Claude Piron

Lettre aux députés européens


(Envoyée à tous les membres francophones de la commission constitutionnelle)


Monsieur le Député,


L'observation de la vie quotidienne des institutions européennes montre que la tendance actuelle va dans le sens d'un usage de plus en plus vaste de l'anglais, même au détriment de l'interprétation et de la traduction. On l'a vu notamment pour les négociations avec les pays de l'Est, auxquels l'anglais a été imposé sans égard pour la démocratie et sans respect pour les traditions locales. Dans la plupart de ces pays, les langues utilisées dans les relations internationales ont toujours été l'allemand et le français. L'obligation de négocier en anglais, en limitant arbitrairement le nombre de négociateurs potentiels, a privé ces pays d'un confort linguistique qu'un véritable esprit démocratique leur aurait assuré.


A sa séance du 16 mars, la Commission constitutionnelle traitera du rapport n° 2003/2227 REG. Dans ce texte, M. Gianfranco Dell'Alba évoque l'intérêt qu'une langue comme l'espéranto pourrait présenter pour l'Europe unie. Or, deux parlementaires allemands, MM. Michael Gahler et Ingo Friedrich, proposent de supprimer cette mention, au motif que l'espéranto porterait atteinte à la diversité linguistique et culturelle de l'Europe, et qu'il n'est pas porteur de culture.


En fait, l'espéranto est porteur de culture. Cette affirmation peut paraître surprenante, mais il s'agit d'un fait vérifiable. Vous pouvez le contrôler en vous reportant à l'article "Culture et espéranto".


Ensuite, contrairement à ce qu'affirment MM. Michael Gahler et Ingo Friedrich, l'espéranto est un garant de la diversité culturelle dans un monde de plus en plus imprégné de culture anglo-saxonne. Le simple fait que les polyglottes soient plus nombreux parmi les personnes qui ont appris l'espéranto dans l'enfance ou la jeunesse que dans un échantillon aléatoire de population de même niveau social, où la seule langue étrangère connue est presque toujours l'anglais, confirme que son influence s'exerce dans le sens de l'encouragement à la diversité. Cela n'a rien d'étonnant, puisque cette langue est née de la volonté de favoriser l'épanouissement de toutes les cultures nationales et régionales tout en résolvant de façon simple et démocratique le problème de la communication entre allophones. N'appartenant à aucune nation, l'espéranto les respecte toutes et n'en privilégie aucune. Il est d'ailleurs défendu essentiellement par des personnes et des associations qui font de la sauvegarde de la diversité culturelle leur objectif prioritaire. Quiconque a eu des contacts avec le monde de l'espéranto sait que la sensibilité linguistique et identitaire y est plus aiguë que dans la population en général.


Dans ces conditions, éliminer la mention faite par M. Dell'Alba serait contraire à l'objectivité et à l'esprit démocratique. Ce serait d'autant plus choquant qu'elle n'est assortie d'aucune proposition concrète. C'est pourquoi j'ose croire que vous vous prononcerez en faveur de son maintien.


Je vous en remercie d'ores et déjà et vous prie d'agréer, Monsieur le Député, l'assurance de mes sentiments les plus déférents.


Claude Piron, auteur de l'étude "Le défi des langues" (Paris: L'Harmattan, 2e éd. 1998) et de "Communication linguistique - Étude comparative faite sur le terrain", Language Problems and Language Planning, vol 26, 1, Spring 2002, pp. 23-50