Claude Piron

Espéranto : l’image et la réalité


6. L’espéranto, langue sans culture ?


"L’espéranto n’est pas porteur de culture".(1)
"Préconiser l’espéranto, dépourvu, et pour cause, d’histoire et de littérature".(2)
"L’Europe des cultures : oui, pas celle de l’espéranto".(3)


5.1 Souplesse


L’image courante de l’espéranto est celle d’une langue sans passé littéraire et culturel (4). Il est vrai que l’espéranto est une langue jeune, puisqu’elle a à peine plus d’un siècle d’existence, mais bien des événements peuvent se produire en cent ans sur le plan culturel. En Chine, en 1887, la seule langue écrite était le wenyan, qui diffère autant du chinois écrit actuel que le latin de l’italien. Le chinois littéraire d’aujourd’hui est donc plus jeune que l’espéranto. Pourtant, nul ne lui conteste le statut de langue pouvant servir à la communication. C’est cette langue récente, et non le wenyan séculaire, qui est utilisée à l’ONU et dans les autres organisations où le chinois est langue officielle.


6.1 Littérature


Cela dit, comment juger ? Dire qu’il y a tant d’œuvres littéraires en espéranto ne permet pas de conclure à l’existence d’une culture : il pourrait s’agir d’œuvres dépourvues d’originalité et d’intérêt culturel. Le raisonnement suivant livrera peut-être un début de réponse suffisamment objective. L’espéranto existe depuis tout juste un siècle. Or, il a toujours eu beaucoup plus d’adversaires et de critiques que de sympathisants, surtout dans les milieux intellectuels. En moyenne, sur dix auteurs qui mentionnent l’espéranto, neuf portent sur lui un jugement défavorable. Comme bon nombre de ces critiques reprochent à l’espéranto son absence de littérature, on pourrait s’attendre à voir ces jugements négatifs réfuter les affirmations des rares auteurs qui défendent la thèse d’une valeur culturelle réelle de l’espéranto.


Or, malgré de longues recherches, nous n’avons pas découvert une seule étude qui, partant d’une analyse des œuvres publiées en espéranto, démontre que celles-ci n’ont aucune qualité littéraire et conclue à l’inexistence d’une culture espérantophone. L’ensemble des personnes qui traitent de l’espéranto comprend donc deux sous-ensembles : il y a d’un côté les critiques, dont aucun ne nous dit avoir lu ne fût-ce qu’une seule œuvre littéraire publiée dans cette langue, et de l’autre les personnes qui ont pris la peine d’étudier cette littérature et qui toutes concluent à l’existence d’une culture digne de ce nom. (5) (6) (7) (8) (9) (10).


Ce clivage est particulièrement éloquent si l’on tient compte de la compétence des auteurs pour lesquels l’espéranto est une langue littéraire, porteuse de culture. H. Tonkin, par exemple, est un spécialiste de Shakespeare, professeur de littérature anglaise et recteur, jusqu'à sa récente retraite, de l’Université de Hartford (Connecticut); P. Janton, qui a consacré un chapitre entier à la littérature dans son Que sais-je ? sur l’espéranto (11), est professeur de littérature américaine à l’Université de Clermont-Ferrand; Bajin (ou Bakin; le Larousse en trois volumes transcrit ce nom Pa Kin) est considéré par la plupart des critiques littéraires comme l’un des meilleurs romanciers chinois contemporains (12); or, il est vice-président de la Ligue chinoise d’espéranto et a, maintes fois, exprimé sa totale confiance dans la valeur culturelle de la langue issue du projet de Zamenhof (13).


D’autres faits confirment si besoin était que l’espéranto est bel et bien porteur de culture. C’est ainsi que le Ministère japonais de l’éducation a inscrit la traduction japonaise d’un roman original en espéranto parmi les quatre meilleures oeuvres traduites dont l’étude était recommandée aux jeunes (14).


Enfin, le fait que l’espéranto ait suscité deux formes poétiques sans équivalent dans d’autres langues, dont l’une ne serait d’ailleurs pas transposable dans un autre univers culturel, car elle est liée à la structure particulière de l’idiome, témoigne de la créativité du monde espérantophone (15).


On voit qu’il existe de très fortes présomptions en faveur d’une réelle valeur de la littérature espérantophone. Mais est-ce suffisant pour qu’on puisse parler de culture ?


6.2 Activité culturelle


Commençons par noter qu’il y a, en tout cas, activité culturelle : périodiques spécialisés (il paraît en espéranto trois revues littéraires et une revue de philosophie), rencontres culturelles, cours universitaires donnés en espéranto, etc… Il suffit de parcourir le programme de l’un des grands congrès dits "universels" – le terme festival serait, à notre avis, plus proche de la réalité – pour découvrir la variété des manifestations culturelles qui y sont proposée. Pour prendre un exemple précis, au congrès de Göteborg, en été 2003 (16), les conférences données par des professeurs d'université dans le domaine de leur spécialité allaient de l'explosion des connaissances astronomiques au cours des cinq dernières décennies (Prof. H.M. Maitzen, université de Vienne) à la communication par les membranes cellulaires (E. Parashkeva Bojaghieva, prof. de biochimie à la Faculté de Médecine de Plovdiv, Bulgarie) en passant par les enjeux économiques de la mondialisation (Prof. Lee Chong-Yeong, université de Kyongpuk, Corée). Le congressiste avait également le choix entre plusieurs pièces de théâtre, plusieurs concerts et une présentation de films lituaniens en espéranto.


