Claude Piron

Espéranto : l’image et la réalité


12.7 Le complexe


Notre société souffre-t-elle d’un complexe de Babel ? Comment expliquer autrement que tant de gens honnêtes et intelligents en arrivent à épouser le schématisme primaire de l’enfant de quatre ans lorsqu’ils traitent de la langue issue du projet de Zamenhof ? Ils savent pourtant que la réalité humaine est complexe, mouvante, diverse. Comment s’aveuglent-ils au point de négliger cette loi générale dans le cas de l’espéranto ?


Notons tout d’abord que ce schématisme primaire est entretenu par un cercle vicieux. Il est rare qu’une personne fasse connaissance de l’espéranto en lisant un exposé détaillé et objectif. La première rencontre se ramène en général à une phrase du type c’est une langue qui..., laquelle évoque immédiatement un schéma simplificateur. Or, un tel schéma, qui remplace le relatif par l’absolu, aboutit à faire de l’espéranto la superlangue que ses partisans prétendent parfaite et universelle; elle ne peut qu’être menaçante pour les autres idiomes, limités, eux, à un peuple et à un territoire. Ainsi naît la peur. Et la peur, surtout si elle est diffuse et inconsciente, fait régresser à un stade enfantin qui produit les raisonnements du type "tout ou rien" et empêche de corriger l’erreur première. Le cercle vicieux est ainsi amorcé : le schématisme crée la peur et la peur entretient le schématisme.


L’être humain s’identifie spontanément à sa langue. Aussi n’est-il pas étonnant que, chez certains, la peur prenne la forme d’une blessure narcissique : Qu’est-ce que cet espéranto qui se dit supérieur aux autres ? Non, mais pour qui se prend-il ? Ça n’a ni passé ni culture et ça prétend résoudre des problèmes qu’avec toute notre expérience nous arrivons à peine à surmonter ? Le sentiment est alors de l’indignation, mais c’est une indignation infantile : au lieu de voir les traits de l’espéranto tels qu’ils sont – conférant même à la langue une supériorité objective à certains égards – on les ressent comme voulant enlever quelque chose à la perfection de notre langue maternelle.


Ces mécanismes impliquent une projection de contenus inconscients. Toutes sortes d’émois, d’angoisses et de fascinations infantiles se sont tissées en un ensemble complexe que symbolise, dans les rêves et dans la production littéraire, l’image du robot : être rigide, inhumain mais puissant, capable, dans sa marche aveugle, de tout détruire sur son passage (1). Bien des indices donnent à penser que ce noyau fantasmatique se projette sur l’espéranto. Le texte suivant en fournit un bon exemple :


"La langue, comme l’amour et l’âme, est chose vivante et humaine, si difficile qu’il soit de la définir; c’est le produit naturel de l’esprit d’une race, non d’un homme seul.... Les langues artificielles sont répugnantes et grotesques, comme les hommes dotés de jambes ou de bras métalliques ou ayant un régulateur de rythme cousu dans leur cœur. Le Dr Zamenhof, comme le Dr Frankenstein, a créé un monstre fait de pièces et de morceaux vivants, et, comme Mary Shelley a essayé de nous le dire, rien de bien ne peut en sortir. (2)"


Nous laissons à l’auteur de ce passage la responsabilité de son jugement sur les êtres humains qu’un accident, une maladie ou une quelconque malformation contraint à utiliser une prothèse et qu’il perçoit comme répugnants et grotesques. Nous voudrions surtout appeler l’attention du lecteur sur le procédé qu’il emploie. Il est manifeste que ce texte émane d’une couche irrationnelle du psychisme et s’adresse au côté irrationnel du lecteur. Il tient plus du cauchemar que de l’étude objective du réel. Tout son impact résulte des métaphores qu’il utilise. Or les métaphores ont le grand avantage de permettre de dire n’importe quoi. Une personne, pour qui il s’agirait non d’un cauchemar mais d’un beau rêve, pourrait dire en partant de la même image du linguistique assimilé au vivant :


Zamenhof a transplanté des arbres et des fleurs, des herbes et des buissons, des oiseaux et des papillons provenant de pays très divers, pour créer un parc magnifique, structuré avec un goût excellent, afin que les hommes s’y rencontrent dans un climat de bien-être et de paix.


Pour utiliser une métaphore de ce type, il faudrait qu’une autre couche du psychisme se projette sur l’espéranto. C’est probablement le cas des personnes qui apprennent cette langue ou qui, sans aller jusque-là, éprouvent de la sympathie pour la collectivité espérantophone. La notion de langue inter-peuples semble bien agir comme révélateur psychique : les uns – la majorité – projettent leur angoisse, les autres – la minorité – leur espérance. (3)


Sur dix auteurs ou journalistes qui mentionnent l’espéranto, neuf n’ont eu aucun contact avec la langue telle qu’elle apparaît dans la pratique. Ce qu’ils nous livrent, ce ne sont donc pas des connaissances ou des réflexions faites à partir de l’observation du réel, mais des associations d’idées, au sens psychanalytique du terme. La langue joue ici le rôle des taches d’encre dans le test de Rorschach : la personne croit décrire une réalité extérieure; en fait, elle nous donne un aperçu sur certains éléments vivant dans les tréfonds de sa psyché.


Comme des contenus analogues, associés à des affects analogues, se retrouvent en chacun de nous, leur mention touche les mêmes couches du psychisme et suscite les mêmes réactions émotionnelles, de sorte que la même projection se refait chez le lecteur ou l’auditeur.


