Claude Piron

Face à Babel : plaidoyer pour l'objectivité


Étrange société que la nôtre! Elle pourrait assurer entre personnes de langues dif-férentes une communication gratuite, fluide, n'exigeant guère d'efforts, mais elle s'en garde bien. Au niveau interétatique, elle se complaît dans des systèmes d'une lourdeur désespérante qui coûtent les yeux de la tête pour un résultat de piètre qualité. Chez l'homme de la rue, elle favorise le handicap: en voyage ou dans ses contacts avec l'étranger, un individu sain et intelligent se comporte comme un débile, communiquant par gestes ou balbutiant un baragouin primitif sans rapport avec son niveau culturel. L'injustice sévit partout: certains occupent une position confortable, alors que leurs partenaires sont placés dans une situation d'infériorité, acculés à une expression inefficace, sans nuance, souvent risible. Pauvre Mme Helle Degn! Cette Danoise venait à peine d'assumer ses fonctions ministérielles quand elle a ouvert une séance internationale en disant «I'm at the beginning of my period» (1). Croyant dire: «Je suis au début de mon mandat», elle a dit en fait: «C'est le début de mes règles»...


Mythes et illusions


Plutôt que de regarder les réalités en face, la société s'adonne aux mythes et aux illusions. Par exemple, elle répète que l'anglais permet de communiquer partout. En fait, «il ressort d'une enquête récente que la proportion de personnes capables de comprendre correctement l'anglais [en Europe occidentale] se situe sensiblement en-dessous des prévisions les plus pessimistes puisqu'elle se limite à quelque 6% de la population» (2). On ne veut pas voir que les langues sont trop difficiles pour pouvoir être apprises à l'école jusqu'au niveau souhaitable. Les milliers d'heures d'étude et de pratique de l'anglais que Mme Degn a derrière elle ne l'ont pas prémunie contre l'impair précité, et les milliers d'heures que M. Sommaruga, Directeur général du Comité international de la Croix Rouge, a consacrées à l'étude de notre langue ne l'ont pas empêché de dire l'autre jour à la radio: «Nos délégués sont des zéros» («héros») (3).


Savoir une langue, c'est avoir mémorisé et transformé en réflexes un bon million de petits détails dépourvus de valeur communicative, mais qu'on est tenu de respecter si l'on veut formuler sa pensée selon les exigences de la langue considérée. Si nous parlons correctement notre langue, c'est grâce à un entraînement de tous les instants poursuivi pendant des années à l'âge le plus favorable, avec une forte motivation (imiter correctement pour ne pas être ridicule), après quoi nous n'avons cessé d'entretenir l'acquis par un exercice ininterrompu. Dans le cas d'une langue étrangère, cette mise en place de réflexes arbitraires dépasse les forces d'une personne normale. Aussi les barrières linguistiques sont-elles bien plus épaisses que le discours courant ne le laisse croire. Les cas d'excellente communication sont l'exception. En règle générale, quand des personnes de langues différentes doivent s'expliquer, l'intercompréhension est nulle, ou médiocre, ou pénible, ou extrêmement onéreuse.


À l'Union européenne, avant l'arrivée du suédois et du finnois, l'obligation de tout traduire en neuf langues avait déjà amené le coût du mot dactylographié à 2 FF, et ce dans un réseau d'institutions qui traduit 3,6 millions de mots par jour (4). Est-ce éthiquement admissible quand on manque d'argent pour tant d'activités socialement productives? Souvent, la communication est à la fois coûteuse et imparfaite: c'est le cas en particulier de l'interprétation simultanée, qui comporte toujours un grand nombre de déperditions et de faux-sens. Il n'y a pas à dire, face à Babel notre société se débrouille très mal.


Une tendance fondamentale préside à la formulation de la pensée


On n'aboutira à une solution raisonnable que si l'on prend la peine d'observer la réalité, en commençant par la base: les processus naturels sous-jacents à toute verbalisation. Pour les élucider, il faut étudier le langage de l'enfant, les fautes des étrangers et les effets sur le langage d'un relâchement dû à l'alcool, à une médication ou à une forte émotion. Toutes ces situations révèlent que la tendance la plus puissante et la plus naturelle de l'être humain cherchant à s'exprimer consiste à généraliser les structures ou éléments linguistiques préalablement assimilés. Il est naturel de dire, à tort, ununderstandable au lieu d'incomprehensible: on a assimilé la structure un---able et on la généralise. L'étranger qui dit vous disez au lieu de vous dites ou irrésolvable au lieu d'insoluble suit la pente naturelle de son système nerveux. Mais cela le met dans une situation d'infériorité, dont profite celui qui peut utiliser sa propre langue. Le Parlement européen l'a reconnu: «Quiconque s'est donné la peine d'apprendre une langue étrangère sait que le vrai multilinguisme est une chose rare. (...) La langue maternelle est la seule dont on maîtrise toutes les nuances. Nul doute que l'on est politiquement plus fort lorsqu'on parle sa propre langue. S'exprimer dans sa langue confère un avantage sur celui qui doit, de gré ou de force, utiliser une autre langue» (5).