6.3 Perception du monde


Y a-t-il culture au sens de façon de sentir, d’aborder le réel ? Peut-être cette question n’est-elle pas pertinente dès lors que l’espéranto ne doit être comparé qu’aux systèmes servant à la communication interculturelle. Si, lorsqu’un Finlandais et un Indonésien communiquent en anglais, ils sont marqués par la façon anglo-saxonne de percevoir le monde, qu’ils ont assimilée inconsciemment avec l’étude de la langue et l’entretien de leurs connaissances par la lecture, y ont-ils gagné ou perdu ? Sont-ils eux-mêmes, ou ont-ils été en quelque sorte altérés par la langue qui leur sert de truchement ?


À cet égard, il semble bien que l’espéranto garantisse le maintien de l’identité culturelle grâce à deux particularités. D’une part, sa souplesse donne beaucoup plus de liberté pour l’expression immédiate des concepts. Un Africain qui dit sametnano, "personne de la même ethnie", kaprejo, "enclos-où-l’on-met-les-chèvres", frateta, "fraternel", mais uniquement dans le sens de "propre aux frères cadets" (fraternel en général se dit frata) dispose d’une langue plus maniable, pour les concepts typiquement africains qu’il veut rendre, que s’il s’exprimait en français ou en anglais. D’autre part, l’espéranto est marqué par son substrat interculturel : forgé par des interactions entre personnes des peuples et des cultures les plus diverses, qui ont peu ou prou laissé leur empreinte dans la langue, il s’est adapté à l’expression des mentalités les plus dissemblables.


Cela dit, tout donne à penser qu’il existe bien un apport culturel propre à l’espéranto, dans le sens envisagé ici. Comme l’a souligné Pierre Janton, "bien qu’il ne soit pas une langue maternelle, il n’est pas non plus une langue étrangère. Chez l’espérantophone mûr, il n’est jamais ressenti comme un idiome étranger". (17)


Ce fait a d’importantes conséquences. La communication par l’espéranto est une expérience psychologique sans équivalent. Se retrouver avec un Yougoslave, un Chinois, un Iranien et un Suédois dans un groupe où personne n’a le sentiment de parler une langue étrangère et où tout le monde se comprend est un vécu qui marque définitivement et qui modifie par lui-même la manière de sentir et de percevoir le monde, d’où le sentiment de solidarité qui relie spontanément les espérantophones.


Dans chaque contact par l’espéranto, les usagers de la langue vivent une expérience qui les réunit, puisqu’ils se sentent tous participants de ce même "miracle", mais qui, bien malgré eux, les sépare du reste du monde, étranger à ce type de vécu. Leur solidarité est parfois ressentie par le monde extérieur comme une exclusion et ce sentiment explique sans doute en partie les réactions affectives négatives que suscite si souvent l’espéranto. Si compréhensible qu’elle soit, cette réaction n’est pas pour autant justifiée : il n’y a pas exclusion, puisque toute personne qui le désire peut faire l’expérience; mais il est vrai que celui qui n’apprend pas la langue ne saura jamais ce que représente ce vécu.


Notons incidemment que le chercheur soucieux d’aborder le monde de l’espéranto avec conscience professionnelle est obligé de se familiariser avec l’idiome qui est utilisé. S’il assiste à des réunions internationales et se mêle aux "indigènes" – comment, sans cela, étudier sérieusement le milieu ? – il est lui aussi modifié par le vécu. Il ne sera donc pas objectif, après. Mais l’avait-il été, avant ? Peut-on porter un jugement objectif sur une réalité que l’on se garde de rencontrer ?


Quoi qu’il en soit, pareille expérience, sans équivalent dans les autres univers culturels, trouve son expression dans toutes sortes de productions : littérature, cabaret, chansons "auto-satiriques", etc... Elle est généralement associée à un idéal de respect de l’identité culturelle et linguistique de chacun, ainsi qu’à une haute valorisation du dialogue et des relations humaines.


Toute culture a des racines historiques et les valeurs qui viennent d’être citées se rattachent à la motivation de Zamenhof, ancrée elle aussi dans un vécu : l’affectivité d’un enfant sensible traumatisé par les haines interethniques qui formaient la trame de sa vie quotidienne dans sa ville natale, quadrilingue, de Bialystok. Quelque chose de ces affects s’est transmis par le biais de ses discours et de ses textes à une partie relativement importante de la diaspora espérantophone. On sait que des idées du type "notre raison d’être est d’offrir un terrain neutre aux participants aux conflits; nous avons une vocation historique à la médiation" font partie de l’image patriotique que le Suisse a de son pays, mais qu’une partie de la population helvétique a une position critique à l’égard de cette image de marque, trop belle pour être vraie. Une dialectique analogue se retrouve dans la mentalité de la collectivité que nous étudions : l’exaltation d’un idéal de dialogue entre égaux, et, par réaction, la critique parfois très satirique de la réalité espérantiste. Si l’on tient compte de tous ces faits, il paraît difficile de nier que l’espéranto ait engendré une culture particulière, au sens de "façon de sentir".


