Claude Piron

Réponse à l'intervention de M. F.Nizery

(conseiller pour les questions culturelles à l'Office de Coopération EuropeAid à la Commission européenne)


Mme Campogrande a bien raison de lutter pour que soient respectés les principes qui, dès le début, ont régi l'emploi des langues. Mais la lutte n'aboutira pas si l'on élude la question des causes de ce non-respect. Elles sont multiples :


- Il y a une politique délibérée des pays anglo-saxons, révélée par Robert Phillipson dans "Linguistic Imperialism" (Oxford : University Press, 1992), notamment un accord confidentiel visant à faire de l'anglais l'unique langue utilisée partout dans le monde pour les relations internationales, le but ultime étant d'en faire l'unique langue "sérieuse" de notre planète, les autres étant progressivement réduites à l'état de dialectes.

- Il y a l'inconscience d'une bonne partie des victimes des pressions anglo-saxonnes, qui renforcent cette politique en répétant que l'anglais a de facto le statut de langue de communication et qu'il ne sert à rien d'aller à contre-courant.

- Il y a un fait d'ordre pratique: une langue intermédiaire est commode. Quand un Slovène qui a appris l'allemand et l'italien doit négocier ou travailler avec un Finlandais qui a appris l'anglais et le suédois, leur multilinguisme ne leur est d'aucun secours, il leur faut un intermédiaire, traducteur ou interprète.


J'ai beaucoup de sympathie pour Mme Campogrande, mais je crains qu'elle néglige une considération importante : quand il y a décalage entre la réalité juridique et la réalité tout court, c'est en général cette dernière qui finit par l'emporter. La sagesse est de trouver une modification de la réalité juridique qui réponde aux besoins de la réalité "in situ". L'histoire des langues nous montre que dans les situations interculturelles où la nécessité de communiquer se fait sentir avec force il est fréquent que naisse une langue-truchement. Autrement dit, la fonction crée l'organe. Le pidgin de Nouvelle-Guinée, l'indonésien, les créoles antillais en sont des exemples, mais l'anglais en est peut-être un lui aussi, comme le suggèrent ses caractéristiques de langue très créolisée, notamment la disparition des terminaisons. L'espéranto est né de ce même besoin : des gens tout simples, n'ayant pas le temps et les moyens d'apprendre les langues des grandes nations, vivant souvent dans des pays "provinciaux" (Lituanie, Mongolie, Islande, Brésil...), assoiffés de contacts avec le vaste monde, se sont emparés du projet de Zamenhof, et, en l'utilisant pour communiquer d'un bout à l'autre de la planète, l'ont transformé, en un peu plus d'un siècle, en une langue vivante. Le germe proposé par le jeune Zamenhof a rencontré une aspiration très puissante diffuse dans une partie de la population de notre planète, et l'a fécondée.


Quand, Monsieur, vous dites qu' "il (l'espéranto) demeure victime de sa prétention au statut de lingua franca", vous vous fondez sur une image sans rapport avec la réalité. L'espéranto n'a aucune prétention. Il est là, disponible. Efficace et psychologiquement très satisfaisant pour qui a pris la peine de l'apprendre. Mais laissant ceux qu'il n'intéresse pas se débattre dans les contradictions de leurs systèmes de communication. Le respect d'autrui est l'une des caractéristique du monde de l'espéranto.


Chacun est libre de choisir sa solution, fût-elle aberrante, ou masochiste, du moment que cela ne fait de mal à personne d'autre (évidemment, par le biais des coûts, des complications, des frustrations, des inégalités, des efforts mentaux exigés de millions de jeunes pour des résultats médiocres, les systèmes linguistiques dominants ne sont pas sans faire de mal, mais nous pouvons provisoirement ne pas nous appesantir sur ce point).


Autre malentendu : vous dites : "l'unicité linguistique est en soi un non-sens, un concept aberrant qui ignore le b.a.- ba de toute construction culturelle et de toute entreprise humaine, à savoir la pluralité fondatrice, la relation à l'Autre, l'indispensable regard de l'Autre et sur l'Autre pour toute communauté humaine, linguistique et culturelle, qui prétend simplement survivre." L'expression d' "unicité linguistique" ne s'applique pas à l'espéranto tel que je le connais. L'espéranto respecte toutes les langues. Si un Italien, un Espagnol et un Grec estiment qu'il est pour eux plus commode de communiquer en français qu'en toute autre langue, aucun partisan de l'espéranto ne leur en fera grief. L'espéranto n'est pas là pour s'imposer si on peut se passer de ses services, sa raison d'être a toujours été uniquement d'offrir une solution quand il n'y en a pas d'autre qui soit aussi satisfaisante pour les intéressés. L'expérience prouve que, dans cette fonction, il réussit très bien. Et s'il en est ainsi, c'est parce que ce qui l'a engendré, c'est précisément "la pluralité fondatrice, la relation à l'Autre, l'indispensable regard de l'Autre et sur l'Autre". C'est sans doute pourquoi il a réussi à donner naissance à une "communauté humaine, linguistique et culturelle" qui survit remarquablement bien, depuis cent seize ans qu'on annonce chaque semaine sa mort prochaine.