La projection est un mécanisme de défense du moi contre l’angoisse. Sa mise en jeu dans le cas qui nous occupe suggère l’hypothèse suivante. La définition sommaire de l’espéranto qui forme le premier contact avec ce phénomène linguistique comprend presque toujours des mots tels que "inventé" ou "créé", une référence à un "inventeur" ou "créateur", cause unique de l’existence de la langue. Autrement dit, elle présente cette dernière comme ayant eu un père, mais pas de mère. Comme nous l’avons vu, cette conception est historiquement inexacte : si la semence jetée par Zamenhof n’avait pas rencontré un terrain propice où le germe s’est développé naturellement, comme l’embryon dans l’utérus ou le grain dans la terre, l’espéranto ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.


Mais cela, la personne qui réagit à la première mention ne le sait pas. Comme toutes les autres langues sont des langues maternelles, cette langue née sans mère ne peut être qu’une monstruosité. L’évocation d’un monstre suscite l’angoisse et l’angoisse un mécanisme de défense.


L’anglais peut être ressenti comme une menace par un Québécois et le français par un Belge d’expression néerlandaise, mais ce sont là des menaces à l’échelle humaine. Si l’on est tout petit face à un géant, si on fait tout pour ne pas se faire écraser, du moins le géant est-il humain. L’espéranto est perçu comme né contre nature. C’est un mutant, un robot, un monstre qui, étant différent, ne peut se sentir à l’aise parmi les êtres normaux. On a envie d’éliminer ce monstre "répugnant et grotesque" et, la loi du talion régissant nos réactions inconscientes, nous imaginons qu’il doit lui aussi vouloir nous supprimer ("l’espéranto est orienté vers la suppression des traditions... " (4). On s’attend d’autant plus à un comportement agressif de sa part que, né sans mère, il lui manque le côté sensible, la compréhension, la compassion. Il ne peut qu’être brutal. Sa fureur d’être exclu va se déchaîner contre les langues maternelles, ses rivales, et ce qu’il voudra agresser, en attaquant ma langue, c’est moi, moi dont il est jaloux parce que j’ai une mère et suis normal.


Le lecteur trouvera peut-être outrée une telle vision affective et fantasmatique de l’espéranto. C’est pourtant celle que nous a révélée une série d’entretiens cliniques qui fera l’objet d’une publication ultérieure (5). Pour en vérifier la réalité, le lecteur est invité à laisser une personne de sa connaissance dérouler devant lui le fil des métaphores que lui suggère le mot espéranto. Il sera étonné de la séquence d’images et de contenus affectifs qui apparaîtront ainsi. Tout se passe comme s’il existait au fond de bon nombre d’entre nous une zone d’angoisse et de défense susceptible d’être mise en émoi par la découverte qu’il existe une langue réputée artificielle, ce qui est interprété, non pas, suivant l’étymologie, comme "faite avec art", mais comme "contre-nature". Il n’en faut pas plus pour inhiber le processus intellectuel normal, qui consisterait à raisonner tranquillement en commençant par examiner les faits, puis en les analysant par référence à d’autres réalités comparables.


Un autre aspect du complexe réside probablement dans le désir inconscient de se protéger contre les risques du dialogue direct, avec perception immédiate des affects. On parle souvent de barrières linguistiques en oubliant que la fonction d’une barrière est de protéger. L’homme tient à ses opinions, à ses illusions, à son échelle de valeurs. Il sent confusément que les vues de ses voisins, et plus encore des sociétés lointaines, risquent de le remettre en question. Mieux vaut ne pas être confronté directement à l’Autre. Le jeune Japonais qui, dans My travels in Esperanto-land (6), raconte son tour du monde a été profondément bouleversé, voire traumatisé, par les conversations directes avec tous ces gens à la mentalité totalement différente avec lesquels l’espéranto lui a permis de dialoguer en profondeur. L’anglais ne présente pas ce risque, parce que sa maîtrise est limitée à une certaine couche sociale et que, pour des raisons d’ordre psycholinguistique qu’il serait trop long de développer ici (7), il ne donne pas aux non-anglophones la possibilité d’un dialogue aussi spontané et aussi nuancé que l’espéranto. Ce besoin de maintenir en place des barrières protectrices est selon toute vraisemblance un élément psychique important du "complexe de Babel".


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1. Baudouin, Charles. De l’instinct à l’esprit (Paris : Desclée de Brouwer, 1950), pp. 225-229.
2. Arbaiza, N.D. Foreign Language Annals, 1975, 8, p 183.
3. Emmert, B.D. "Attitudes towards the world language problem as shown by Q-methodology", La Monda Lingvo-Problemo (La Haye : Mouton), 1972, 4, 11, pp. 106-116. Ce chercheur a constaté que les partisans de l'espéranto ne se disinguaient en rien, psychologiquement, d'un échantillon aléatoire de population, si ce n'est que leur score sur l'axe "espérance" était supérieur à celui du groupe témoin dans une mesure statistiquement significative.
4. Acconinti, Domenico. "Les Interventions" in Contri, Manlio, "Eliminer la Tour de Babel", Bulletin européen, 1984, 7 (juil.), p. 5.
5. Piron, Claude. "Un cas étonnant de masochisme social", Action et Pensée, 1991, 19, pp. 51-79, http://perso.wanadoo.fr/enotero/cas_eton.htm.
6. Deguti Kiotaro, My travels in Esperanto-land (Kameoka : Oomoto, 1973).
7. Comparer ce qui est dit de l'anglais au ch. IV de Piron, Claude, Le défi des langues (Paris: L'Harmattan, 1994, pp. 82-88), à ce qui est dit, dans le même ouvrage, de l'espéranto (ch. VII, pp. 173-197.


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