Ce qui différencie cette culture des autres, c’est qu’elle ne modifie en rien l’identité ethnique et linguistique de base. Les espérantophones ne sont pas des cosmopolites comme le sont, par exemple, certains fonctionnaires internationaux. Ils sont très enracinés dans leur culture locale, ce dont témoigne le fait que beaucoup sont patoisants ou attachés à leur langue régionale (19). L’espéranto est une des rares langues autres que le français dans laquelle on puisse se procurer un vocabulaire breton. (20)


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1. Coste-Floret, Alfred, in "Lettres reçues", Bulletin européen, 1984, 7 (juil.), p. 7.
2. Lalanne-Berdouticq, Philippe. ibid., p. 9.
3. Deprez, Christian. "L’Europe des cultures : oui, pas celle de l’espéranto", La Dernière Heure, 19 avril 1984.
4. La question de la valeur culturelle de l'espéranto est traitée en détail dans Piron, Claude "Culture et espéranto".
5. Tonkin, Humphrey. Code or Culture : the Case of Esperanto (Philadelphie : University of Pennsylvania, 1968). Tonkin, Humphrey. "An introduction to Esperanto studies", Esperanto Documents, 1976, n° 6 A.
6. D.B. Gregor. "The Cultural Value of Esperanto", Esperanto Documents, 1979, n° 19 A.
7. Wood, Richard E. "A voluntary non-ethnic, non-territorial speech community" in Mackey, W.F., et Ornstein, J., réd. Sociolinguistic Studies in Language Contact (La Haye, Paris et New-York : Mouton, 1979), pp. 433-450.
8. Hagler, Margaret. The Esperanto Language as a Literary Medium (thèse de doctorat de l’Université de l’Indiana, 1971).
9. Auld, William. "The development of poetic language in Esperanto" Esperanto Documents, 1976, n° 4 A.
10. Silfer, Giorgio. "La letteratura esperanto : un fenomeno unico", Parallèles (Genève : Université, École de traduction et d’interprétation), 1982, 5, pp .19-21.
11. Janton, Pierre. L’espéranto (Paris : Presses universitaires de France, 2ème éd., 1977), pp. 93-111.
12. Liu Wu-chi et Li Tien-yi. Readings in contemporary Chinese Literature (New Haven : Yale, Institute of Far Eastern Languages, 1953), pp. XX-XXI.
13. voir p.ex. Ba Jin, Autuno en la printempo (Pékin : El Popola Cinio, 1980). L’avant-propos contient un texte de l’auteur intitulé "J’aime l’espéranto" (pp. XII-XIII).
14. Esperantlingva Verkista Asocio, Dua Bulteno, 1985 (fév.), p. 7.
15. Il s’agit de l’unuverso de G. Maura (voir p.ex. La Nica Literatura Revuo, 1960, p. 161) et de la rime "schizoschématique", comme l’a dénommée le Prof. Ullman, de la Southern Illinois University (Ullman, P. "Schizoschematic Rhyme in Esperanto", Papers on Language and Literature, 1980, 16, pp. 430-438).
16. 88-a Universala Kongreso de Esperanto, Kongresa Libro.
17. Janton, Pierre. "La résistance psychologique aux langues construites, en particulier à l’espéranto", Journée d’étude sur l’espéranto : Actes (Paris : Université de Paris VIII-Vincennes, Institut de linguistique appliquée et de didactique des langues, 1983), p. 70.
18. L’auteur d’une des grammaires les plus connues de dialecte suisse alémanique – Baur, Arthur. Schwyzertüütsch - Grüezi mitenand (Winterthur : Gemsberg-Verlag, 1977) – a longtemps été le rédacteur de la revue Svisa Esperanto Revuo. Autre témoignage : l’article en wallon de Dodet, ch. "Inte di nos seuy-ti dit – L’esperanto", Vers l’Avenir, 9 mai 1984 (texte favorable à l’espéranto paru dans la page dialectale "Chîjes èt paskéyes" de ce quotidien namurois).
19. Il existe en espéranto une anthologie catalane de 401 pages : Kataluna antologio (Barcelone : Editorial Ibèrica, 1931). L’écrivain espérantophone Jaume Grau Casas a également publié en catalan (p. ex. Del Parnàs dels Pobles).
20. Erwan ar Menga. Deskomp esperanteg (Rennes : Hor Yezh, 1978). Cet auteur a également publié en espéranto une traduction de son récit en breton Priz an Daspren (Saint-Brieuc : Les Presses Bretonnes, 1982, 111 pages); voir à ce sujet la critique très favorable du Prof. D.R. Gregor dans Esperanto, 1985, 78, (janv.), p. 15.


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