sans la moindre compassion pour ceux qui sont moins doués, ont moins de chance ou ont à souffrir de la situation. L'espéranto place les langues sur un axe horizontal: chaque langue se trouve avec toutes les autres sur un pied d'égalité, et le moyen de communication, qui n'exige qu'un effort modeste, est accessible à tous.


Le handicap linguistique n'est pas une malédiction devant laquelle nous serions impuissants. L'expérience de la communauté espérantophone prouve l'inverse. Ceux qui veulent l'ignorer sous prétexte que l'idée est en elle-même ridicule, dangereuse, irréaliste ou absurde assument une grave responsabilité, car ils se positionnent contre l'objectivité et donc contre l'équité. S'il existe un traitement pour une maladie endémique, que penseriez-vous d'un administrateur de la santé publique qui réprimerait toute tentative de le promouvoir, maintenant ainsi des millions d'êtres humains dans la douleur ou l'affaiblissement, parce que, sans le moindre coup d'œil sur la littérature spécialisée et sur les résultats de projets pilotes appliquant le médicament sur le terrain, il aurait décidé d'avance que c'était ridicule? Une telle attitude est-elle compatible avec l'esprit de la Déclaration universelle des droits de l'homme? Ou, pour prendre un autre exemple, y a-t-il une telle différence entre un politicien, un décisionnaire, un journaliste qui déclarent l'espéranto inacceptable avant de vérifier les faits et un fonctionnaire qui renvoie dans son pays un requérant d'asile avant même de l'avoir entendu? En pratique, tous les droits inscrits dans la Déclaration universelle supposent un moyen de communication linguistique. Considérons par exemple l'article 19, sur la liberté d'expression, qui «implique le droit (...) de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées». Comment peut-on exercer ce droit sans une langue qui permette de dire ou d'écrire avec aisance, sans piège, ce qu'on a à communiquer à ses partenaires ou à ses adversaires, sur un pied d'égalité? Tous ces points méritent, me semble-t-il, d'être pris en considération.


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1. Jyllands-Posten, 14 janvier 1994; Sprog og erhverv, 1, 1994.
2. Philip Segal, "Tongue-Tied in Hong Kong", International Herald Tribune, 18 mars 1998
3. Barry Newman, "Global Chatter - World Speaks English, Often None Too Well", The Wall Street Journal, Midwest Edition, 22 mars 1995, p. A15.
4. Frédéric Montanya, "Police et justice doivent respecter les droits des accusés", Le Courrier, 10 juin 1997, p. 3.
5. Claude Piron, Le défi des langues (Paris: L'Harmattan, 1994), p. 317; voir aussi pp. 174-193.
6. Jay Branegan, "Finding a Proper Place for English", Time, 16 septembre 1991, p. 51.