J'ai vécu et travaillé dans plusieurs milieux internationaux parallèles, l'un utilisant le multilinguisme avec traduction et interprétation, un deuxième l'anglais, un troisième l'espéranto, un quatrième le baragouinage, les gestes, les sabirs et le Broken English. Je peux donc témoigner en connaissance de cause. S'il y a un milieu où la relation à l'Autre et le regard de l'Autre et sur l'Autre ont une place prépondérante à tout moment, c'est bien la collectivité espérantophone. Il ne faut pas oublier que c'est un foisonnement d'interactions entre gens de toutes cultures, de tous milieux sociaux (à part les très riches), de toutes religions et idéologies qui a progressivement créé l'espéranto d'aujourd'hui (qu'il est fallacieux - comme on le fait hélas couramment, apparemment sans le moindre souci d'honnêteté intellectuelle - de ramener au projet publié en 1887 par Zamenhof.). Mon expérience est que, quand les gens parlent anglais, ou quand ils sont contraints de passer par des intermédiaires, l'Autre est beaucoup moins lui-même.


Quand un homme à profonde voix de basse parle un russe élégant, et que l'assemblée entend une voix féminine aigrelette ou un ténor mal à l'aise trébucher sur ces phrases littéraires, l'Autre n'a pas beaucoup de chances d'être perçu tel qu'il est. La même remarque vaut pour les situations où l'on utilise l'anglais : le filtre de la culture anglo-saxonne s'interpose comme une lentille déformante, et très souvent le locuteur ou le rédacteur s'efforce de s'aligner sur le modèle américain ou britannique, trahissant ainsi son identité profonde. Il donne l'impression d'être déguisé, de porter un vêtement taillé pour un autre corps que le sien. Ces distortions ne se présentent jamais dans le monde de l'espéranto. Chacun s'y exprime avec son accent, sa manière de manier la langue, les comparaisons et proverbes de son terroir, chacun est lui-même et tout le monde est à l'aise, puisque, la langue étant étrangère pour tous, elle ne l'est pour personne. Or, avec ce respect foncier de l'identité de chacun, le miracle est quotidien : c'est le seul milieu où, sans avoir recours à sa langue maternelle, on se sent aussi bien que si on l'employait (cela tient à des raisons neuropsychologiques impossibles à résumer ici).


Personnellement, j'ai beaucoup appris de cette présence constante de l'Autre très Autre dans ce milieu. L'espéranto est, de toutes les langues du monde, celle dont le substrat est le plus largement interculturel. Les habitudes linguistiques japonaises, chinoises et russes ont autant imprimé leur marque sur la langue que les habitudes françaises et allemandes. Et le caractère réellement mondial de la "diaspora" espérantophone y assure constamment une rencontre avec l'Autre qui n'a d'équivalent nulle part. Je n'ai pas fait de recherche statistique, mais lorsque je travaillais en Asie orientale, j'ai assez fréquenté les usagers de l'espéranto pour pouvoir dire sans risque de me tromper que la proportion de shintoïstes, taoïstes et boudhistes est bien plus grande dans ce milieu-là que dans le monde francophone ou germanophone, de même que la proportion de personnes de tradition chrétienne ou occidentale est plus grande au sein de l' "espérantophonie" mondiale que dans un milieu strictement chinois ou coréen.


Chacun est plus en relation avec des Autres vraiment Autres que dans les autres milieux où je me suis trouvé. Vous invoquez également le fait que l'espéranto a peu de locuteurs. Ce n'est un inconvénient que dans l'immédiat. S'il était officiellement recommandé, sa facilité aurait vite fait d'y remédier (j'avais plus d'aisance en espéranto au bout de six mois qu'en anglais au bout de six ans. Voir la section "Multiplication contre addition" de mon article "Et si l'on prenait les handicaps linguistiques au sérieux ?").


Vous terminez en évoquant : "LA LUTTE DE L'ESPÉRANCE CONTRE L'EXPÉRIENCE".


Personnellement, je ne vois pas pourquoi opposer ces deux termes. Ma lutte pour la justice linguistique est marquée par l'espérance, mais aussi par mon expérience. Ce n'est pas une lutte pour gagner, c'est une lutte pour faire prendre conscience, pour offrir un trésor à ceux qui veulent bien, et qui ont assez de rigueur intellectuelle et de sens démocratique pour ne pas juger et condamner avant d'avoir ouvert le dossier, mais je respecte sans problème le refus a priori des autres. Mon espérance, c'est que nos frères humains aient assez de bon sens pour ne pas chercher midi à quatorze heures pendant des siècles encore, affolés qu'ils sont apparemment à l'idée de regarder ce qui se passe à côté de chez eux. Quoi qu'il en soit, merci de m'avoir fait connaître votre opinion. Vous croyez que l'action pour l'espéranto fait le lit de l'anglais, je crois pour ma part que le multilinguisme sans correctif le fait bien davantage. Nos perceptions divergent et c'est bien normal. Je respecte la vôtre, bien que je la sente fondée sur une image de l'espéranto qui n'a rien à voir avec sa réalité. Nul doute que vous voudrez bien respecter la mienne.


Bien cordialement,
Claude Piron