Dans ces conditions, on peut légitimement s'étonner du manque de dignité dont font preuve la plupart des peuples. Pour dire «pieds» en anglais, le fonctionnement naturel du cerveau conduit à foots. Mais il faut dire feet. Pourquoi le monde entier accepte-t-il de bloquer son mouvement spontané pour s'incliner devant un caprice arbitraire, étant donné que la forme foots transmet parfaitement toute l'information voulue?


Certes, défigurer une langue aux traditions séculaires pour l'adapter à nos tendances profondes serait un crime contre la culture. Mais est-ce une raison pour réprimer le jeu spontané du flux nerveux, nous désavantager, nous incliner servilement devant des coutumes capricieuses qui nous sont étrangères et qui nous dictent d'en haut comment nous devons parler?


Une communication de qualité n'en demande pas tant. L'observation des situations interculturelles révèle en effet les avantages remarquables qu'il y a à adopter, de préférence à l'anglais, au français ou à l'interprétation simultanée, une langue qui respecte à 100% la tendance naturelle du cerveau à généraliser toute structure linguistique. Une telle langue existe. Elle s'appelle «espéranto».


Dans cette langue, si vous avez appris le pluriel, vous jouissez d'un sentiment absolu de sécurité: vous ne ferez jamais de faute de pluriel, parce que vous savez qu'il ne peut pas y avoir d'exception. Si vous avez appris que -as marque le verbe au présent et -e la manière, vous savez que vous pouvez appliquer ces terminaisons à n'importe quel concept. En français, le droit de dire «vous chantez admirablement» n'autorise pas à dire «vous musiquez bellement», bien que, conceptuellement, les deux idées soient parfaitement parallèles. En espéranto, «vi muzikas bele» est aussi correct que «vi kantas admirinde». Poètes, humoristes et amoureux se délectent de cette liberté langagière. L'absence de pièges est profondément satisfaisante, parce que l'usager se sent respecté: ici, la langue est faite pour l'homme, et non l'homme pour la langue. Or, cette liberté est le fruit de la rigueur: le cadre grammatical de l'espéranto, limité à ce qui est nécessaire et suffisant pour la communication, est d'une rigueur absolue, vivement appréciée par les juristes et les scientifiques. Forgée par un siècle d'usage mondial, cette langue est bien adaptée aux exigences de la communication interculturelle. Celui qui, en Asie, a l'occasion d'assister à des réunions entre Chinois, Coréens et Japonais sait que les séances en espéranto sont bien plus satisfaisantes pour les participants, à tous égards, que celles qui recourent à l'anglais ou à l'interprétation simultanée (6).


Il est profondément regrettable que la culture générale de l'honnête homme du vingtième siècle ait incorporé, au sujet de l'espéranto, toute une série de calomnies qui débouchent sur un profond mépris aboutissant à une exclusion a priori. Ce tabou explique la réaction de surprise que l'on obtient lorsqu'on cite une série de faits comme les suivants (7):


- Depuis 1985, il ne s'est pas passé un seul jour sans que l'espéranto n'ait été, quelque part dans le monde, la langue d'un congrès, d'une rencontre ou d'une session internationale.


- La population espérantophone compte au moins dix Prix Nobel, dont Reinhard Selten, qui a reçu ce prix en décembre 1994. De deux choses l'une, ou les usagers de l'espéranto sont beaucoup plus nombreux qu'on ne le croit généralement (quelle est la proportion de Prix Nobel par rapport à l'ensemble de la population?) ou ils constituent une élite intellectuelle digne d'intérêt.


- Radio Pékin et Radio Polonia (Varsovie) émettent respectivement quatre et six fois par jour en espéranto, Radio Vatican deux fois par semaine.


- Cent deux espérantophones africains ont participé au Deuxième Congrès togolais d'espéranto, du 23 au 26 septembre 1994, à Tsevie.


- Si la firme belge Aqua Systems a réussi à placer son matériel dans bon nombre de localités chinoises, c'est grâce aux contacts qu'elle a eu dans le pays en espéranto.


- Le PEN-Club international a admis le 10 septembre 1993 une section d'écrivains espérantophones.


Ces faits ne représentent qu'un tout petit échantillon d'une réalité multiforme, mais ne devraient-ils pas mettre la puce à l'oreille? Nous avons affaire à un phénomène sociolinguistique d'une autre ampleur que ce que laissent entendre les médias, les encyclopédies et les manuels de linguistique.


Pas d'objectivité sans comparaison


La supériorité de l'espéranto par rapport aux systèmes rivaux apparaît avec force à tout chercheur qui accepte de se rendre sur le terrain pour comparer les diverses formules dans la pratique (8). Pour transmettre le contenu de 25 pages à simple interligne à tous les États membres, l'ONU dépense 20.000 dollars et a besoin d'au moins six jours (9). Dans la même situation, l'Association universelle d'espéranto transmet l'information sans délai et sans dépenser un sou. Certes, les deux méthodes nécessitent un apprentissage linguistique préalable. Mais dans le cas de l'ONU, les délégués éthiopiens, japonais ou afghans ont dû étudier l'anglais à raison de cinq heures par semaine dix années durant, puis compléter ce lourd investissement par une étude intensive ou des séjours linguistiques propres à les hisser au niveau nécessaire, alors que leurs compatriotes utilisant l'espéranto n'ont fait un effort comparable que pendant dix mois.


«Qui veut trouve un moyen, qui ne veut pas trouve une excuse», dit-on en Orient. Si les États voulaient vraiment que les barrières linguistiques cessent de nous gêner, ils s'emploieraient à diffuser l'espéranto, qui est là, à la portée de tous, et dont les qualités sont faciles à vérifier. On se plaint souvent du faible niveau des jeunes en langues étrangères. Or, «les résultats d'expériences pédagogiques montrent qu'un cours d'espéranto organisé dans une optique propédeutique améliore considérablement le succès des élèves dans l'étude des langues étrangères», constate le groupe de travail sur l'espéranto du Ministère finlandais de l'éducation (10), confirmant les résultats de nombreuses recherches faites indépendamment. Si l'on voulait vraiment que la jeunesse communique sans considération de frontières et jouisse d'un bon niveau culturel, on tirerait parti d'une telle possibilité. Mais le veut-on vraiment?


Les discours exaltant la diversité culturelle, le bon usage des ressources financières et la qualité de la vie sont aussi nombreux qu'éloquents. Hélas, en pratique, nos dirigeants acculent les populations à s'inféoder à la culture anglo-saxonne, engloutissent des sommes astronomiques dans le gouffre de Babel et se moquent allègrement de l'aisance et du bien-être des citoyens confrontés à la barrière des langues. Ce comportement est névrotique: préférer des systèmes compliqués, désagréables, injustes et coûteux quand on a sous la main un moyen simple, plaisant, équitable et gratuit relève de la psychopathologie. Or, le seul moyen de se défaire d'une névrose réside dans la prise de conscience. Ne serait-il pas temps d'exiger des autorités une étude honnête de la solution «espéranto», par exemple dans le cadre d'une analyse «efficacité / coût» des divers systèmes de communication linguistique?


Par ailleurs, les langues locales et nationales méritent d'être protégées contre le rouleau compresseur anglo-saxon. A cet effet, un instrument linguistique réservé à la communication internationale et n'appartenant à aucun peuple apparaît tout indiqué. Ceux qui en doutent pourraient méditer l'extrait suivant d'un journal californien: «Sur Internet, les groupes d'échanges sont, dans une proportion écrasante, aux mains des Américains, à une exception près: le forum Usenet soc.culture.esperanto, que ne domine aucun pays, aucune langue» (11). Ne vaut-il pas la peine de se demander si le tabou qui frappe l'espéranto ne nuit pas à nos intérêts à tous, et, surtout, à ceux de nos enfants?


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1. Jyllands-Posten, 14 janvier 1994; Sprog og erhverv, 1, 1994.
2. Mark Fettes, «Europe's Babylon: Towards a single European language?» History of European Ideas, 1991, 13, 3, pp. 201-202.
3. Radio Suisse Romande I, «L'invité de la rédaction», 1er novembre 1995, 7 h 50.
4. Roman Rollnick, "Word mountains are costing us a fortune", The European, 20-22 décembre 1991, p. 6.
5. Parlement européen, Rapport sur le droit à l'utilisation de sa propre langue, 22 mars 1994, p. 10.
6. Cours et Etudes de Linguistique contrastive et appliquée, n° 66 (Vincenne: Université de Paris-8, 1986), pp. 3-7.
7. Les références permettant la vérification figurent dans: Centre canadien des droits linguistiques, «Une solution à étudier: l'espéranto», Vers un agenda linguistique: regard futuriste sur les Nations Unies, Ottawa, Faculté de Droit, 1995 (Colloque des 25-27 mai 1995, Document provisoire), pp. 76-77.
8. On trouvera dans: Claude Piron, Le défi des langues (Paris: L'Harmattan, 1994) une comparaison chiffrée (p. 299) et graphique (p. 301) des quatre systèmes couramment appliqués à la communication linguistique internationale: ceux de l'ONU, des multinationales, de l'Union européenne et des organisations espérantophones.
9. Joint Inspection Unit, Evaluation of the Translation Process in the United Nations System, (Genève: ONU, 1980, document JIU/REP/80/7), Tableaux 7 et 9.
10. Opetusministeriön Esperantotyöryhmän Muistio (Helsinki: Ministère de l'éducation, 1984), p. 28. On peut demander à l'Institut de Cybernétique de l'Université de Paderborn une importante bibliographie sur la valeur propédeutique de l'espéranto, intitulée Propädeutischer Wert der "Internacia Lingvo".
11. Steve Belant, «Leaders Of Asia Fear Internet», Sacramento Bee, 7 mars 1996, p. B-7.


Revue de politique indépendante